25/05/2011 monde-diplomatique.fr  12min #53468

Coup de poker en Côte d'Ivoire, par Michel Galy (le Monde diplomatique)

Archives — Novembre 2010

Une élection présidentielle miracle dans un pays toujours déchiré

Après de multiples reports, l'élection présidentielle devrait enfin avoir lieu en Côte d'Ivoire : le premier tour est prévu, sauf événement de dernière minute, le 31 octobre. Durant cinq ans, la guerre civile et les contentieux sur les listes électorales ont empêché le scrutin. Si ce vote ne signifie pas que tous les problèmes sont résolus, il ouvre la voie à une consolidation du régime et de la démocratie.

Par Michel Galy

« Sans faute le 31 octobre. » C'est en ces termes que le 6 août 2010, dans le cadre somptueux de la Fondation Félix Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix à Yamoussoukro, le président ivoirien Laurent Gbagbo annonçait enfin la tenue d'une élection présidentielle dans son pays. Depuis 2005, le scrutin a été reporté à de nombreuses reprises faute d'accord sur la liste des électeurs, en raison de la loi sur l'ivoirité ( 1) mais aussi à cause des séquelles de la guerre civile de 2002 à 2007. La dernière consultation, organisée en 2000, avait été accompagnée d'émeutes sanglantes, la mobilisation des quartiers populaires d'Abidjan imposant finalement la victoire de M. Gbagbo à un pouvoir militaire chancelant ( 2). Soudaine, l'annonce de l'élection marque en réalité l'aboutissement d'un long processus de pacification interne et externe.

Si la crise ivoirienne découle en partie de l'instabilité régionale coups d'Etat comme en Guinée ou en Guinée-Bissau, mouvements migratoires déstabilisants, etc., elle renvoie également à l'histoire de ce géant économique d'Afrique de l'Ouest. Après la mort en 1993 du père de l'indépendance, Félix Houphouët-Boigny, demeuré plus de quarante ans à la tête de l'Etat, l'intermède catastrophique de son « héritier » Henri Konan Bédié amena pour la première fois des militaires au pouvoir en 1999. En septembre 2002, une rébellion commence dans le nord du pays, la région d'origine de M. Alassane Dramane Ouattara. Or celui-ci venait d'être exclu de la compétition électorale en vertu de la loi sur l'ivoirité. Voulait-on prendre par les armes ce qui avait été refusé par les urnes ? Le mouvement conduisit à une partition, de fait, du pays. Si les troupes rebelles (ex-militaires ivoiriens, mercenaires et jeunes en quête d'aventures) venaient visiblement du Burkina Faso voisin, les commanditaires et les financiers de la guerre demeurent inconnus, bien que divers services étrangers, en particulier français, soient régulièrement mis en cause.

Un fragile équilibre

Facteur déterminant du déblocage de la situation politique, les relations avec la France semblent s'apaiser en raison de gestes réciproques des autorités. L'animosité entre Paris et Yamoussoukro était en partie liée à la mésentente des présidents Chirac et Gbagbo ( 3). Elle avait culminé en novembre 2004 avec le bombardement de la base militaire française de Bouaké (dix morts, trente blessés) par deux appareils de l'aviation ivoirienne, suivie de la riposte des hélicoptères et des blindés de la force Licorne, troupe d'interposition envoyée par l'ancienne métropole, qui fit soixante-trois morts et plus de mille blessés. Mais, après le froid jeté par la dénonciation virulente du néocolonialisme économique français par le président Gbagbo, les échanges de biens et de services reprennent. Nombre des huit mille réfugiés français partis en 2002 ont ainsi regagné le pays. Fait significatif : les cadres des grandes entreprises comme Bolloré ou Bouygues n'étaient, eux, jamais partis. Un protocole général d'amnistie réciproque serait en discussion entre les deux pays. C'est d'ailleurs une entreprise parisienne la Sagem qui gère l'informatique électorale, tandis que l'agence publicitaire Euro RSCG se charge de l'image présidentielle. Depuis l'annonce du scrutin, M. Gbagbo commande des sondages à la Sofres (qui le donnent tous vainqueur).

Toutefois, le « pacte colonial » est bien rompu. Le 43e bataillon d'infanterie de marine (BIMA) et le corps expéditionnaire français, présents depuis 1970, devront certainement quitter le pays. Tout comme les soldats de l'Opération des Nations unies en Côte d'Ivoire (Onuci), dont la tutelle pèse de plus en plus. D'autres acteurs se sont engouffrés dans la brèche : des commerçants syro-libanais, implantés de longue date, mais aussi des investisseurs asiatiques. Dans les nouvelles concessions pétrolières offshore grâce auxquelles la Côte d'Ivoire a pu survivre et se réarmer malgré les sanctions imposées par les organisations internationales, toutes les grandes puissances économiques sont présentes, sauf la France...

Au-delà des facteurs géopolitiques, la société ivoirienne elle-même semble trouver un équilibre fragile. Les accords de paix de Ouagadougou (Burkina Faso), signés en 2007, ont permis l'installation dans la durée d'un gouvernement d'union nationale qui comprend des membres de la majorité présidentielle, de l'opposition civile et de la rébellion, alliée au parti au pouvoir, le Front populaire ivoirien (FPI). Ancien chef des insurgés, M. Guillaume Soro a obtenu le poste de premier ministre en échange de sa renonciation à se porter candidat lors de la prochaine présidentielle ( 4). Certains évoquent un pacte secret en vertu duquel M. Gbagbo devrait transmettre le pouvoir à son « cadet politique » à la fin de son mandat. Pour ses détracteurs, cette alliance masquerait un partage des richesses du pays (revenus du cacao, du pétrole...). De fait, les scandales de corruption se sont multipliés. Cependant, en brousse, les trop fameux « comzones » commandants de zone de la rébellion se comportent en tyranneaux incontrôlés et rackettent sans vergogne.

Signe des temps, les populations commencent à se révolter contre ces pratiques, qu'elles viennent de la rébellion ou... de l'administration. Ainsi pour des actes officiellement gratuits, des agents de l'Etat et même des représentants de la justice extorquent couramment 10 000 à 50 000 francs CFA (15 à 75 euros) aux paysans désireux d'obtenir des extraits de naissance pour scolariser leurs enfants. Aujourd'hui, des villageois jeunes lettrés, intellectuels retraités, chômeurs de retour au village contestent cette corruption, symbole d'un modèle social inégalitaire et de l'enrichissement illicite des dirigeants.

Par ailleurs, la pacification des relations régionales favorise les négociations sur la création d'un statut ouest-africain des migrants et étrangers, mettant fin aux nombreux contentieux que suscitent les demandes d'inscription sur les listes électorales. En outre, les divisions ethniques pourraient ne plus jouer un rôle politique aussi déterminant que par le passé. Si chacun des trois principaux candidats peut être perçu comme représentant un bloc ethnico-régional krou pour le président Gbagbo, akan pour M. Bédié, dyoula (nordiste) pour M. Ouattara, une telle analyse ne permet pas de comprendre le jeu politique.

L'appareil politique et militaire français ignore une telle évolution et reste prisonnier de schémas périmés qu'alimentent de soi-disant africanistes, comme Bernard Lugan ( 5). Selon ce dernier, le soutien au président Gbagbo se limiterait à 7 % de la population : son ethnie d'origine et quelques groupuscules « patriotes ». Point de vue douteux, qui explique peut-être la surprise du général Henri Poncet et de la force Licorne face aux manifestations populaires de novembre 2004.

A cela s'ajoute le poids électoral d'Abidjan, mégapole de cinq millions d'habitants, qui brouille les déterminismes « ethniques » et favorise l'émergence d'un vote de classe. Ainsi, selon le sociologue Dédy Séri, un tiers des mariages dans la capitale économique seraient mixtes (entre peuples ivoiriens ou entre nationaux et étrangers) ( 6).

En convoquant les électeurs, le président Gbagbo mise sur l'existence d'un Homo politicus ivoirien susceptible de rassembler largement, au sud comme au nord du pays. Il compte aussi sur le réflexe légitimiste de la population, sur le détournement assumé de l'appareil d'Etat, sur le contrôle des médias, sur la division de ses adversaires, voire sur les arguments sonnants et trébuchants...

L'opposition, quant à elle, fait évidemment le pari inverse, celui d'une ethnicisation des votes qui lui permettrait de contrôler les ressortissants du Nord et de l'Est, soit 60 % de l'électorat. Elle rêve aussi d'un partenariat entre les milieux d'affaires et une partie de la droite en France, nostalgique d'une alliance stratégique malmenée par M. Gbagbo et pourtant si juteuse pour Paris... Cela expliquerait la curieuse coalition baptisée Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP).

Présentée au public lors d'une cérémonie aussi huppée que caricaturale à Paris en 2005, elle réunit les partisans de MM. Ouattara et Bédié rappelons que le second a inventé (et appliqué) le concept d'ivoirité pour empêcher le premier... de se présenter aux élections. Si M. Gbagbo n'est pas élu au premier tour, le report des voix entre ses deux opposants s'annonce difficile. L'attitude du parrain burkinabé, M. Blaise Compaoré, demeure, elle aussi, incertaine : susceptible de donner des consignes de vote « de réconciliation » en faveur de M. Gbagbo, il peut aussi choisir M. Ouattara, pour lequel nombre de Sahéliens et de Nordistes (dont les migrants burkinabés) ont d'évidentes sympathies.

Aucun scénario n'est donc à exclure. Ceux d'une reprise des troubles armés ou d'importantes émeutes urbaines pas plus que les autres. Déjà un renfort de cinq cents soldats a rejoint la force internationale de l'Onuci, tandis que le président Gbagbo a donné l'ordre de « taper fort » sur d'éventuels fauteurs de troubles. Aux yeux de nombreux observateurs, l'armée rebelle, certes formellement désarmée, reste incontrôlable. D'autant plus que la réinsertion des anciens combattants n'a pas progressé.

D'importants soutiens internationaux

La volonté de limiter les fraudes concernant la nationalité ou l'inscription sur les listes électorales explique, pour une bonne part, le retard pris par les autorités dans l'établissement du registre des votants. En outre, dans les zones qu'elle occupait dans le Nord, la rébellion a systématiquement détruit les documents d'état civil. De conseils juridiques en soutiens logistiques internationaux, l'élection ivoirienne est devenue l'une des plus chères du monde : près de 40 milliards de francs CFA (soit près de 60 millions d'euros) ! Il faut dire que la Commission électorale indépendante (CEI), dominée par l'opposition cas unique en Afrique avait préféré une refonte totale de la liste à la simple actualisation du fichier antérieur (datant de 2000) ( 7). Des contestations pourraient donc suivre le scrutin.

Déjà, les rumeurs les plus contradictoires circulent à l'approche du 30 octobre : les partisans du pouvoir seraient sous-inscrits et peu mobilisés, comme lors de l'élection municipale de 2001. A l'inverse, les partisans de M. Ouattara s'apprêteraient à faire voter des allogènes ( 8) en masse. Les militaires étrangers, quant à eux, seraient d'origines diverses, mais peu impartiaux...

La démocratisation progressive depuis la mort d'Houphouët-Boigny, l'ouverture au pluralisme médiatique et le contexte électoral libèrent la parole, mais favorisent aussi des surinterprétations parfois paranoïaques. Comme il existait autrefois des kremlinologues pour étudier le pouvoir soviétique, d'éminents journalistes ou intellectuels se font aujourd'hui « titrologues », analysant les « unes » d'une presse déchaînée. On tente, en particulier, de détecter, à travers les émissions de Radio France Internationale (RFI, rebaptisée « Radio France Intoxication »), les sournois complots de l'Elysée... Il est vrai que le régime n'a pas que des amis à Paris, où l'on se souvient que M. Gbagbo avait voulu ouvrir à la concurrence internationale des marchés jadis réservés aux entreprises françaises.

Si personne n'attend que « la paix éclate » après une élection sans contestation, selon un modèle sud-africain post-apartheid, c'est plutôt la lassitude des populations (« On est fatigués », répètent en boucle les Ivoiriens) qui autorise à espérer un scrutin de relégitimation de la démocratie dans ce pays d'Afrique de l'Ouest moteur de l'économie sous-régionale.

Michel Galy.

 Démocratie,  Élections,  Géopolitique,  Politique,  Corruption,  Côte d'Ivoire

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Michel Galy

Politologue, a dirigé la publication de Guerres nomades d'Afrique de l'Ouest, L'Harmattan, Paris, 2007.

( 1) Définition restrictive de l'identité nationale qui impose de prouver ses origines ivoiriennes à qui souhaite participer à la compétition électorale comme candidat ou simplement pour voter.

( 2) Lire «  La Côte d'Ivoire tente la réconciliation nationale », Le Monde diplomatique, décembre 2007.

( 3) Sur le récit événementiel de la crise, cf. Guy Labertit, Adieu, Abidjan-sur-Seine ! Les coulisses du conflit ivoirien, Autre Temps, Paris, 2008.

( 4) Lire Vladimir Cagnolari, «  Une génération à l'assaut de la Côte d'Ivoire », Le Monde diplomatique, novembre 2009.

( 5) Bernard Lugan, Histoire de l'Afrique. Des origines à nos jours, Ellipses, Paris, 2009.

( 6) Dédy Séri, Mutations sociales en Côte d'Ivoire, L'Harmattan, coll. « Bibliothèque du cinquantenaire des indépendances », Paris, à paraître.

( 7) Lire Augusta Conchiglia, «  Rôle central de l'immigration », Le Monde diplomatique, décembre 2007.

( 8) Par opposition aux populations dites autochtones.

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