Sait-on bien ce qu'elle est cette société dont on parle depuis deux jours au forum Refaire Société, s'interroge Leyla Dakhli de la République des Idées ? La refaire, oui, mais sur quels fondements ? Comment témoigner de ceux qui font la société ? Quelle est la place des médiateurs (journalistes, intellectuels, militants...) ? Et bien sûr, répondre à cette question nécessite aussi de se poser la question de la forme : quelle voix porte-t-on ? Comment ? Est-ce par la subjectivité assumée ? Par la neutralité de point de vue ? Que signifie enfin donner de la voix ? Comment restitue-t-on cette voix ? Qui la restitue ?
C'est une question d'importance quand on observe ce retour du témoignage, estime la chercheuse. Et Leyla Dakhli de citer plusieurs ouvrages parus récemment, comme les récits des journalistes Florence Aubenas ([le Quai de Ouistreham]) et Eric Dupin ([Voyages en France]) auquel on pourrait ajouter Une année en France , ce polyphonique portrait de la France depuis ses habitants imaginé par la rédaction du Monde ou bien sur à [La France de Raymond Depardon], ou encore, dans un autre style, [Résister à la chaîne], cet étonnant dialogue entre un sociologue et un ouvrier.
"Quand on regarde l'histoire, on trouve plein d'oeuvres anonymes", explique Kerim Bouzouita, blogueur et journaliste tunisien, spécialisé dans l'étude de la contre-culture dont il est un représentant. De tout temps les individus ont utilisé l'anonymat pour s'exprimer. "En Tunisie, une voix unifiée s'est levée pour soutenir la cause populaire, des centaines de milliers de personnes n'ont utilisé qu'un seul visage pour médiatiser leur cause." Mais ce n'est pas là la seule forme de l'anonymat collectif. Aujourd'hui, les anonymous ( Wikipédia) utilisent l'internet pour créer une nouvelle forme de reconnaissance à travers le monde - ce ne sont pas d'ailleurs "les" anonymous dont il faudrait parler, mais de "l'anonymous" (en anglais, on ne dit pas them, mais it) ce qui signifie que ce collectif est "chosifié". Les Anonymous utilisent un masque, un visage unique pour s'exprimer, qui a pour fonction de mettre de côté son égo. "Et mettre de côté son égo, c'est imaginer une forme potentielle de société radicalement différente de la nôtre".
Pour le sociologue Cyril Lemieux, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et auteur de nombreux ouvrages de sociologie du journalisme, il est important de comprendre l'inégalité d'accès des phénomènes sociaux à la visibilité médiatique. Certains acteurs et évènements sont sur-représentés et d'autres sous-médiatisés. Selon lui, trois facteurs expliquent ces processus. Tout d'abord, ces visibilités et invisibilités médiatiques sont produites par "les effets de concurrence entre médias". Les journalistes s'alignent sur l'information produite par leurs concurrents directs, avec des effets de spécularité (des effets miroirs, expliquant "la circulation circulaire de l'information" comme la nommait Pierre Bourdieu) qui entraînent notamment des effets bien connus d'emballements médiatiques. Un phénomène qui suscite bien sûr des critiques, dont celle du "suivisme".
Le second facteur est lié à la conformité des phénomènes aux formes journalistiques. La durée, le rythme, la longueur, l'angle de traitement sont liés aux contraintes de ventes et d'audiences. "Face aux contraintes journalistiques, les phénomènes sociaux sont inégaux. L'insécurité est plus sexy que la réforme de la sécurité sociale ou que la réforme de l'institution européenne." D'où le fait que certains phénomènes sociaux nécessitent d'autres formes de traitement : l'infographie, le micro-trottoir ou les petites phrases en politique... La critique récurrente ici, porte sur la superficialité des traitements, la simplification voir le simplisme.
Le dernier facteur, le plus important estime le sociologue, correspond au travail de mise à disposition des faits par les sources. Ici, l'enjeu est d'éviter le "média-centrisme" qui conduit plus facilement les médias vers les sources qui fournissent des informations que vers les autres. A de nombreux endroits du monde social, pourtant, les sources ont intérêts à ne rien divulguer. Les silences médiatiques sont là où les sources ne sont pas actives. C'est ce qui explique également parfois le manque de pluralisme et la polyphonie de l'information : il est souvent difficile d'aller chercher des "contres sources". Ici, le reproche que l'on adresse aux médias c'est leur paresse, mais également les contraintes organisationnelles qui font qu'ils se trouvent souvent être l'instrument (quand ce n'est pas en collusion) des sources les plus puissantes.
Pour Cyril Lemieux, "pour donner voix à la société, il faut réincorporer la "stratégie des sources" dans le travail journalistique. Les sources sont inégales entre elles. Certaines ne savent pas attirer l'attention des journalistes ni leur apporter des données exploitables. Comment aider les acteurs les moins dotés en capacité d'expression pour qu'ils se rendent visible ?" Dans cette stratégie, on voit bien que le tissu associatif, les enquêtes des sciences sociales et des agences de l'Etat peuvent jouer un rôle central. Viser une meilleure représentation de la société nécessiterait de développer l'ensemble de ces outils.
Besoin de polyphonie
François Miquet-Marty, sociologue et sondeur à l' Institut ViaVoice, vient de publier [Oubliés de la démocratie]. Dans son livre, François Miquet-Marty est parti à la rencontre des Français pour discuter avec eux de la façon dont ils perçoivent la politique et la démocratie. Selon lui, certaines formules reviennent : l'impression d'absence d'écoute, l'impression de ne pas être concerné. "On a une société sourde à elle-même", diagnostique le sondeur. "Les gens veulent être entendus, mais n'ont pas d'échos, notamment parce que les corps intermédiaires ont moins de présence qu'avant."
La société existe-t-elle ? Peut-elle parler ? Est-ce que faire des sondages permet de faire entendre les gens ? Non, estime François Miquet-Marty. "Quand on interroge 1000 personnes, on ne fait qu'agréger des avis individuels, mais on n'obtient pas l'expression d'une entité collective qui serait "la société qui parle". Les sondages permettent de comprendre l'avis des gens, mais pas l'avis de la société. Bien que nous soyons dans une société très équipée en instrument de communications, on ne sait pas retrouver la richesse des opinions."
Les médias jouent trop souvent le rôle de filtres. Beaucoup d'entre nous voudraient pouvoir dire leur mot sans trouver les canaux pour le faire. A ViaVoice, les sondages sont combinés à des entretiens pour restituer des portraits de vie, mais cela ne résout pas tous les problèmes, estime le sondeur. Nous demeurons dans une société très verrouillée sur le plan de l'information.
"L'une des pistes pragmatiques pour résoudre cet écueil, c'est la polyphonie'. L'intégration de portraits, des sciences sociales, des formes romanesques également sont un premier moyen pour redonner de la polyphonie. Mais cela suppose aussi de réviser les canaux d'information et d'expression du plus grand nombre. L'internet et les blogs répondent souvent assez bien à cela. Mais il faut parvenir à être repéré, à entrer sur la scène... "Ce qui est sûr, c'est que nous avons besoin d'une polyphonie d'expressions qui passe par une polyphonie des modes de recueil de l'information."
Bien sûr, la polyphonie est nécessaire, acquiesce Kerim Bouzouita. "Mais quand une voix s'impose plus que les autres, on tombe dans l'homophonie. C'est ce qu'il se passe avec les mass-media, avec les grands groupes de média internationaux que sont Clear Channel et News Corp. La société ne doit pas attendre que le pouvoir lui donne la voix : elle ne l'obtient qu'en la prenant".
L'anonymat, désormais, ce n'est plus être individuellement anonyme, mais c'est l'être collectivement, explique encore le jeune blogueur tunisien. L'originalité de l'anonymat collectif repose sur son fonctionnement. Les Anonymous ne se connaissent pas entre eux. Leurs messages se construisent sur des outils communs.
Prêter attention à ceux qui ne veulent pas se faire entendre
Oui. Le fondement de ces nouvelles formes de structuration militante autour de l'anonymat est une critique du pouvoir, et notamment du pouvoir des médias, estime Leyla Dakhli. "Bien souvent pourtant, les silences des médias ne sont pas forcément là où l'on croit. Finalement, on entend les sans voix, mais on n'entend pas les silences de l'influence. On voit les Indignés, on voit comment ils s'organisent, mais on ne sait pas ce qu'il se passe dans les cabinets ministériels... "
On a effectivement plus d'information sur les classes populaires que les élites, rappelle le sociologue Cyril Lemieux. "On ne sait pas ce qu'il se passe dans les conseils d'administration des grandes entreprises, dans les cabinets ministériels... Dans tous ces univers qui maitrisent la communication et la rendent inaccessible". Il faut du temps et des moyens pour pénétrer ces univers. Nous les connaissons plutôt via la fiction, comme nous le propose le film L'exercice d'Etat ou par l'effraction, comme nous le propose Wikileaks. L'anonymat est également là. On ne sait pas qui porte le pouvoir, comment se trament les décisions... C'est également vrai dans le domaine des sciences sociales. Les chercheurs s'intéressent plus aux pauvres qu'aux élites. C'est plus difficile de s'intéresser aux élites ou à certaines catégories sociales, comme la police par exemple, comme le propose le sociologue Didier Fassin dans La Force de l'ordre. "Se rendre inaccessible est une capacité inégalement distribuée..." La transparence se définit à la fois par l'expression et la monstration. Il faut à la fois comprendre et montrer... Beaucoup d'actions de nos élites ne passeraient pas le cap de la justification publique si on la pointait du doigt au moment où elle est prise.
Il nous faut toujours progresser à la fois dans l'enjeu de la connaissance de la société par elle-même et à la fois dans l'expression des différentes composantes de cette société, estime François Miquet-Marty. Pour les plus jeunes, le principe de démocratie représentative semble de plus en plus incongru, de moins en moins compris. Cela tient à la fois à un climat de confiance qui se délite et également au fait que désormais, dans une société individualisée, nous voulons nous exprimer par nous-mêmes, comme nous l'a appris l'internet. La majorité des gens pensent que leur député ne sert à rien. "Cela signifie qu'on ne sait plus ce qu'il fait, mais également que le lien entre lui et moi, le citoyen, n'est pas compris." Beaucoup de gens, mêmes très éloignés de la politique, souhaitent le retour d'une démocratie par tirage au sort, rémunéré, comme dans l'Antiquité. Des assemblées de citoyens libérés de leurs temps de travail, rémunérés, permettant de développer à la fois la participation et la diversité. Cela nécessite une réinvention totale de nos outils démocratiques... Sommes-nous à l'aube de cela ?, s'interroge le sociologue.
"Il ne s'agit pas tant de comment donner voix, que de la prendre"
En Tunisie, une génération s'est élevée, rappelle Karim Bouzouita. "J'ai ramassé tous les slogans, tout ce qui a été crié. Je n'y ai pas trouvé le mot démocratie. J'ai trouvé les mots liberté, dignité... mais pas démocratie. C'est à cause de vous, occidentaux, qu'on n'a plus foi dans la démocratie représentative. La démocratie nécessite le libre accès à l'information... Or, celui-ci est impossible. L'organisation des médias comme du pouvoir le rend impossible. Les mêmes groupes industriels et financiers financent les campagnes électorales de droite comme de gauche. De partout, nous sommes confrontés à une politique bipolaire porteuse des mêmes projets de sociétés. Cette politique bipolaire est incapable de remettre en question la forme de la démocratie, car c'est cette forme même qui lui donne du pouvoir." Les hactivistes du printemps arabe tunisien se sont peu engagés dans les partis politiques, rappelle l'observateur. Les jeunes ne croient pas à la démocratie représentative. Les revendications de la jeunesse tunisienne portent plus sur la transparence (l'opengov, l'opendata) que sur la démocratie... Nous sommes passés de Wikileaks à Openleaks. La société prend des outils, des hauts parleurs pour s'exprimer... Le masque de Guy Fawkes se balade partout, de l'internet à la rue...
"Effectivement, il ne s'agit pas tant de comment donner voix, que de la prendre", souligne à son tour Cyril Lemieux. "L'internet permet d'augmenter la capacité des personnes à rendre visibles les injustices dont elles pâtissent, à témoigner de leur goût et également à se rendre visible des médias conventionnels. Mais pour l'instant, l'internet est encore conditionné aux médias. Ce sont eux qui adoubent le succès d'une vidéo virale par exemple. La télévision reste encore la source d'information privilégiée, et notamment le journal télévisé de TF1 qui rassemble chaque soir quelques 7 millions de téléspectateurs."
Oui, la légitimité cathodique et la célébrité portée par les reality shows sont devenues des valeurs... poursuit Karim Bouzouita. "Mais en Tunisie par exemple, on a toujours su que les médias mentaient. En Tunisie, on n'avait que l'internet comme espace d'information. Il a servi collectivement à analyser les images que nous servaient les médias qui appartenaient aux proches du président, à décrédibiliser les images que la télé montait contre les contestataires."
Nous ne devons pas tout attendre des journalistes
Dans le public, une dame apostrophe les intervenants évoquant l'incident industriel qui s'est passé il y a peu à Marcoule en pointant du doigt qu'il n'était peut-être pas aussi bénin que l'ont laissé entendre les médias français par rapport aux médias espagnols par exemple.
"Il faut savoir ce que ne fait pas le journalisme, bien sûr. Mais aussi il faut savoir que font les sources", insiste Cyril Lemieux. "Dans le cas de Marcoule (que je ne connais pas), si l'incident est aussi grave que vous le dites, que font les syndicats, les familles, les associations ?"
"Nous ne devons pas tout attendre des journalistes", rappelle le sociologue. "Nous sommes dans une démocratie vivante. On a le traitement médiatique que l'on mérite. Si on avait une meilleure activité syndicale, associative... on aurait certainement un traitement de l'information pluriel. Il faut sortir d'une position de consommateur et de spectateur de l'information. Il faut aller vers une position d'acteur." Dit autrement, il n'y a pas d'information sans sources et donc sans des gens qui prennent des risques pour celle-ci.
"Ce qui m'a frappé, dans mon tour de France des Oubliés de la démocratie, c'est combien nous sommes devenus une société de la défiance", conclut François Miquet-Marty. "Les gens ne font pas confiances aux médias ou aux dirigeants politiques, mais ils ne font pas non plus confiances à leurs voisins". Le goût de la transparence et de la critique tend à mettre en cause systématiquement l'autre. Beaucoup de salariés travaillent ainsi dans la défiance sur leurs lieux de travail. Combien de personnes âgées donnent un peu d'argent à leurs voisins pour qu'ils aillent faire les courses pour elles ? Bien souvent, les gens ne savent pas à qui s'adresser, dit-il en faisant référence aux travaux du philosophe allemand Axel Honneth sur la reconnaissance et la société du mépris.
Il faut effectivement transformer nos défiances en critiques articulées... estime à son tour le sociologue Cyril Lemieux. "Il faut pousser la critique jusqu'au débat public. Nous n'avons pas de débat sur les sondages, sur le "profil bas des journalistes", cette intégration intériorisée de l'autocensure... Mais ce "profil bas" est vrai dans toutes les entreprises. Les gens sont écrasés par les hiérarchies, car ils sont individualisés à l'extrême. Il n'y a pas assez de collectifs. Il nous manque une organisation de débats, des capacités collectives à nous ériger contre. Il faut effectivement passer de "donner voix" à "prendre voix"... Même si un appel volontariste ne suffit pas. Nous avons besoin d'associations pour montrer aux gens qu'ils ont des souffrances en partage et qu'ils peuvent faire des choses s'ils se regroupent. Internet est un bon moyen de se reconnaitre et de s'agréger et de montrer que la puissance vient toujours du collectif."
Hubert Guillaud