10/12/2025 reseauinternational.net  6min #298610

Comment guérir quand le monde est en feu

par Caitlin Johnstone

Chloé m'écrit par courriel au sujet de mon récent article  «Ne laissez pas l'Empire vous manipuler et vous faire croire que vous êtes impuissant» :

«Ce que vous avez dit sur ce qu'il faut faire lorsqu'on se sent impuissant m'a vraiment marquée... que l'on peut toujours contribuer à éveiller les consciences et guérir intérieurement. J'ai une question concernant ce dernier point. Comment guérir au milieu d'un monde en flammes  ? Comment se sentir en sécurité quand on réalise que le monde est tout sauf cela  ? Que le moindre confort coûte la vie et la souffrance à d'innombrables personnes  ? Comment guérir et se sentir en sécurité quand tout n'est que... souffrance... précarité et sentiment d'être au bord du gouffre  ? Prendre conscience de ces réalités est terrifiant... et semble être l'antithèse même de la guérison. Comme si la sécurité ne pouvait advenir que lorsque les monstres et l'enfer seront vaincus, ce qui n'arrivera probablement pas de notre vivant  ? Il semble que vous ayez déjà compris cela.» «Je suis curieuse de savoir comment m'y prendre.»

Chère Chloé,

Je pense qu'il est important de préciser d'emblée que la guérison et le sentiment de sécurité sont deux choses différentes. Guérir, ce n'est pas fuir les émotions désagréables, c'est les affronter pleinement et les ressentir intensément. Une fois le travail sur soi accompli et la guérison amorcée, on a tendance à se sentir mieux, mais le véritable travail de guérison commence dans l'inconfort. C'est là que le bât blesse.

Guérir, c'est découvrir une part de soi qui s'est exprimée inconsciemment, encore et encore, tout au long de sa vie : en s'énervant, en se contrariant, en se sentant impuissant, en se figeant, en se repliant sur soi, en paniqué. On commence alors à prêter attention à la manière dont ces comportements inconscients se manifestent en soi (que ce soit dans ses actions extérieures ou dans sa souffrance intérieure), et on s'interroge profondément sur les mécanismes en jeu.

La guérison consiste à remonter à l'origine de ce mécanisme de défense, à la toute première fois où vous avez ressenti cette émotion, généralement durant l'enfance, lorsque vous étiez petit et vulnérable et que vous avez inventé cette façon de vous défendre, une façon que vous avez conservée depuis. Nos dysfonctionnements internes ne sont généralement que d'anciennes stratégies pour gérer des menaces perçues, mises en place très tôt dans notre vie puis oubliées. Ces stratégies ont continué à influencer notre psychisme depuis les profondeurs de notre subconscient, longtemps après être devenues inadaptées et néfastes.

La guérison consiste à écouter cette petite voix intérieure qui a fait de son mieux pour vous protéger toutes ces années d'une menace perçue qui n'existe plus, car vous n'êtes plus un enfant. Vous êtes adulte maintenant et vous n'êtes plus confronté aux mêmes menaces qu'enfant (ou plus probablement, que vous imaginiez ou non). Mais une partie de votre cerveau n'a pas encore intégré ce changement.

Alors, vous laissez cette partie de vous-même vous parler, vous l'écoutez, vous l'aimez, vous la remerciez de vous avoir défendu toutes ces années, mais vous lui faites comprendre que tout va bien maintenant. Elle peut partir. La compassion pour votre petit moi ignorant vous submerge et, dans tout cet amour, vous vous pardonnez la première fois, et toutes les fois suivantes où vous vous battiez contre des ombres qui n'existaient plus.

Dans ce flot de compassion, le mécanisme se dissout. Parfois, son énergie s'évacue littéralement par la bouche sous forme de rot, de haut-le-cœur, de frisson ou de claquement de dents, mais d'autres fois, elle se fond simplement en vous. Vous vous sentez mieux, tout simplement, et vous savez que c'est parti car vous ne retrouverez plus cette sensation si vous essayez d'y revenir.

Ce qui caractérise la guérison, c'est qu'elle ne laisse qu'une absence, elle ne se met donc pas en avant. Il se peut même que vous ne vous rendiez pas compte de vos progrès pendant un certain temps. Pourtant, plus vous persévérez, plus le tumulte dans votre tête s'apaise et plus le monde réel commence à se révéler.

Vous devenez moins réactif et moins susceptible de provoquer involontairement des drames autour de vous. De manière générale, vous vous sentez plus heureux et plus léger.

Mais vous constatez aussi - et cela nous ramène au cœur de votre question - que sous ce nouvel angle, le monde paraît bien moins effrayant. Vous comprenez que les monstres qui règnent sur notre monde ne sont pas tant des monstres que de petits enfants dotés d'un pouvoir démesuré, qui agissent inconsciemment en fonction de leurs mécanismes de défense. Les souffrances qu'ils infligent sont réelles et terrifiantes, mais au fond, ce sont des êtres humains qui reproduisent un schéma très humain. Dans ce contexte, c'est compréhensible. Vous avez vous-même constaté des choses similaires ; il ne s'agit donc pas d'une menace étrangère et incompréhensible.

On constate également à quel point les gens sont prévisibles lorsqu'ils sont prisonniers de leurs schémas de réaction. C'est le cas de nos dirigeants. Ils ne surprennent ni ne suscitent l'inspiration ; ils sont d'une monotonie ennuyeuse et soumis à leur conditionnement psychologique, et leur comportement est prévisible. Malfaisant, certes, mais prévisible lui aussi.

La prévisibilité est également une caractéristique du noyau impérial dans son ensemble. On observe son incapacité à changer de cap, même lorsque la poursuite de ces schémas ne sert plus les intérêts de l'empire. Les dirigeants de l'empire se croient si habiles, mais ils sont englués dans la répétition incessante des mêmes manœuvres. C'est une faiblesse majeure. Ils nous annoncent leurs prochains coups des années à l'avance, et ils n'y peuvent rien.

Par ailleurs, cette nouvelle clarté permet d'interagir avec le monde tel qu'il est. On ne gaspille plus son énergie à combattre les fantômes du passé. Une colère saine se rallume, prête à nous insuffler une action inspirée, en phase avec le présent. Vous retrouvez votre intuition, libérée des névroses et de la paranoïa, et pouvez ainsi évoluer plus efficacement dans le monde. Vous retrouvez vos désirs sains, vos envies irrésistibles et vos refus catégoriques, et vous pouvez prendre rapidement de bonnes décisions, et rectifier le tir avec aisance si nécessaire.

La propagande impériale exploite nos peurs, nos loyautés tribales, nos insécurités et notre sentiment d'impuissance acquise pour nous contrôler avec une efficacité redoutable, comme si elle avait implanté des leviers dans notre cerveau. En désactivant ces leviers, vous devenez une menace pour le système. Vous redevenez un être humain libre, n'agissant plus de façon stéréotypée et prévisible, mais en fonction des besoins du moment. C'est un véritable pouvoir.

Nous n'avons donc absolument pas besoin d'attendre que les tyrans soient vaincus et que nous nous sentions en sécurité pour entamer notre chemin de guérison. En réalité, commencer ce travail de guérison véritable nous rend bien plus efficaces dans la lutte contre l'empire, et ce travail commence ici, au cœur même de cette situation complexe et inconfortable. Il suffit de sincérité, de vulnérabilité, d'humilité et de courage pour faire les premiers pas.

source :  Caitlin Johnstone via  Marie-Claire Tellier

 reseauinternational.net