
par Mounir Kilani
Sanctionner une opinion sans procès : l'UE l'a fait. Se taire : la Suisse l'a choisi. Le cas Nathalie Yamb révèle une liberté d'expression sous condition.
L'Union européenne, gardienne autoproclamée des valeurs libérales, sanctionne une voix africaine libre. La Suisse, elle, contemple le spectacle avec la neutralité déconcertante de quelqu'un qui regarderait brûler sa propre maison. Point final.
L'Union européenne ne discute plus : elle punit.
Elle ne réfute pas : elle bannit.
Elle ne démontre pas : elle sanctionne.
Le dialogue des Lumières, décidément, a fait place à l'administration des ténèbres.
En inscrivant Nathalie Yamb sur sa liste noire sans procès, sans débat contradictoire et sans décision judiciaire, Bruxelles franchit un seuil aussi inquiétant qu'élégamment contourné : celui où la dissidence politique se mue en simple dossier à classer, et la parole en délit d'opinion commode. Derrière le paravent raffiné de la «lutte contre l'ingérence russe», se joue une opération de discipline idéologique - un avertissement, délicatement rédigé au Journal officiel, à l'attention de toutes les voix africaines qui s'obstineraient à ne pas réciter le catéchisme occidental.
Quant à la Suisse, patrie historique de la neutralité, des libertés et de l'État de droit, elle assiste à l'asphyxie politique de l'une de ses ressortissantes avec une passivité qui frise l'art de l'effacement. Visiblement, lorsque la parole devient dangereuse, la démocratie européenne sait se transformer en une mécanique du silence, huilée et efficace.
Des sanctions contre des idées : quand le crime d'opinion redevient une politique
Il existe des sanctions pour punir des crimes.
Et il en existe désormais, plus modernes, pour neutraliser des discours.
Le cas Nathalie Yamb appartient, avec une clarté confondante, à cette seconde catégorie.
Officiellement, l'Union européenne invoque la désinformation, les ingérences étrangères et l'ombre russe en Afrique - motifs solennellement publiés au Journal officiel de l'UE en juin 2025. On l'y accuse de «soutenir la Russie» et d'utiliser «le langage de Moscou». Officieusement, elle cible une figure un peu trop visible, un peu trop libre, un peu trop suivie pour être tolérée dans un paysage politique soigneusement aseptisé.
Le message est limpide, brutal, et assumé avec une certaine fierté bureaucratique : certains discours sont désormais illégitimes par nature. Même sans infraction, même sans preuve, et surtout, même sans juge.
Une trajectoire qui dérange l'ordre narratif - crime de lèse-récit
Nathalie Yamb n'est pas une émeutière numérique surgie des bas-fonds des réseaux. Suisse de naissance, formée en Europe, parfaitement intégrée au sérail occidental, elle aurait pu opter pour la carrière confortable des plateaux télévisés, des ONG subventionnées ou du consulting en «bonne gouvernance». Elle a préféré, par un curieux égarement, faire exactement l'inverse.
Depuis des années, elle démonte méthodiquement la présence militaire française en Afrique, les mécanismes néocoloniaux repeints en coopération, l'hypocrisie occidentale sur la démocratie et les droits humains - bref, elle touche à l'architecture du récit autorisé.
Son véritable crime n'est pas son ton, mais son audience. Elle parle à une jeunesse africaine qui ne croit plus aux sermons venus de Paris, Bruxelles ou Washington. Et cela, l'Union européenne ne le pardonne pas - on tolère la critique, mais pas l'efficacité.
La sanction comme instrument de répression politique : l'art d'éviter le débat
En juin 2025, Bruxelles sort l'arme lourde de son arsenal administratif : interdiction de circulation, gel des avoirs, exclusion financière, mise au ban.
Aucun acte d'accusation.
Aucune audience publique.
Aucune preuve exposée.
Quelle élégante économie de moyens judiciaires !
Nous ne sommes plus dans l'État de droit, mais dans un «droit d'exception géopolitique», où la sanction remplace le débat, et où le gel de compte tient lieu d'argumentation.
Le signal, sobre et efficace, est le suivant :
- À Nathalie Yamb : vous êtes neutralisée.
- Aux autres voix dissidentes : préparez-vous, la liste s'allonge.
La Suisse : neutralité ou lâcheté institutionnelle ?
Le scandale ne s'arrête pas à Bruxelles. Il commence aussi à Berne - dans le silence feutré des couloirs helvétiques.
La Suisse, si prompte à donner des leçons de droits humains au reste du monde, n'a pas levé le petit doigt pour défendre l'une des siens. Pire encore : des banques suisses, telles que PostFinance ou UBS, ont gelé ou fermé ses comptes, anticipant avec zèle des représailles secondaires... alors même que Berne n'avait pas formellement adopté ces sanctions.
Certes, la Suisse n'est pas membre de l'Union européenne.
Certes, elle n'est pas juridiquement liée.
Mais politiquement ? Moralement ? Historiquement ?
Son silence est un aveu à peine voilé : la neutralité, décidément, s'arrête où commence l'embarras.
La liberté d'expression sous condition d'obéissance - petit manuel d'utilisation
L'affaire Yamb révèle une réalité désormais incontournable : la liberté d'expression occidentale est une liberté à géométrie variable, soigneusement alignée sur la carte des intérêts.
- Critiquer Moscou ? Autorisé, encouragé, parfois même financé.
- Critiquer Bruxelles, Paris ou Washington depuis l'Afrique ? Suspect, surveillé, et bientôt sanctionné.
- Être africain, souverainiste et influent ? Intolérable.
Ce que l'UE combat n'est pas la désinformation, mais bien l'insubordination intellectuelle - un délit de divergence, en quelque sorte.
Un précédent toxique, ou comment banaliser le bâillon
Nathalie Yamb est clivante. Parfois dure. Parfois excessive. Elle ne cherche pas le consensus. Mais le véritable problème est ailleurs : peut-on, en Europe, bannir une personne pour ses opinions sans procès, sans preuve et sans débat public ?
Si la réponse est oui - et elle semble l'être -, alors plus aucun journaliste, chercheur ou militant critique n'est à l'abri. Yamb a été la première citoyenne suisse visée ; elle a depuis été rejointe par l'ex-colonel Jacques Baud, pour le crime d'analyse critique sur l'Ukraine. Le «cas Yamb» n'est plus une exception : c'est un mode d'emploi.
On ne bâillonne pas une génération - malgré les apparences
En sanctionnant Nathalie Yamb, l'Union européenne croit avoir réglé un «problème». En réalité, elle n'a fait que confirmer tous les soupçons.
Elle a démontré, avec une clarté presque pédagogique, que la liberté est tolérée tant qu'elle reste décorative, que la dissidence est acceptable tant qu'elle reste inaudible, et que la démocratie est célébrée tant qu'elle ne dérange pas l'ordre narratif.
On peut fermer des frontières.
Bloquer des comptes.
Geler des avoirs.
Mais on ne sanctionne pas impunément une conscience déjà éveillée.
Et encore moins une génération entière qui a cessé de croire aux contes édifiants - et préfère, décidément, écrire les siens.
Neutrality Studies / Pascal lottaz et Nathalie Yamb - Entretien
