Le Petit Observateur
AFP
Petit voyage dans le temps pour démontrer comment la peur est un instrument de nos dirigeants pour étouffer la dissidence et assouvir les masses. Celui qui ne connait pas l'Histoire est condamné à la revivre...
1. Présent : la nouvelle rhétorique de l'imminence
Depuis quelques années, le débat public européen est saturé d'avertissements martiaux. L'idée d'une attaque russe imminente s'est imposée comme un motif quasi automatique dans les discours officiels. Un climat d'urgence permanente transforme la prudence diplomatique en faute morale, et toute voix appelant à la désescalade se retrouve aussitôt suspectée de faiblesse, d'angélisme, voire de « munichisme ».
« La Russie est devenue une menace pour la France et l'Europe », déclarait Emmanuel Macron, appelant à « ne pas être faibles face à cette menace ».
Pour Kaja Kallas, « l'Europe est attaquée » et évolue dans un monde où « le danger augmente chaque jour ».
Ursula von der Leyen martèle que Moscou « croit pouvoir survivre à l'Ukraine, à l'Europe et à tous ses alliés ».
Raphaël Glucksmann assure que « nous sommes seuls face à la guerre en Ukraine, seuls face à Poutine », déplorant que l'Union européenne n'ait pas « basculé en économie de guerre ».
Ce registre alarmiste s'appuie moins sur des faits établis que sur une stratégie discursive éprouvée : faire de la menace extérieure l'outil central de la mobilisation politique. Une mécanique ancienne, qui n'a cessé de se transformer au fil des décennies. Et une mécanique paradoxale : alors même que les gouvernements prétendent lutter contre les théories du complot, ils recyclent sans vergogne les ressorts du « style paranoïaque » décrit par l'historien américain Richard Hofstadter, suspicion généralisée, dramatisation permanente, et narration d'un ennemi omniprésent qui agit dans l'ombre.
2. Retour en arrière : 1981, le « retour des chars soviétiques »
À l'approche de l'élection présidentielle de 1981, une partie de la droite française agite avec insistance le spectre d'un effondrement national en cas de victoire de François Mitterrand. Affiches chocs, éditoriaux alarmistes et discours radiotélévisés installent une imagerie apocalyptique : une « France livrée à Moscou », des ministères infiltrés, et même un scénario où « les chars du Pacte de Varsovie » pourraient un jour défiler sur les Champs-Élysées.
Cette rhétorique n'était pas seulement implicite : elle fut explicitement formulée par Michel Poniatowski, ancien ministre de l'Intérieur, pour qui l'arrivée de la gauche représenterait un « basculement irréversible » face au bloc soviétique. D'autres responsables évoquèrent un pays « ouvert aux chars du Pacte de Varsovie ».
La peur rouge version 1981 fonctionne comme une prophétie autoentretenue : plus on annonce la catastrophe, plus l'idée semble plausible. Le procédé est déjà bien rodé : utiliser la menace extérieure pour discréditer un adversaire intérieur. Un mécanisme que l'on retrouvera, sous d'autres formes, dans les décennies suivantes.
3. Deuxième flashback : McCarthy, Goldwater et la première grande vague de peur rouge
Dans les années 1950, la « peur rouge » américaine atteint son apogée. Le sénateur Joseph McCarthy transforme l'anticommunisme en méthode de gouvernement moral : suspicion généralisée, accusations sans preuve, mise à l'index. Toute voix discordante devient suspecte, dans une logique implacable : dissentiment = trahison potentielle.
Barry Goldwater, dans les années 1960, hérite de cette matrice idéologique. Durant la campagne présidentielle de 1964, il insiste sur la menace d'une infiltration communiste et transforme la prudence diplomatique en faiblesse morale. L'idée qu'un compromis avec l'URSS serait une forme de capitulation s'impose dans le débat public.
Richard Hofstadter analysera plus tard cette atmosphère comme l'expression d'un « style paranoïaque » typiquement américain : une manière de structurer la politique par la peur, l'exagération et la suspicion.
Une logique que l'on retrouve aujourd'hui, transposée dans d'autres registres : qu'il s'agisse de l'URSS hier ou de la Russie contemporaine, la rhétorique reste la même.
4. L'« estampille munichoise » : une diabolisation transhistorique
La référence à Munich (1938), où la Grande-Bretagne et la France cédèrent les Sudètes à Hitler pour éviter la guerre, dépasse depuis longtemps l'événement historique. Elle est devenue un code moral, un outil rhétorique pour disqualifier toute position jugée trop prudente.
Exemples :
États-Unis, années 1950-1960 : McCarthy et Goldwater assimilent modérés et pacifistes à des « appeasers ».
Le général Curtis LeMay, reproche frontalement à John F. Kennedy de ne pas lancer immédiatement une attaque aérienne massive contre Cuba. En substance, il disait : « C'est presque aussi grave que la politique d'apaisement de Munich. ».
Guerre du Vietnam, années 1970 : les critiques de la guerre sont accusés de « munichisme ».
Guerre d'Irak, 2003 : l'administration Bush présente les sceptiques comme de nouveaux « Chamberlain ».
Europe, 2022-2025 : toute voix appelant à la désescalade face à Moscou est implicitement soupçonnée de faiblesse, parfois même de complicité.
La force de l'étampille munichoise est de transformer une position stratégique en faute morale. Elle traverse l'histoire sans perdre de son efficacité : de McCarthy à Macron, de Goldwater à l'actuelle diplomatie européenne, Munich sert toujours de clé pour lire la politique à travers le prisme de la peur et de la culpabilité.
Conclusion : la peur recyclée
En observant cet arc historique à rebours, de McCarthy à Macron, du maccarthysme au conflit russo-ukrainien, on voit que la figure de la menace, qu'elle s'appelle URSS, Russie de Poutine ou « menace hybride », sert depuis un siècle de boussole idéologique et d'arme argumentative.
Qu'elle prenne la forme d'une peur rouge, d'une alerte militaire ou de l'estampille munichoise, elle poursuit toujours le même travail : réduire la complexité, imposer l'orthodoxie, étouffer la dissidence et maintenir la population dans un état d'alerte permanente.
Paradoxalement, ceux qui prétendent aujourd'hui « lutter contre le complotisme » reprennent à leur compte l'imaginaire même du complot : un ennemi tentaculaire, omniprésent, animé d'une intention malveillante et toujours au bord de frapper.
Les chars n'arrivent jamais.
Mais la peur, elle, revient toujours.
Sources :
. Historytoday : Munich dans la guerre froide
. Academic: de Munich, à Suez et d'Irak
