Par Ilan Pappe
Ilan Pappe est professeur d'Histoire et directeur du Centre européen d'Etudes palestiniennes à l'université d'Exeter (GB). Son livre le plus récent est Out of the Frame: The Struggle for Academic Freedom in Israel (Pluto Press, 2010).
Dimanche à 16h17 GMT, j'ai lancé ma chaussure sur l'écran de mon poste de télévision, pour viser le président états-unien Barack Obama, précisément au moment il y a commencé à expliquer que la référence aux frontières de 1967 faite lors de son discours de jeudi dernier au Département d'Etat concordait avec l'interprétation israélienne de ces frontières. Non pas que ce discours [de jeudi] m'ait enthousiasmé, mais il était au moins aussi insipide que ses discours précédents sur le sujet. Mais à 16h17, il a dit qu'il n'y aurait "aucun retour aux frontières du 4 juin 1967" et les milliers de participants à la convention de l'AIPAC ont applaudi frénétiquement. L'annexion des blocs de colonies construits illégalement en Cisjordanie occupée et la création d'un petit bantoustan palestinien dans les interstices est l'essence de la vision d'Obama pour la paix.
C'était une chaussure souple et tout ce qu'elle a fait, c'est de rebondir sur l'écran. Et parce qu'elle était une arme aussi inoffensive, elle était aussi dirigée à mes amis palestiniens qui, depuis vendredi, ont expliqué publiquement tout ce que le discours d'Obama devant Département d'Etat avait d'inhabituel et d'important.
C'est dur de savoir qu'à la Maison Blanche se trouve quelqu'un qui trahit non seulement les Palestiniens, mais tous les opprimés dans le monde et aux Etats-Unis qu'il avait promis de soutenir et de représenter.
Mais j'ai changé de chaîne et que me suis retrouvé à la Puerta del Sol, à Madrid, où des milliers de jeunes gens sont en train de reformuler le message puissant qui est parti de la Place Tahrir, au Caire, et qu'on a également entendu aux frontières de la Palestine le jour de la Nakba, et à Trafalgar Square, à Londres, pendant de récentes manifestations d'étudiants.
C'est un appel de défiance à l'égard du discours politique et de ses effets toxiques. Oui, ils disent à Madrid, comme ils l'ont fait aux frontières de Palestine, que nos vies sont régies et affectées par des hommes politiques occidentaux suffisants, cyniques et indifférents, qui détiennent un pouvoir immense pour perpétuer un monde injuste pour les années à venir, mais nous en avons assez et nous résisterons.
Où que l'on soit touché par cette élite occidentale politique et économique, on est confronté à deux options. Soit accepter avec fatalisme que la seule chose à faire, c'est de se retirer dans nos petits jardins d'Eden personnels et tenter autant que faire se peut de les ignorer et de continuer sans eux, dans les limites du possible. Ou bien, si on n'a pas ce penchant ou ce luxe, on peut plutôt s'associer à tous ceux qui ne veulent pas céder et disent à leurs élites que leur monde et leur programme ne sont pas les leurs.
Dans certaines parties du monde, les autorités tirent sur les manifestations massives qui expriment un tel message ; dans d'autres, elles les ignorent. Il est trop tôt pour juger de l'échec ou de la réussite de ces tentatives, mais il est clair que jusqu'à présent, les protestations s'étendent. Elles défient les diktats hégémoniques politiques des gouvernements et elles montrent une impatience et un ressentiment croissants vis-à-vis des manipulations du monde des affaires et des stratagèmes macro-économiques.
Les populations de Cisjordanie occupée et de la Bande de Gaza ont été victimes de cette politique sous couvert du soi-disant processus de paix. Cependant, récemment, en Palestine, les dirigeants locaux ont enfin répondu à la demande populaire pour l'unité et la confiance en soi après l'avoir ignorée pendant des années.
En conséquence, le soutien aux efforts de la population à entrer dans une nouvelle phase de résistance populaire contre l'occupation israélienne est en train de galvaniser le mouvement mondial de solidarité avec la Palestine avec une énergie semblable à celle qui a généré le mouvement de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS).
La reprise de l'initiative par les gens ordinaires dans le monde arabe et en Europe devrait nous aider à éviter de sombrer trop profondément dans la paralysie et l'inaction en face d'un tel cynisme. Il y a encore tant à faire, au mépris total du discours hégémonique et de l'inaction des élites politiques occidentales sur la Palestine. Beaucoup a déjà été fait dans la résistance continue contre la destruction israélienne de la terre et de son peuple.
On peut continuer à boycotter les produits israéliens et les représentants culturels en France, même s'il y a une nouvelle loi contre ce boycott. Si les Palestiniens en Israël défient les lois israéliennes contre la commémoration de la Nakba, on peut aussi ignorer ses lois et réglementations européennes insidieuses. On peut lutter contre tout lien institutionnel universitaire entre les universités britanniques et Israël, malgré l'embarras du ministère des Affaires étrangères et la position universitaire officielle. Et enfin, on peut continuer à diffuser dans les médias alternatifs l'image véritable, malgré la façon honteuse dont les médias "libéraux" américains et européens dépeignent la réalité du terrain.
Le monde est un endroit bizarre, après les deux discours d'Obama. L'écart entre Obama, Berlusconi, Netanyahu, Cameron, Merket et consorts a disparu. Pendant un temps, il y a eu un danger qu'on compte quelques dirigeants palestiniens au sein de ce groupe indigne de dirigeants occidentaux. Mais heureusement, ce danger a diminué.
Tout comme en Israël, l'option d'un changement de l'intérieur des systèmes politiques occidentaux est douteux et y investir trop d'énergie peut être inutile. Mais tout ce qui n'en fait pas partie - églises, mosquées, synagogues progressistes, ashrams ouverts sur le monde, centres communautaires, réseaux sociaux et le monde des ONG - indique qu'une alternative existe.
Une lutte sans merci contre le nettoyage ethnique de la Palestine continuera en dehors des couloirs occidentaux du pouvoir. Ce que nous avons appris de l'Egypte et de la Tunisie, même si nous ne sommes pas sûrs de l'issue de la partie, c'est que la lutte hors des couloirs du pouvoir n'attend pas de dirigeants, d'organisations bien huilées et de gens qui parlent au nom des autres.
Si vous êtes partie prenante de cette lutte, engagez-vous et faites ce que vous pouvez, sans vous soucier de la malheureuse Obamafication de notre monde.
Source : Electronic Initifada
Traduction : MR pour ISM