par Mathieu Dejean
Le Chili connaît ses plus grandes manifestations populaires depuis la chute de la dictature Pinochet en 1990. Née dans une démocratie néolibérale où les inégalités se creusent, la jeunesse chilienne réclame une éducation publique, gratuite et de qualité. Au-delà du gouvernement, elle s'en prend à l'héritage de la dictature, et renoue symboliquement avec la séquence Allende. Cette année, le 11 septembre a un goût amer pour la classe politique chilienne.
La cote de popularité de Sebastian Pinera - premier président de droite à arriver au pouvoir de manière électorale au Chili depuis 1956 -, a dégringolé de plusieurs étages depuis le mois de mai. A 26%, on peut même considérer qu'il a atteint le « ground zero » de la popularité des présidents chiliens depuis le retour à la démocratie. Une claque, donc, alors qu'entre 70% et 80% de la population, selon les sondages, soutiennent les étudiants qui se mobilisent depuis le mois de mai pour une éducation publique, gratuite et de qualité. De quoi calmer les ardeurs d'un président multimillionnaire qui, « par provocation, prétend que ''l'éducation est un bien de consommation'', et que ''dans la vie, tout a un coût'', alors que l'éducation était gratuite jusqu'en 1973 », explique Franck Gaudichaud, maître de conférence en Civilisation hispano-américaine à l'Université Grenoble-3, membre du bureau national de l'association « France Amérique Latine », et coordinateur de l'ouvrage Le Volcan latino-américain. Gauches, mouvements sociaux et néolibéralisme en Amérique latine (Textuel, 2008). On comprend que les étudiants aient peu apprécié : « 70% d'entre eux sont endettés, 65% sont obligés d'interrompre leurs études. Les établissements, privés comme publics, dépendent à 75% des frais d'inscription. Face à cela les étudiants veulent un retour de l'État dans l'éducation ». L'ampleur et la teneur de cette mobilisation d' « une génération qui n'a plus peur » n'est pas sans rappeler les manifestations populaires de soutien à Allende, ou celles qui ont mis fin à la dictature.
« Pendant les vingt ans de période de transition, la société était apathique. Le succès de la dictature a été d'ancrer profondément les idées néolibérales dans la tête des gens, et de leur faire croire qu'il n'y avait pas d'autre chemin. Mais là les étudiants remettent en question les principes néolibéraux, et s'attaquent à l'héritage de la dictature, constate Victor de la Fuente, directeur de l'édition chilienne du Monde Diplomatique. La preuve : le mot d'ordre que chantent les étudiants dans les manifestations fait référence à cette période : « elle va tomber, elle va tomber, l'éducation de Pinochet ». Ils ont simplement remplacé ''la dictature'' par ''l'éducation'' ». Le coup d'Etat du général Augusto Pinochet le 11 septembre 1973, financé par la CIA, visait à faire du Chili un « modèle du néolibéralisme triomphant ». Mais alors qu'on croyait le pays acquis à ce modèle, « la multiplication de luttes dispersées - des Mapuche au sud, autour du projet hydroélectrique à Aysen, des travailleurs sous-traitants du cuivre, etc. - et les grandes mobilisations auxquelles on assiste en ce moment (400 000 personnes le 25 août, dans un pays de 16 millions d'habitants) prouvent le contraire », analyse Franck Gaudichaud. Le « jaguar » de l'Amérique Latine ne montre plus les dents, mais panse plutôt ses blessures héritées de la dictature.
Vers une constituante ?
La Constitution de 1980 en est la principale. Pour transformer le système éducatif chilien, il faut abroger la Loi organique constitutionnelle sur l'enseignement (Loce), « d'où l'aspect explosif : on doit toucher à la Constitution » constate Franck Gaudichaud. « Il y a eu trois Constitutions au Chili. Toutes ont été changées par des mouvements politiques, développe Victor de la Fuente. Le coup d'Etat a changé la dernière. Il est difficile de changer légalement une Constitution ». Les étudiants proposent d'ailleurs de soumettre l'avenir du système éducatif à un plébiscite, ce qu'interdit la Constitution. De plus, ni le gouvernement, ni le Parlement ne sont disposés à former une assemblée constituante au Chili, qui permettrait pourtant de tirer un trait sur la dictature.
Dans ce contexte de mobilisations sociales massives, le Chili souffre d'un flagrant déficit de représentation. Quelle issue politique, alors, à un mouvement qui, au bout de quatre mois, pourrait s'essouffler ? « La Constitution empêche les minorités politiques d'apparaître pendant les élections, à cause du système binominal, qui fait la part belle à deux grands groupes seulement », explique Victor de la Fuente. Si le vote est obligatoire au Chili, environ trois millions de jeunes ne sont pas inscrits sur les listes électorales. La révolution par les urnes à laquelle croyait Allende a peu de débouché dans ces conditions. « Les partis sont dans l'incompréhension. Il y a une crise de gouvernabilité à droite : le maire de Santiago (très à droite) a suggéré d'envoyer l'armée pour éviter les manifestation du 11 septembre. Dans l'opposition parlementaire, la concertation exprime un très grand malaise. Cette éducation, pendant 20ans, ils l'ont gérée, et n'en n'ont gommé que les aspects les plus gênants, en augmentant les bourses. Ce qui est flagrant c'est qu'il n'y a pas de force politique pour canaliser le mouvement. Ça confère aux étudiants une autonomie favorable à une rupture », selon Franck Gaudichaud. Ou comment parachever une interminable transition démocratique ?
Les idées de Salvador Allende
En douceur, suggère Victor de la Fuente, car « même s'il y a des violences, 99% des étudiants sont pour des manifestations pacifiques. Ils font preuve de créativité, inventent chaque jour un mode d'action différent ». Pour autant, lorsque le 4 août le président a interdit une manifestation, organisant la répression jusqu'à arrêter 870 personnes, « la population a vivement réagi en sortant dans les rues comme au temps de la dictature, pour faire face à la répression », précise-t-il. Dans un pays historiquement marqué par la violence politique (notamment des carabiniers) lors des mobilisations, « on a appris à se défendre en mettant des casques, en fabriquant des cocktails Molotov, en construisant des barricades, etc. », rappelle Franck Gaudichaud. Le gouvernement a interdit les manifestations le 11 septembre. Une recrudescence de violence est toujours possible, alors que la mémoire collective, résistante et insurrectionnelle, est toujours vive au Chili. Une mémoire qui se réfère à Allende, dont on voit le visage sur des affiches dans les cortèges.
La classe politique chilienne semblait avoir négligé le peuple, confirmant la contradiction entre néolibéralisme et démocratie. Il n'est plus possible pour elle d'omettre cet acteur majeur, uni et combatif, à travers lequel survivent les idées de Salvador Allende, et se créent de nouvelles alternatives. « J'ai la certitude que la semence qui a été déposée dans la conscience de milliers de Chiliens ne pourra pas être arrachée. Ils ont la force, ils pourront nous soumettre, mais les mouvements sociaux ne se maîtrisent ni par le crime, ni par la force. L'histoire nous appartient, ce sont les peuples qui la font », disait-t-il dans son ultime discours, à la Moneda, le 11 septembre 1973.
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