Par Arnaud Develay et Ksenia Voytas
La journaliste Ksenia Voytas s'entretient avec l'avocat international Arnaud Develay.
JOURNALISTE: Premièrement, je voudrais dire que je suis très heureuse de faire votre connaissance. Vous avez construit une carrière incroyable et vous êtes reconnu comme un défenseur des droits de l'homme dans le monde entier. Je vous propose de commencer notre conversation par le Donbass, que vous avez visité à plusieurs reprises. Pourriez-vous me dire combien de fois vous y êtes déjà allé ?
ARNAUD DEVELAY: Huit fois au total, dans le Donbass et en Novorossia.
JOURNALISTE: Huit fois ? Wow !
ARNAUD DEVELAY: J'ai visité la DPR quatre fois, la LNR deux fois, Kherson une fois et Zaporizhzhia deux fois.
JOURNALISTE: Et vous avez participé à des documentaires, oui ?
ARNAUD DEVELAY: Oui, la dernière fois c'était en février 2025.
JOURNALISTE: Vous avez rencontré des gens liés aux actions militaires. Quelle était votre impression de la communication avec eux ? Pouvez-vous décrire ces personnes touchées par le conflit ?
ARNAUD DEVELAY: Vous parlez des civils ou des militaires ?
JOURNALISTE: Des civils, bien sûr.
ARNAUD DEVELAY: Culturellement et anthropologiquement, la population des nouvelles régions m'a beaucoup impressioné. Ce sont des gens « durs au mal », robustes et stoïques, attachés à la terre, à leur mémoire, à leur langue et à leur culture. Rien ne peut changer cela.
C'est une erreur de calcul de la part du régime de Kiev et de ses sponsors occidentaux de penser pouvoir les soumettre: alors qu'en Occident, après 50 à 60 ans de guerres psychologiques et d'ingénierie sociale, la population originelle a été profondément transformée, ces nouvelles régions de Russie reflètent ce que nous étions il y a 60 ans. Cela crée un lien : on retrouve nos racines, notre civilisation européenne qui est aussi russe. On peut espérer qu'il subsiste encore des traces, et que si elles sont préservées et ravivées, tout peut repartir. C'est le seul espoir pour l'Occident.
JOURNALISTE: Lors d'un précédent entretien, vous avez dit que la russophobie en Ukraine a commencé à apparaître après la Seconde Guerre mondiale.
ARNAUD DEVELAY: Non, elle existait déjà sous le régime d'occupation Bandériste. On pourrait même dire que la Russophobie des Britanniques existe au moins depuis la Guerre de Crimée.
JOURNALISTE: Alors, comment identifier le début de la crise entre la Russie et l'Ukraine ? En 2014 ou avant ?
ARNAUD DEVELAY: Disons qu'elle a vraiment commencé en 2004, avec la Révolution orange. Mais les cellules dormantes, le « cancer », existaient déjà depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dès la fin des années 50, la CIA a commencé à cultiver de petits restes de bandéristes vivant en Ukraine. À l'époque, l'Ukraine était une république socialiste sous le pouvoir central de Moscou, donc il était difficile d'agir directement.
Ces gens-là ont toujours existé. Pour beaucoup, ils ont immigré au Canada ou aux États-Unis. John Demachuk par exemple, fonctionnaire au sein d'un camp de concentration, est resté tranquille pendant 25 à 30 ans après son arrivée aux États-Unis dans les années 50. Ce n'est qu'à la fin des années 80 que son dossier a été réactivé. La fin de la guerre froide a rendu possible ces poursuites. Au Canada, (l'ancienne) vice-première ministre (2029-2024), Christia Freeland vient d'une famille de bandéristes : son grand-père était en charge de la propagande sous le régime d'occupation de 1941 à 1945.
JOURNALISTE: Vraiment ? C'est étonnant.
ARNAUD DEVELAY: Tout est lié à travers l'histoire. Ce conflit en Ukraine, au Donbass, dépasse la simple guerre civile européenne — frères slaves contre frères slaves. C'est aussi une guerre de la mémoire : on voit des politiques de destruction des monuments de l'Armée rouge, de suppression de la culture et de la langue russes.
Cette haine a été cultivée par des puissances extérieures depuis longtemps. Le poison a été inoculé lentement jusqu'en 2014. Après quoi, avec la prise de contrôle directe par les Américains, les services de renseignement et le département d'État, sous Victoria Nuland, tout s'est accéleré. La conversation interceptée de Nuland montre qu'elle avait déjà décidé qui dirigerait l'Ukraine. Andrei Derkash, ancien parlementaire ukrainien, a décrit ce système comme une gestion externe («External Control») du pays.
Le Maïdan était ainsi caractérisé par des figures comme celle d'Andriy Parubiy qui vient d'être assassinée récemment. Ce sont elles sur lesquelles les Américains se sont appuyé pour renverser le gouvernement de Yanukovych, et elles imposent idéologiquement aux marionnettes comme Poroshenko ou Zelensky d'agir contre les intérêts du peuple ukrainien.
La colonne vertébrale idéologique post-Maïdan est composée de ces néo-nazis, bandéristes purs et durs : anti-russes avec une historiographie de l'Ukraine totalement fantasmée. Depuis 2014, les manuels scolaires ukrainiens enseignent ainsi une histoire déformée, construite sans base scientifique ou historique.
JOURNALISTE: Et en Ukraine, à l'école, on apprend tout cela ?
ARNAUD DEVELAY: Oui. L'endoctrinement commence avec les plus jeunes. Depuis le début de l'opération militaire spéciale, les Russes sont comparés à des orques (du Seigneur des anneaux)... C'est la même réthorique que les nazis utilisaient vis-à-vis des peuples Slaves, considérés comme des sous-hommes.
JOURNALISTE: Oui, on voit beaucoup d'insultes envers les Russes sur Internet, preuve que cette propagande fonctionne.
ARNAUD DEVELAY: C'est la haine et l'ignorance qui permettent à certaines personnes, souvent frustrées dans leur vie personnelle, de se défouler en blâmant les autres. L'Opération militaire spéciale a deux objectifs : démilitarisation et dénazification. Après la prise de Berlin, l'Armée rouge et ses alliés ont dû procéder à l'élimination de l'idéologie nazie en Allemagne.
ARNAUD DEVELAY: La situation en Ukraine est compliquée. Si le régime actuel reste en place à Kiev, remplacer un idiot par un autre ne changera rien. Les Européens qui s'occupent de ce processus ne veulent pas entendre parler d'une paix honnête. Leurs mensonges à Minsk montrent leur absence de bonne foi.
L'opération militaire spéciale continuera jusqu'à son dénouement final car elle est de nature existentielle pour la Russie. Selon moi, il ne s'agit pas d'occuper toute l'Ukraine mais de sécuriser les zones russophones, tout en évitant un quagmire dans l'ouest. L'éradication du régime en place est cependant essentielle.
JOURNALISTE: Vous avez parlé du deuxième procès de Nuremberg. Pensez-vous qu'un procès similaire soit possible après la fin des opérations militaires ?
ARNAUD DEVELAY: Pour organiser ce type de procès, il faut gagner la guerre. Le Conseil de l'Europe parle actuellement d'organiser un procès contre le gouvernement russe, ce qui relève surtout de la communication politique. L'important est que la société civile prenne des initiatives pour contrer ce narratif, par exemple en organisant un procès des principaux responsables afin de rétablir la vérité : A savoir que l'intervention russe a empêché la commission d'un génocide.
JOURNALISTE: Lors d'un de vos entretiens vous avez évoqué la nécessité de créer de nouvelles institutions internationales. Pensez-vous que ce soit possible aujourd'hui de créer de telles institutions ? Et si oui, comment devraient-ils fonctionner?
ARNAUD DEVELAY: : Oui, cela a été discuté au sommet du groupe de coopération de Shanghai. Modi, Xi Jinping et Vladimir Poutine ont exprimé la necessité d'une nouvelle gouvernance.
Bien que cette gouvernance doive continuer à s'appuyer sur la Charte de l'ONU : souveraineté, non-intervention, respect des particularismes et du droit international, l'institution doit être réformée car sa structure actuelle bloque toute multipolarité. À terme, il faudra peut-être envisager un siège ailleurs qu'à New York, car les États-Unis ne respectent même pas les règles élémentaires de délivrances de visas pour certaines délégations.
De nouveaux centres de pouvoir se créent déjà : BRICS, SCO et autres organisations eurasiatiques. De plus, la politique étrangère américaine pousse à la dédollarisation.
JOURNALISTE: Mais il existe aussi des tensions entre certains pays, comme l'Inde et la Chine.
ARNAUD DEVELAY: Oui, mais il a été affirmé que ces désaccords ne doivent en aucun cas compromettre la relation bilatérale. On peut être en désaccord sur certains points sans remettre en cause l'ensemble.
Les États-Unis ont eu l'opportunité d'exercer un leadership mondial après la chute du Mur de Berlin, mais ont échoué moralement. La puissance excessive peut rendre fou et corrompre un pays, comme on le voit avec l'administration américaine actuelle. Le pays s'est détourné des besoins de son peuple et multiplie des expérimentations dangereuses. Tout empire finit par se corroder de l'intérieur, et les États-Unis, malgré un siècle à peine de puissance, montrent déjà ces signes de déclin.
JOURNALISTE: Jusqu'à présent, je vous ai interrogé comme un avocat, mais maintenant, j'aimerais parler avec vous comme avec un étranger en Russie. Premièrement, quelles villes avez-vous déjà visitées en Russie ?
ARNAUD DEVELAY: J'ai visité Saint-Pétersbourg, bien sûr, Sochi, Ufa, Omsk, et Rostov, qui est un passage obligé pour se rendre dans les Nouvelles Régions.
JOURNALISTE : Les Russes eux-mêmes ne voyagent pas beaucoup en Russie, car le pays est très vaste. Il existe un cliché selon lequel seules Moscou et Saint-Pétersbourg seraient suffisamment développées. Êtes-vous d'accord avec cette idée ?
ARNAUD DEVELAY: Non, absolument pas. C'est un réductionnisme. Tous les grands centres urbains que j'ai visités disposent d'infrastructures bien développées. La stabilité d'un pays aussi vaste repose sur une redistribution équitable des richesses. Dès qu'une région se sent abandonnée, c'est un risque pour l'équilibre national.
L'affirmation selon laquelle seules deux villes recevraient des investissements fédéraux est absurde. Un président doit satisfaire toutes les régions autant que possible. La légitimité du centre dépend de sa capacité à améliorer le quotidien de tous les citoyens russes. Même si je n'ai visité que quelques villes, j'ai du mal à imaginer qu'une ville de plus de 150 000 habitants soit laissée à l'abandon.
La corruption reste un problème, malheureusement. Mais ce n'est pas propre à la Russie. La différence, c'est que le Président russe en a fait un axe de son agenda : en Chine, la corruption peut être punie de mort, mais en Russie, on n'en arrive pas à cela. Il faut cependant être rigoureux et impitoyable sur ce point.
JOURNALISTE: Merci. Et enfin, pourriez-vous décrire la Russie avec un seul adjectif ?
ARNAUD DEVELAY: Je n'utiliserai pas un adjectif, mais un nom : l'Arche. La Russie est avant tout un État civilisationnel capable d'offrir un environnement propice aux peuples qui, pour des raisons historiques ou géographiques, ont été forcés de quitter leur sphère originelle. La Russie leur permet de continuer de célébrer leurs valeurs traditionelles à condition qu'elles ne s'opposent pas à la loi en vigueur. Être Russe n'est pas une question ethnique : c'est un fait transcendental.
JOURNALISTE: Oui, c'est l'esprit de l'âme.
ARNAUD DEVELAY: Exactement. Et c'est fondamental, car beaucoup en Occident n'ont pas intégré ce principe.
JOURNALISTE : Merci beaucoup pour cette conversation, c'était extrêmement intéressant.
Cette entrevue a été envoyée par la journaliste Ksenia Voytas à Mondialisation.ca.
Pour aller plus loin en anglais :
Donbass: The War on Remembrance, Global Research, le 3 janvier 2023.
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Arnaud Develay est un avocat international qui a participé à la défense de l'ancien président Saddam Hussein aux côtés de l'ancien procureur général américain Ramsey Clark. À la suite de l'adoption de la loi César, il a documenté le régime de sanctions illégales imposé à la Syrie alors qu'il vivait à Damas. Arnaud est désormais basé à Moscou et peut être contacté à l'adresse (email protected).
La source originale de cet article est Mondialisation.ca
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