13/12/2025 reseauinternational.net  7min #298872

Fragments d'une civilisation, ou le voyage en Italie

par Pepe Escobar

Si l'Occident collectif actuel, divisé, devait un jour avoir une chance d'échapper au Centaure de l'oubli, cette tâche devra incomber à l'État-civilisation occidental par excellence : Pallas Athena Italia.

Dans le chef-d'œuvre de Botticelli, Pallas et le Centaure (1482-1483) exposé à la Galleria degli Uffizi, à Florence, le parallèle entre Florence et Athènes est indéniable, Florence y étant représentée comme la nouvelle Athènes.

Après tout, Pallas Athéna (ou Minerve) est la déesse de la connaissance. Dans cette œuvre, une Florence fleurie - ou Firenze Flora, en référence à un autre chef-d'œuvre de Botticelli, La Primavera - est représentée comme l'emblème par excellence de la civilisation.

Pallas et le Centaure, Botticelli (1482-83).

Le tableau montre une Pallas dominant la violence du centaure, désormais privé de ruse, attribut du renard selon Machiavel. Mais, comme dans toutes les œuvres de Botticelli, le geste de la déesse, qui tire les cheveux de la bête, est assez ambigu. Elle ne le domine pas seulement par la persuasion ou le subtil art de la rhétorique. Pallas/Minerve est ici beaucoup plus forte et même prête à décapiter le centaure de sa hallebarde.

On peut qualifier cette scène d'emblème de la violence civilisationnelle.

Que nous sommes loin des idéaux néoplatoniciens  ! Si Botticelli avait revisité Pallas et le Centaure façon pop art d'Andy Warhol, Pallas/Minerve incarnerait sans doute la puissance de la civilisation italienne, l'État le plus éclairé et le plus influent de l'histoire de l'Occident. Et le centaure, cette perversion de l'artifice qu'est l'Union européenne.

En somme, appelez cela la victoire de Florence-Athènes sur Bruxelles.

Les infinies merveilles de la civilisation italienne

Voilà ce que j'ai vu - appelez cela des vestiges de civilisation - lors d'une mini-tournée à l'occasion de la sortie de mon dernier livre, « Il Secolo Multipolare» [Le siècle multipolaire] qui m'a permis de sillonner les terres italiennes. Les 46 chapitres du livre retracent essentiellement l'année 2024, ultime année de l'«ordre international fondé sur des règles» désormais révolu, et sans doute la toute première année d'une marche irréversible vers un monde multipolaire/multinodal.

Par un heureux hasard, c'est le premier de mes livres à ne pas avoir été initialement lancé aux États-Unis. Sa traduction est en cours, et il sera bientôt publié aussi en Russie.

À partir du 30 novembre, nous avons organisé une série de conférences autour du livre, en collaboration avec l'association pionnière  Italianinformazione, dans le Frioul, près d'Udine, dans l'État libre de Trieste, à Bologne, à Ivrea, dans le Piémont, à Florence, et enfin à Spolète, en Ombrie. Samedi prochain, une conférence spéciale aura lieu à Rome, en présence notamment de l'ancien ambassadeur d'Italie en Chine et en Iran, Alberto Bradanini.

Dès mon arrivée à Venise, le ton était donné : on m'a offert une casquette ornée de l'inscription «Make Roman Empire Great Again» [Rendre à l'Empire romain sa grandeur d'antan]. Le directeur du Washington Circus aurait adoré. Quel empereur pourrait-il bien être  ? Caligula ?

Dans le Frioul, près de la Slovénie et de l'Autriche, j'étais cerné par des bases de l'OTAN, dont beaucoup sont invisibles, car enterrées. Dans le Territoire libre de Trieste, où beaucoup se souviennent avec émotion de la politique non interventionniste de l'Autriche, mes hôtes m'ont éclairé sur la militarisation du port, que l'OTAN entend configurer comme le centre névralgique de l'Intermarium, c'est-à-dire la zone comprise entre la Méditerranée, la mer Baltique et la mer Noire, des eaux qui deviendront, bien entendu, des «lacs de l'OTAN».

À Ivrea, nous avons eu le privilège de visiter le complexe Olivetti durant 8 heures, en compagnie de Simona Marra, une ancienne cadre supérieure, qui nous a présenté avec passion l'une des expériences les plus extraordinaires de l'humanisme industriel dans l'histoire (j'y reviendrai dans un prochain article).

La machine à écrire de Dante. Dans le complexe emblématique d'Olivetti
à Ivrea, dans le Piémont. Photo © P.E.

Firenze-Flora, bien sûr, joue dans une autre cour. Des banderoles dans toute la ville dénoncent les guerres de l'OTAN. Au musée San Marco, un ancien couvent dominicain, une exposition extraordinaire, la première du genre, rend hommage à Fra Angelico, maître de la couleur et de la perspective au début de la Renaissance florentine. L'exposition retrace sa carrière et son dialogue créatif et unique avec d'autres artistes tels que Masaccio, Filippo Lippi, Lorenzo Ghiberti et Luca della Robbia.

Fra Angelico : fresque de l'Annonciation (détail) à San Marco. Photo © P.E.

Les fresques de Fra Angelico du couvent sont des merveilles inestimables alliant foi et créativité. San Marco recèle bien d'autres merveilles. C'est là que l'Académie humaniste de Florence a vu le jour et que fut créée la première bibliothèque publique au monde.

San Marco, Florence : la première bibliothèque publique au monde. Photo © P.E.

Les ossements de Poliziano sont inhumés dans la chapelle. Juste derrière, une sculpture commémore l'«animus in vita» de Savonarole et Jean Pic de la Mirandole. Leurs dépouilles ont peut-être été séparées «post mortem», mais l'amour les a toujours liés, jusque dans la mort.

À Spolète, en Ombrie, après de riches échanges avec les jeunes membres du centre d'études Aurora, les sources du Clitunno émergent des brumes matinales telles un rêve évanescent. C'est là que, selon Virgile, se trouve le cœur de la «lignée italienne». Byron fut très impressionné par ces lieux.

Spoleto, en Ombrie : les sources de Clitunno. Photo © P.E.

Le centre Aurora se consacre à une analyse interdisciplinaire de premier plan associant géopolitique, philosophie, droit, anthropologie et sociologie, et étudie la transition de l'ordre unipolaire à un monde multipolaire marqué par l'émergence d'États-civilisations.

Tels sont les pôles ontologiques, stratégiques et normatifs de l'avenir. Des pôles où l'Italie, en tant qu'État-civilisation, a toute sa place.

Les stoïciens et les humanistes peuvent-ils sauver l'Italie ?

Les conférences, qui ont toutes fait salle comble, ont notamment permis d'aborder avec des Italiens informés ce qui se passe en Russie, en Chine, dans les pays des BRICS, en Asie du Sud-Est, sur les nouvelles routes de la soie et dans les couloirs de connectivité. Autant de sujets généralement ignorés ou déformés par les médias mainstream. D'autre part, l'accès à des informations exclusives fut l'occasion de prendre conscience de la situation déplorable d'un État-civilisation sans pareil, relégué au rôle de néocolonie de l'UE/OTAN.

Sans oublier les incontournables références bibliographiques. On peut notamment trouver dans la meilleure librairie de Venise une collection Bompiani inestimable de tous les fragments des premiers stoïciens (Zénon, Cléanthe et Chrysippe). Et dans la Galleria Immaginaria immaculée de Firenze-Flora, la première rareté Einaudi, un recueil d'écrits humanistes italiens - Pensée et destin - de Pétrarque et Marsile Ficin à Léonard de Vinci et Machiavel.

Pour reprendre les propos de T. S. Eliot, on peut dire que «ces fragments sont restés dans mon esprit»  ! Quant aux fragments de civilisation, l'Italie est jupitérienne. Je poursuis mon périple de Rome vers le sud, en direction de Naples et de la Sicile, en portant le message partagé avec chacun de mes interlocuteurs : si l'Occident collectif actuel, divisé, veut avoir une chance d'échapper au centaure de l'oubli, cette tâche devra incomber à l'État-civilisation occidental ultime : Pallas Athéna Italia.

 Pepe Escobar

source :  Strategic Culture Foundation via  Spirit of Free Speech

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