12/12/2025 journal-neo.su  10min #298763

Le rêve européen : des promesses non tenues pour les migrants africains

 Mohamed Lamine KABA,

La réalité vécue par de nombreux Africains en Europe, à l'image des Sud-Africains au Royaume-Uni, révèle un mécanisme d'usure psychologique et économique.

Depuis 1945, l'Europe a façonné l'image d'un continent d'opportunités, de droits sociaux et de réussite individuelle. Pour les Africains, cette vision a nourri des départs massifs, portés par l'espoir d'une vie meilleure. Mais aujourd'hui, la réalité impose un constat tout à fait cruel de précarité sociale, de racisme institutionnel, de déclassement professionnel et invisibilité politique. Du Royaume-Uni post-Brexit à l'Allemagne industrielle en passant par la France des lois migratoires successives, la condition africaine en Occident révèle une mécanique d'exclusion systémique.

L' article de James Durrant paru le 15 novembre au portail SA People est révélateur. Au début des années 2000, Londres représentait le refuge contre les coupures d'électricité, la criminalité et les incertitudes. Vingt ans plus tard, la désillusion est brutale, à la clé, augmentation d'impôts, passeport britannique dévalué depuis le Brexit, difficulté à se loger, sentiment constant d'étrangeté, hausse des coûts de l'énergie, et un climat social de plus en plus hostile aux migrants, même qualifiés. La pinte à 8 £, l'appartement à six chiffres, le salaire rongé par les taxes : le rêve s'écroule dans le quotidien.

Cette situation touche encore plus durement les Africains de l'Ouest, du Sahel ou des Grands Lacs, arrivés sans réseaux, sans capital financier, souvent cantonnés à des emplois sous-payés. Beaucoup n'ont jamais la possibilité de vivre décemment, d'épargner, ni même de se projeter. Une grande partie vit dans l'invisibilité. C'est-à-dire, travail au noir, colocation insalubre, dépendance à des petits boulots instables. De cette logique institutionnelle, se dégage une dynamique conjecturelle violente où l'intégration devient un mythe administratif ; l'exclusion, une réalité sociale.

Les politiques migratoires accentuent cette violence. L'Europe externalise le contrôle de ses frontières, finance des pays tiers (à l'exemple du Maghreb arabe) pour retenir, enfermer, expulser. Les  témoignages documentés par Human Rights Watch décrivent des arrestations arbitraires, détentions inhumaines, refoulements massifs et humiliations infligées à des migrants africains accusés d'une simple intention : « vouloir aller en Europe ». Ce système fabrique des existences en marge, condamnées avant même d'avoir posé un pied sur le continent.

C'est pourquoi, rentrer au pays, comme le font aujourd'hui certains Sud-Africains, devient une forme de libération. Non pas par confort, mais parce qu'il est devenu impossible d'exister dignement dans des sociétés où l'Africain reste un « étranger éternel », surveillé, contrôlé, suspecté. Le retour - travailler à distance, gagner en livres mais vivre au Cap, à Abidjan ou à Dakar - constitue désormais la seule stratégie pour respirer, s'affirmer, se reconstruire. Cet article analyse, sur huit décennies, les paradoxes d'un rêve devenu mirage, et les structures historiques qui produisent le sentiment d'être éternellement étranger.

1945 -1990 : illusion postcoloniale et promesse européenne d'intégration

L'immédiat après-guerre ouvre, pour les ressortissants Sud-Africains comme pour bien d'autres populations du Sud global, une ère d'illusions structurée par la croyance dans un « nouvel espace universel » né des ruines du fascisme/nazisme et consacré par la Charte des Nations unies. Dans le même mouvement, le discours européen sur l'intégration - puis la construction communautaire à partir de 1957 - se présente comme une rupture éthique avec les logiques impériales qui avaient organisé le monde depuis le XIXᵉ siècle. Pour de nombreux Sud-Africains (traumatisés par le système d'Apartheid d'une part, et de l'autre, par l'héritage de celui-ci) qui cherchent éducation, emploi ou asile politique au Royaume-Uni, cette Europe promettait une égalité civique et un horizon moral débarrassé des hiérarchies raciales. Le récit dominant, notamment au cœur de l'idéologie britannique d'après 1948, suggérait que l'empire cédait désormais la place au Commonwealth, espace imaginaire supposé d'égalité, de circulation et de citoyenneté partagée.

Pourtant, cette promesse d'intégration demeure fondamentalement inachevée. L'illusion postcoloniale réside dans le décalage entre la rhétorique universaliste - « une seule humanité, un seul droit » - et les pratiques sociales, juridiques et économiques qui continuent d'hiérarchiser les corps et les mobilités. En Grande-Bretagne, l'installation des Sud-Africains noirs dans les années 1960-1980 se heurte à une  bureaucratie migratoire de plus en plus restrictive, aux pratiques d'embauche discriminatoires, à la ségrégation résidentielle informelle et à l'émergence de discours publics, parfois violents, sur la « préservation du mode de vie britannique ». De fait, l'intégration n'est jamais une réalité politique ; elle devient une fiction administrative que chacun doit négocier individuellement, dans un contexte marqué par la persistance souterraine du  racisme impérial.

Entre 1945 et 1990, l'Europe construit son récit de grandeur morale en proclamant la fin des empires, mais sans démanteler la structure mentale de la suprématie blanche. Pour les Sud-Africains au Royaume-Uni, cette contradiction est l'expérience quotidienne d'un univers postcolonial qui promet l'inclusion tout en organisant subtilement la mise à distance.

1990-2015 : crise économique, politique sécuritaire et montée du racisme structurel

Durant la période 1990-2015, l'Europe entre dans une phase de réajustement profond - économique, social et identitaire - qui modifie radicalement la condition des migrants, notamment ceux venus d'Afrique. Avec l'accélération de la mondialisation, la libéralisation économique et les crises successives, les Etats européens adoptent progressivement des politiques migratoires de plus en plus restrictives. L'ouverture initiale au travail immigré se transforme en stratégie de contrôle et de tri social. La  migration cesse d'être vue comme contribution à la reconstruction ou à la croissance, pour devenir un « problème », « une charge » nécessitant gestion sécuritaire.

Cette transformation s'accompagne d'un durcissement des  lois d'immigration, de conditions de séjour plus rigides, de contrôles renforcés aux frontières, et d'une montée de l'« ethnic profiling » dans les administrations, les forces de l'ordre et sur le marché de l'emploi. Pour de nombreux migrants africains, cela signifie un accès au logement, à l'emploi, aux services publics ou à la protection sociale, marqué par des  obstacles institutionnels constants, des refus, des délais, ou des discriminations cachées.

Sur le plan social, les années 1990 à 2010 voient la montée de discours nationalistes ou xénophobes, de plus en plus portés par des mouvements politiques et des médias qui associent immigration, insécurité et menace culturelle. Ce climat nourrit un racisme structurel, moins spectaculaire qu'une attaque ouverte, mais plus insidieux : ségrégation résidentielle, plafonds invisibles dans l'emploi, marginalisation dans les espaces publics, sentiment permanent d'être « toléré » et non accepté.

En conséquence, le « rêve européen » - égalité, mobilité, amélioration de la vie - pour beaucoup de migrants se transforme en promesse inachevée. Pour ces populations, l'intégration reste une utopie dans la mesure où les structures juridiques, sociales et économiques de l'Europe se reforment autour d'un paradigme de contrôle, de sélection et de hiérarchisation fondée sur l'origine. Ce bouleversement historique, amorcé dans les années 1990, inaugure un modèle d'« inclusion différenciée » : ce n'est plus l'accueil de l'autre, mais l'évaluation de sa valeur - et souvent, sa relégation.

2015-2025 : le rêve fissuré - inflation, Brexit, discriminations mesurables

A partir de 2015, le rêve occidental pour de nombreux migrants africains, particulièrement les Sud-Africains au Royaume-Uni, commence à se fissurer sous l'effet combiné de l'inflation galopante, du choc économique du Brexit et de la montée de discriminations désormais documentables. Le vote de 2016 et la sortie effective de l'Union européenne amorcent une transformation structurelle : le tissu économique, les opportunités d'emploi et le marché de l'immobilier sont profondément perturbés. Selon des estimations, le  Brexit a contribué à une baisse durable de l'investissement des entreprises et à un recul de la croissance productive. Ce qui pèse directement sur l'emploi et la capacité des migrants à stabiliser leur vie.

A cela s'ajoute une flambée du coût de la vie : loyers à Londres ou dans les grandes villes britanniques, montée des prix de l'énergie, hausse des dépenses quotidiennes. Pour beaucoup de familles africaines, le salaire ne suffit plus à couvrir les besoins de base ; épargner, investir, construire un avenir devient illusoire. Dans ce contexte, le statut d'expatrié précaire s'installe - promesse de mobilité sociale abandonnée, reléguée au rang de survie mensuelle.

Parallèlement, la perception et l'expérience de la discrimination se renforcent. Des  études récentes menées auprès de populations d'origine africaine en Europe montrent qu'entre 2016 et 2022 la proportion de ceux ayant subi un traitement discriminatoire dans l'accès au logement, à l'emploi ou à l'éducation a augmenté de manière exponentiellement marquée. Au Royaume-Uni, les migrants nés à l'étranger - et plus encore les Noirs, les Africains - rapportent fréquemment un  sentiment d'exclusion sociale, de profilage, de refus implicites ou explicites d'accès à certains espaces, comme si l'appartenance administrative ne suffisait jamais à effacer la différence.

Dans ce contexte, beaucoup de Sud-Africains comprennent alors que le rêve britannique - stabilité, ascension sociale, accueil - n'était qu'un mirage idéologique. Leurs trajectoires témoignent d'un basculement : des espoirs entamés, des efforts méritoires... mais une réalité faite de survie, d'invisibilité et de rejet institutionnel. Pour eux, le Royaume-Uni cesse d'être une terre promise ; il devient un espace de tensions, de contraintes, d'attente permanente. Et c'est dans ce fossé entre promesse et vécu que s'enracine aujourd'hui la désillusion migratoire.

En peu de mots, de 1945 à 2025, l'histoire montre un paradoxe constant : l'Europe promet l'intégration, mais organise l'exclusion. Les Africains y vivent une double peine : précarité matérielle et déni identitaire. Le rêve occidental n'est toutefois pas mort ; il a été transformé en produit idéologique, vendu comme échappatoire mais vécu comme enfermement. Documenter ces réalités n'est pas un exercice de dénonciation, mais un devoir de vérité : sans reconnaissance des injustices structurelles, aucune réforme n'est possible. L'exigence est simple, irréfutable, universelle : la dignité, la justice et la reconnaissance de l'humanité africaine, partout.

La vérité crue est là : on peut traverser des milliers de kilomètres et rester enfermé dans un statut d'étranger éternel et invisible en Europe occidentale.

Mohamed Lamine KABA, Expert en géopolitique de la gouvernance et de l'intégration régionale, Institut de la gouvernance, des sciences humaines et sociales, Université panafricaine

Suivez les nouveaux articles sur  la chaîne Telegram

 journal-neo.su