Journal dde.crisis de Philippe Grasset
29 décembre 2025 (21H15) - Après avoir beaucoup dépensé de cellules grises et projeté de pensées très diverses et exotiques pour dessiner l'avenir, il est temps de constater que nous sommes arrivés dans la zone où l'on peut enfin voir dans la réalité des faits, - si on la reconnaît, - nombre d'éléments permettant d'élaborer de fermes conclusions sur les causes et les conséquences de l'épisode ukrainien. Nous choisissons toujours une de nos sources favorites pour cet exercice, l'une des très rares qui ne nous a jamais déçu ni conduit sur des chemins de fortune pleins d'embûches mirobolantes victorieusement tournées pour déboucher sur des impasses.
L'on verra alors que les constats que nous relevons correspondent à une tendance générale qui nous satisfait notablement et qui s'accordent à ce que nous percevons de la situation générale, et à ce que nous jugeons de l'évolution de la GrandeCrise. Il n'y a rien de vraiment nouveau dans tout ce qui nous est dit parce que tout a été dit sous forme d'hypothèses, - le bon, le moins bon, l'éreintant et l'exécrable, - depuis les presque-4 ans que dure ce conflit. Mais nous ne cherchons pas, ni une surprise, ni du sensationnel, mais le reflet des grandes tendances de la marche de la métahistoire qui nous importe. C'est en effet bien dans ce domaine de la métaphysique du monde, qui est la seule façon d'exprimer la GrandeCrise pour se hisser à sa hauteur, que nous voulons nous situer.
Contexte général
Bien que notre propos soit de nous attacher précisément au rôle et au "jeu" de Poutine durant cette crise, il n'est pas inutile de tracer d'abord un tableau général de la nouvelle situation ainsi obtenue, qui est en train de se fixer à la lumière du succès complet que la campagne ukrainienne constitue pour la Russie. Nous confions bien entendu cet éclairage à Alexandre Mercouris , toujours impérial dans cette sorte de travail.
« Nous n'assistons pas à la fin du conflit ukrainien. Nous assistons à la fin de l''American Century' et à la naissance d'un nouveau système international fondé sur des sphères d'influence plutôt que sur des valeurs universelles. Poutine n'avait pas besoin de conquérir l'Ukraine pour obtenir ce résultat. Il devait prouver qu'une opposition déterminée pouvait résister avec succès aux pressions occidentales et créer des voies alternatives pour le développement international.» Sur cet objectif fondamental, son succès est indéniable. La tragédie, c'est que ce résultat était probablement inévitable dès le début de l'expansion de l'OTAN vers l'Est. L'Alliance occidentale a créé des dilemmes de sécurité qui ont pratiquement garanti l'opposition russe tout en manquant de la détermination et des ressources nécessaires pour surmonter définitivement cette opposition. »
Nous n'observerons qu'un point d'une extrême importance pour nous, un point qui nous agrée comme le reste bien entendu, - parce qu'il nous apporte un élément nouveau. Nous voulons parler de l'emploi du mot "tragédie" ('tragedy' dans la langue originale). Nous ignorons si cet emploi a été voulu en complète connaissance de cause ou s'il est le résultat d'un choix au départ hasardeux et qui s'est avéré si heureux. Peu nous importe puisque le mot est là, consciemment voulu ou nom.
"Tragédie" implique un drame inéluctable, fatal, un drame qui se conforme au destin et non aux désirs, aux desseins et aux actes des hommes. Cette précision de Mercouris semble indiquer que le mot avait été choisi d'une façon intentionnelle, comme si la politique était soumise au destin ("tragédie" pour "inévitable") :
« La tragédie, c'est que ce résultat était probablement inévitable dès le début de l'expansion de l'OTAN vers l'Est... »
C'est une démarche (voulue ou non, peu importe vraiment) extrêmement intéressante parce que :
• elle fait entrer la politique post-Guerre Froide dans un schéma absolument métahistorique. A cette lumière le « C'est le fin de l'histoire » de l'américaniste Fukuyama s'avère être un simulacre honteux (c'est-à-dire américaniste). Ce n'est pas que "la fin de l'histoire" est impossible, mais il est impossible que l'histoire se termine par le dernier avorton qu'elle a accouché, la démocratie hyperlibérale, qui est une monstruosité diabolique qui ne peut être une descendante, même abâtardie, de l'histoire ;
• la Russie a accompli une démarche exceptionnelle : de l'abîme où elle était plongée dans les années1990, venant de l'enfer des soixante années que fut l'épisode du communisme, elle s'est rétablie avec suffisamment d'allant pour comprendre dans l'instant l'épisode métahistorique désormais en marche. Elle en devenait une des protagonistes principales sinon la protagoniste essentielle du fait d'avoir été la victime principale et essentielle de cet "affreux XXème siècle" ; et la Russie se saisissant aussitôt de la place qui lui était réservée dans le destin collectif.
Une stupéfiante habileté stratégique
Nous allons mettre de côté les intéressantes polémiques qui agitent tous les esprits des perroquets de salon et des journalistes et experts gagne-petit (mais gros) de l'esprit des plateaux de téléréalité, venus avec toute leur science (type Gérard Miller et jeunes hypnotisées court-vêtues) ; polémiques sur la terrrrible question : est-il, Poutine, un affreux dictateur ? Naturellement il est, et plus encore (quelques 'r' de plus), - si l'on ne veut pas faire hoqueter de chagrin, de dépit et de vertus outragées tant d'intellectuels des cercles de pensée de la capitale. Bref, de ça nous ne parlerons pas, car il est décidé de ne plus parler des sornettes inintéressantes.
Lisez plutôt ce qu'en dit notre Mercouris international, vraiment l'un des meilleurs commentateurs dont aucun employé-maison de la presseSystème n'oserait suivre une émission. Vous devriez assez vite remarquer une chose qui structure l'ensemble de ce passage.
« Poutine a exploité les contradictions [occidentales] avec une patience stratégique remarquable. Il a attendu que les sociétés occidentales soient divisées intérieurement, que les économies européennes soient structurellement dépendantes de l'énergie russe, que l'attention américaine se porte sur la Chine plutôt que sur l'Europe.» Puis il a agi avec une force décisive a un moment de vulnérabilité occidentale maximale. Il en résulte une révolution géopolitique déguisée en conflit régional. Poutine a atteint des objectifs stratégiques qui semblaient impossibles il y a trois ans, et il l'a fait tout en maintenant l'indépendance de la Russie vis-à-vis de la domination chinoise et en préservant des options pour un futur engagement avec l'Occident. La reconnaissance, même réticente, par Trump de ces réalités marque le début d'une nouvelle phase dans les relations internationales. La question n'est plus de savoir si Poutine a gagné en Ukraine. La question est de savoir comment l'Occident s'adaptera à un monde où ses objectifs ne pourront plus être imposés par la pression économique et les menaces militaires. Cette adaptation nécessitera des changements fondamentaux dans les conceptions occidentales des relations internationales, de la politique économique et de la stratégie militaire. Il faudra reconnaître que la multipolarité n'est pas un revers temporaire, mais une caractéristique permanente du nouveau système international. »
Ce qui est remarquable dans ce tableau que nous offre Mercouris, c'est l'organisation qu'il suppose dans l'action de Poutine qui semble avoir tout deviné des événements à venir, à susciter, à pousser. Tout ce qui a été moqué et critiqué chez le président russe ("Pourquoi attend-il ?", "Pourquoi ses forces semblent avancer avec tant de lenteur ?", "Pourquoi insiste-t-il à courir à la catastrophe avec des forces si poussives et indisciplinées de paysans mal dégrossis ?"etc.), tout cela est présenté comme une initiative de "patience stratégique". Le président russe compte sur l'apparition de dissensions chez l'ennemi, comme on a si souvent prévu dans bien des cas et à tort pour l'Europe-UE, l'OTAN et le camp atlantique et qui ne s'étaient jamais réalisé sous la pression de l'obligation unitaire, - et qui soudain, avec lui, éclatent au grand jour.
Il y a aussi l'évidence, dans tous les cas jusqu'ici, d'un jugement extrêmement juste dans la prévision, justement sur l'imprévisible Trump ; l'assurance intime de Poutine qu'au bout du compte, cet étonnant président américaniste finira par ne plus supporter les Européens de l'UE, et ceux-ci faisant tout ce qu'il faut pour nourrir leur propre insupportabilité. Puis, dans la logique de cette longue phase de "patience stratégique", et devant les résultats obtenus de la « discorde chez l'ennemi » (de Gaulle), durcir brusquement une action mûrement réfléchie et préparée de façon magistrale par le développement et l'afflux d'armements nouveaux, en même temps que les effets opérationnels obtenus par la transformation et l'expérience acquises par une armée exceptionnellement adaptable.
A côté de cela, ce qu'on avait déjà deviné de son action (agir d'abord avec retenue pour ne pas mécontenter les alliés des BRICS et du Sud global) a donné les fruits attendus d'une union grandissante derrière et autour de la Russie. Cette phase a achevé effectivement de transformer la guerre d'Ukraine en un conflit civilisationnel, avec la formation d'un bloc puissant contre l'action de l'Occident de plus en plus à la dérive...
« La question n'est plus de savoir si Poutine a gagné en Ukraine. La question est de savoir comment l'Occident s'adaptera à un monde où ses objectifs ne pourront plus être imposés par la pression économique et les menaces militaires. »
Poutine est-il un "homme du destin" ?
Cette question ne peut recevoir de réponse acceptable que si l'on s'entend sur l'expression "homme du destin". Pour nous, un "homme du destin" n'est pas un homme qui force un destin et impose sa conception, mais un homme qui identifie le destin et s'en fait l'outil consentant et le plus habile possible. Si Poutine avait été Napoléon, il n'aurait jamais attendu, il aurait remporté quelques splendides batailles en Ukraine, se serait lancé à la conquête des pays voisins et ainsi de suite. Et après ? Il aurait ployé sous le poids de ce destin de fer et de feu qu'il aurait créé et connu le sort de Napoléon, l'homme qui n'a pas écouté Talleyrand au soir d'Austerlitz ("Sire, vous avez remporté la plus grande victoire militaire de tous les temps historiques ; il est temps maintenant d'être très généreux avec les vaincus pour les rétablir dans leur souveraineté et faire d'eux des alliés, sinon des amis, et ainsi établir la paix européenne dont l'Europe entière fera son miel").
Au contraire, tel que Mercouris le décrit, Poutine semble être comme un renard qui suit une trace bien délimitée par sa logique intuitive et son odorat, comme une senteur irrésistible qui trace sans le moindre doute le destin à suivre. Devant lui, l'impossible se produit : cette fragmentation tant prédite et évitée des pays européens réunis de force par leurs dirigeants au sein de l'UE, cette rupture tant de fois annoncée et dissipée entre les deux rives de l'Atlantique dont on ne sait plus qui est l'esclave de qui, tout cela se réalise sous la force du destin. Poutine le renard le sent bien et il s'improvise l'outil du destin. Ce n'est pas l'"homme providentiel" car la Russie n'en a nul besoin, elle vit en cohabitation avec la providence ; c'est l'"homme utile et nécessaire", celui qui ranime et soulève la masse russe pour pouvoir mieux être l'outil qui opérationnalise ce destin.
C'est ainsi effectivement que ce conflit qu'on observait comme devant être une rupture régionale circonscrite à une région de l'Europe pour les nécessités de la sécurité de la Russie, devient un terrible choc civilisationnel.
« Il en résulte une révolution géopolitique déguisée en conflit régional. »
Ainsi la messe est dite et Poutine, en obéissant serviteur du Très-Haut, l'a servie avec habileté et clairvoyance.