18/12/2025 ssofidelis.substack.com  7min #299318

Les fantasmes délirants des dirigeants européens

Les chefs d'État de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), dont le président russe Vladimir Poutine (au centre), visitent une exposition culturelle nationale à la veille de leur réunion, à Bichkek, au Kirghizistan, le 26 novembre 2025. Crédit photo © AFP

Par  Vijay Prashad, le 18 décembre 2025

Lors d'un passage à l'université d'Amsterdam, j'ai demandé aux étudiants ce qu'ils pensent de leur ancien Premier ministre et actuel secrétaire général de l'OTAN, Mark Rutte. L'ambiance dans la salle était conviviale et animée. Personne ne semblait lui accorder le respect auquel il prétend. Ils le considèrent comme un homme sans substance qui a occupé le poste de Premier ministre d'octobre 2010 à juillet 2024, soit plus de 5 000 jours, faisant de lui le chef du gouvernement le plus longtemps en poste dans l'histoire des Pays-Bas. Sous sa direction, les Pays-Bas ont cannibalisé leur État providence et renforcé leur arsenal répressif : plus d'argent pour les armes et moins pour la santé des enfants. J'ai abordé le sujet de Rutte non seulement en raison de son mandat aux Pays-Bas, mais aussi pour son rôle à la tête de l'OTAN. Il venait en effet de faire une  déclaration surprenante lors de la conférence sur la sécurité de Munich, le 11 décembre 2025 :

"La guerre est à nos portes". Selon lui, la Russie ramènerait la guerre en Europe, et nous devrions nous préparer à un conflit d'une ampleur comparable à celle qu'ont connue nos grands-parents ou arrière-grands-parents. Imaginez un conflit affectant chaque foyer, chaque entreprise, entraînant destructions, mobilisation massive, millions de personnes déplacées, souffrances généralisées et pertes innombrables.

La perspective évoquée par Rutte d'une guerre totale semble décalée à Amsterdam, une ville de moins d'un million d'habitants qui a accueilli environ 20 millions de touristes en 2024 et en passe de battre ce record cette année. Les rues sont bondées, les musées affichent complet et une ambiance décontractée flotte dans la ville à l'approche de Noël. J'étais à l'université pour m'entretenir avec Chris De Ploeg, auteur de De Grote Koloniale Oorlog [La Grande Guerre coloniale], un classique contemporain en néerlandais, et candidat principal de la formation de gauche De Vonk, qui se présentera aux élections municipales d'Amsterdam l'année prochaine (avec Chris comme candidat principal). Chris est formel : sous le mandat de Rutte, dès qu'il était question de financer des projets sociaux, le gouvernement prétendait ne pas disposer des fonds nécessaires, mais dès qu'il fallait augmenter les dépenses militaires, l'argent affluait comme par enchantement. "La question n'est pas économique, mais politique. Ce sont des choix politiques".

Actuellement, les Pays-Bas  se classent au septième rang des pays de l'OTAN en termes de dépenses militaires. Le pays consacre 24 milliards d'euros par an à son armée, soit 2 % de son produit intérieur brut (PIB) ou 3,7 % de ses dépenses publiques totales (données de 2022). Le pays a atteint l'objectif précédent de 2 %, mais semble loin du nouvel objectif des 5 % du PIB sur les dépenses militaires. Pour y parvenir, les Pays-Bas devraient tripler ces dépenses pour les porter à 60 milliards d'euros. Une telle mesure impliquerait de réduire les investissements publics sur les questions sociales, les soins de santé, l'éducation et les services publics, et d'augmenter la dette publique. Un revirement majeur dans les priorités nationales.

"Sans une gauche forte pour leur mettre la pression, les libéraux et la droite vendront notre État-providence à l'armée",

affirme De Vonk. C'est déjà en cours, et sans des partis comme De Vonk, la militarisation serait déjà bien avancée. Sans eux, Amsterdam ne serait plus une ville touristique et se viderait de sa substance.

L'actuelle maire d'Amsterdam, Femke Halsema, est membre du parti GroenLinks (Gauche verte). Elle pourrait être surprise d'apprendre que si les États membres de l'OTAN, y compris les Pays-Bas, augmentent leur budget militaire de 5 %, cela aura non seulement un impact sur leur politique fiscale, mais aussi une empreinte carbone considérable. Selon une  étude de Scientists for Global Responsibility, tout accroissement de 100 milliards de dollars du budget militaire entraînerait 32 millions de tonnes d'émissions de dioxyde de carbone. Une augmentation de 5 % du budget de l'OTAN l'élèverait à 2 540 milliards de dollars (en 2024, l'OTAN a dépensé 1 150 milliards de dollars). Cette augmentation représenterait 365 millions de tonnes d'émissions de dioxyde de carbone, soit presque l'équivalent des émissions annuelles de pays comme l'Italie ou le Royaume-Uni. Pourtant, la question de l'empreinte carbone liée à une telle augmentation n'a été soulevée par aucun homme politique européen de premier plan.

L'ombre de la guerre

Le lendemain du discours de Rutte, le ministre britannique des Forces armées, Al Carns, a  déclaré au Telegraph :

"Ces 50 ou 60 dernières années, nous avons compté sur les garanties de sécurité des États-Unis. Mais aujourd'hui, face aux menaces multipolaires auxquelles ils sont confrontés, ces garanties pourraient ne plus être aussi solides qu'auparavant". Selon lui, ce parapluie militaire américain a permis au Royaume-Uni d'"externaliser sa létalité à d'autres. Nous devons veiller à augmenter nos capacités offensives". Il a ensuite fait la remarque suivante : "L'ombre de la guerre frappe à nouveau aux portes de l'Europe. C'est la réalité. Nous devons être prêts à nous en défendre. L'OTAN doit garder à l'esprit que, numériquement, nous surpassons largement la Russie".

Deux points méritent d'être examinés : d'une part, la Russie représente-t-elle une menace réelle pour l'Europe  ? Et d'autre part, l'Europe peut-elle vraiment "surpasser" la Russie ?

Mi-novembre 2025, le ministre allemand des Affaires étrangères, Boris Pistorius, a  déclaré au Frankfurter Allgemeine que la Russie pourrait attaquer l'Europe dès 2028, voire 2029, et que certains experts militaires estiment même que nous avons connu notre dernier été en paix. Quelques semaines plus tard, le président russe Vladimir Poutine a assisté au sommet de l'Organisation du traité de sécurité collective à Bichkek, au Kirghizistan, où il dément toute intention d'attaquer l'Europe. Il a  qualifié de "mensongères", "absurdes" et "ridicules" de telles idées. Interrogé par les journalistes sur les intentions d'envahir l'Europe au-delà de l'Ukraine, Poutine a répondu :

"Nous n'avons jamais eu l'intention de le faire. Mais s'ils veulent une confirmation de notre part, alors nous le ferons. Sans hésiter".

En d'autres termes, la Russie se dit prête à donner des garanties formelles. La Russie a non seulement déclaré ne pas avoir l'intention d'envahir l'Europe, mais aussi n'avoir aucune raison ni aucun intérêt à le faire.

Le langage belliqueux s'avère dangereux. La Russie est une puissance nucléaire et n'hésitera certainement pas à recourir à ces armes si elle est menacée. Mais au-delà de cette réalité, les pays européens ont eux-mêmes admis ne pas avoir les moyens de mener une guerre prolongée. En mars 2024, l'ancien ministre britannique des Forces armées, John Spellar, a  déclaré au Parlement que le Royaume-Uni ne pourrait résister qu'à dix jours de conflit, tandis que la commission de la défense britannique a estimé qu'il faudrait de nombreuses années pour constituer des stocks suffisants de munitions. Les forces combinées des armées de l'OTAN, même sans les États-Unis, sont peut-être en mesure de résister à une invasion russe. Et la Russie serait suicidaire de tester le bouclier nucléaire de la France et du Royaume-Uni.

La guerre menace-t-elle vraiment  ? Ou ces discours belliqueux ne sont-ils qu'un prétexte pour des politiciens obsolètes tels que Rutte, Carns et Pistorius de s'accrocher à un semblant de pertinence dans un monde en mutation  ? Il est grand temps que des individus comme Rutte cèdent la place à des personnalités comme De Vonk, De Ploeg, Lugthart, Chiappino, Van Eck, Moek, Heijnis, Schreuders, Boelsums et Veldhuyzen, qui s'intéressent à l'humanité. Pas aux fantasmes d'une guerre éternelle.

Traduit par  Spirit of Free Speech

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