28/11/2011 legrandsoir.info  22min #60465

 Critique du discours de la « révolution » syrienne (1) : L'hétérogénéité culturelle de la Syrie

Critique du discours de la « révolution » syrienne (2) : L'accord Sykes-picot

Fida DAKROUB

Beaucoup de malheur a surgi de ce monde par la confusion et les choses tues [1]. On publie ouvrage sur ouvrage, article sur article, la plupart même cinq ou six fois pour qu'ils ne se perdent pas au cours du long chemin de la prétendue « révolution » syrienne, dont les héros auraient assiégé, depuis dix mois, le « Tyran de Damas » dans son Grand sérail de despotisme et de tyrannie. Analyses préalables, analyses incidentes, analyses, intérieures, analyses subsidiaires et autres essentielles sont, à chaque instant, soulevées en très grande prolifération.

De la propagande impérialiste

À propos de chacune de ces grandes et petites analyses, les animateurs de télévision engagent régulièrement, sur les grands écrans, d'entretiens avec des professeurs en sciences politiques, des experts en affaires syriennes, des présidents de centres de recherches sur le Proche-Orient, des charlatans orientalistes devenus experts en géostratégie proche-orientale après avoir lu Tintin et les cigares du Pharaon. Tout ce bruit, ce brouhaha, ce qu'en-dira-t-on, ce bâillement, ce ronflement, à la radio, à la télé, sur internet, aux salons, tous ceux-ci constituent de « grands débats » sur le Printemps arabe et la prétendue « révolution » syrienne, précisément.

Ce sont surtout ces docteurs en shamanisme proche-oriental que les médias de l'ordre a coutume de consulter chaque fois que l'on veut reproduire l'imagerie typique du « despotisme » et de l'« obscurantisme » arabes tels qu'ils sont vus par l'Occident « démocratique ».

Cependant cette fois-ci, nous voyons ces mêmes docteurs, qu'on a tant consultés, se précipitent devant les caméras des médias de l'ordre, diffuseurs de la propagande impérialiste, non pour accuser les Arabes d'un « penchant inné au despotisme », mais au contraire, pour les glorifier et les féliciter de leur Printemps, considéré par les puissances impérialistes comme l'« incarnation suprême » de l'achèvement total de la démocratie bourgeoise occidentale.

PLAUDITE, ACTA EST FABULA ! [2]

Cependant, derrière cette idylle foudroyante entre médias de l'ordre et « révolutions arabes », se cachent, avec toute l'hypocrisie du discours « philanthrope » et « libérateur », les intérêts stratégiques des puissances impérialistes au Proche-Orient.

De l'analyse de la situation objective

Nos observations du paysage syrien aboutirent à ce résultat que l'insurrection armée en Syrie - ainsi que l'émergence subite des groupes islamistes salafistes armés sur la scène des événements - ne peuvent être compris ni en suivant le discours des médias de l'ordre occidentaux ou arabes subordonnés, ni en retenant par coeur le discours misérable de la prétendue « révolution » syrienne, tel qu'il est manifesté dans « la déclaration du deuxième jour du mois d'octobre » [3] du Conseil national syrien, présidé par monsieur Burhan Ghalioun, mais qu'elles prennent, au contraire, leurs racines dans 1) les composants ethnico-religieux du paysage interne de la Syrie et 2) dans les conditions historiques de l'émergence de nouveaux États au Levant, au lendemain du démembrement de l'Empire ottoman en 1918 ; ces conditions historiques comprennent l'ensemble d'accords et de traités entre puissances coloniales et impériales, visant à découper le Levant en plusieurs États antagonistes.

Cela dit, toute analyse portant sur les violences en Syrie, une appellation que nous trouvons plus réaliste que celle fantastique de « révolution » syrienne, doit prendre, comme base d'analyse, ces deux points mentionnés ci-dessus.

En plus, ce que nous cherchons à atteindre, c'est précisément la connaissance d'un événement historique significatif dans l'histoire du Levant, et son effet sur les événements actuels. Cela dit, nous ne visons point de présenter une explication causale de l'émergence des violences en Syrie ; car même si nous possédions la connaissance la plus complète possible de la totalité des événements frappant le Proche-Orient, nous resterions désemparés devant les questions suivantes :

Premièrement, comment expliquer le fait que, à un moment donné du conflit pour le Proche-Orient, l'antagonisme Occident / Islam réussit à former un « front uni » face à des régimes accusés d'être despotiques, comme la Syrie et l'Iran ; un « front » qui rassemble, derrière la même barricade et sous le même étendard de « Liberté, Démocratie, Justice », l'impérialisme étatsunien, le néo-colonialisme européen, l'islamisme califal turque et le despotisme obscurantiste des émirats et sultanats arabes du Golf ?

Deuxièmement, comment expliquer le fait que les émirats et sultanats arabes se voient menacés par l'Iran, un pays musulman, tandis qu'ils considèrent l'État hébreu, que l'on voit comme l'« ennemi » historique des Arabes et des musulmans, et qui ne cesse pas à s'enorgueillir de sa « démocratie unique » au Proche-Orient, ils le considèrent comme garantie stratégique de la continuité de leur absolutum dominum obscurantiste ?

Troisièmement, comment expliquer le fait que pour un citoyen chiite libanais, par exemple, la fidélité au président syrien Bachar al-Assad prend la forme d'une allégeance, tandis que le rapport qui le lie au président libanais, obligatoirement catholique maronite, reste plutôt formelle que superficielle ?

Quatrièmement, comment expliquer le fait que malgré la propagande impérialiste et la désinformation médiatique contre la Syrie, nous constatons que la majorité des Syriens soutiennent toujours le président Bachar al-Assad ; et que la majorité des Libanais et des Irakiens, pour ne pas mentionner les Iraniens, le soutiennent aussi ?

Il est vrai que le nombre et la nature de causes déterminant un événement singulier quelconque sont toujours infinis, et qu'il n'y a dans les choses même aucune espèce de critères qui permettrait de sélectionner une fraction d'entre elles comme devant seule entrer en ligne de compte ; cependant, nous ne pouvons pas nous laisser pris par la confusion et les choses tues de la propagande impérialiste, car les causes sont infinis ; au contraire, notre travail analytique nécessite la répartition des causes infinies en groupes de causes finis que nous limitâmes en deux points précis : 1) les composants ethnico-religieux du paysage interne du Levant - c'est-à-dire la Syrie naturelle [4], que nous appelâmes dans la première partie de notre étude l'hétérogénéité culturelle syrienne ; et 2) la concrétisation politique de cette hétérogénéité dans l'émergence de nouveaux États, au lendemain du démembrement de l'Empire ottoman en 1918, selon des conditions historiques précises.

Sir Mark Sykes (à g.) et Francois George-Picot

De l'accord Sykes-Picot (1916)

Ainsi qu'en témoigne la carte géopolitique du Proche-Orient, les frontières des États actuels, furent dessinées en pleine Grande guerre (1914 - 1918), précisément selon un partage colonial, issu de plusieurs accords et traités imposés par la France et le Royaume-Uni, les deux grandes puissances colonialistes de l'époque ; citons-en l'Accord Sykes-Picot (1916), la Déclaration Balfour (1917), la Conférence de la Paix (1919), le Traité de Sèvres (1920) et le Traité de Lausanne (1923). Il en résulta que les Français et les Britanniques redessinèrent les frontières intérieures et extérieures des provinces arabes de l'Empire, selon leurs propres intérêts coloniaux, et non pas, évidemment, selon les intérêts des peuples conquis.

Ainsi furent créées les nouvelles frontières extérieures et intérieures du Levant.

Le premier accord entre puissances colonialistes, portant sur l'avenir des provinces arabes de l'Empire ottoman, fut celui de Sykes-Picot, en 1916. Les Grandes puissances étaient en pleine guerre. Le coût de cette guerre attint déjà des millions de cadavres et de mutilés, laissés dans les tranchées d'une guerre faite pour déterminer à quel groupe de brigands financiers reviendrait la plus grande part du butin des colonies. Cependant, loin du bombardement lourd de l'artillerie, à Downing Street à Londres, les deux puissances coloniales, la France et le Royaume-Uni se préparaient pour charcuter et dépecer la prise de l'Homme malade de l'Europe. Pour ces deux grandes puissances, la chute de l'Empire ottoman était immanente.

Faisant suite à un travail préparatoire épistolaire de plusieurs mois entre Paul Cambon, ambassadeur de France à Londres, et Sir Edward Grey, secrétaire d'État au Foreign Office, l'accord Sykes-Picot fut conclu entre la France et le Royaume-Uni, entre Sir Mark Sykes et François Georges-Picot, le 16 mai 1916. Cet accord prévoyait à terme un dépeçage du Levant et de la Mésopotamie ; plus précisément, l'espace compris entre la mer Noire, la mer Méditerranée, la mer Rouge, l'océan Indien et la mer Caspienne, alors partie intégrante de l'Empire ottoman.

En plus, la Russie tsariste et l'Italie participèrent aux délibérations et donnèrent leur accord aux termes de l'accord, qui demeurait secret jusqu'en janvier 1918, lorsque le nouveau gouvernement bolchévique en Russie le porta à la connaissance du gouvernement de la Sublime Porte, toujours possesseur des territoires concernés.

Selon l'accord Sykes-Picot, le Levant et la Mésopotamie, c'est-à-dire la Syrie naturelle, seront découpés en cinq zones : 1.Zone française, d'administration directe formée du Liban actuel et de la Cilicie ; 2.Zone arabe A, d'influence française comportant le nord de la Syrie actuelle et la province de Mossoul ; 3.Zone britannique, d'administration directe formée du Kuweit actuel et de la Mésopotamie ; 4.Zone arabe B, d'influence britannique, comprenant le sud de la Syrie actuelle, la Jordanie actuelle et la future Palestine mandataire ; 5.Zone d'administration internationale comprenant Saint-Jean-D'acre, Haïfa et Jérusalem. Le Royaume-Uni obtiendra le contrôle des ports de Haïfa et d'Acre [5].

De l'opposition étatsunienne à l'accord Sykes-Picot

Sur un autre plan, les États-Unis, qui se présentaient encore au début du XXe siècle comme force « libératrice », ne participèrent pas aux délégations de Sykes-Picot ; et le président Woodrow Wilson se tentait de mettre en avant l'argument de l'auto-détermination des peuples. Par conséquent, il exposa, le 8 janvier 1918 devant le Congrès américain, les quatorze points qui, selon lui, devraient aider au règlement de l'après guerre. Dans la logique de ces quatorze points, l'idée d'envoyer une commission d'enquête dans la province syrienne fut avancée.

Le douzième point donne la position de Wilson sur le partage de l'Empire ottoman :

« Aux régions turques de l'Empire ottoman actuel, devraient être assurées la souveraineté et la sécurité ; mais aux autres nations qui sont maintenant sous la domination turque on devrait garantir une sécurité absolue de vie et la pleine possibilité de se développer d'une façon autonome ; quant aux Dardanelles, elles devraient rester ouvertes en permanence, afin de permettre le libre passage aux vaisseaux et au commerce de toutes les nations, sous garantie internationale.
»
[6]

En effet, les principes de Wilson ne rejetèrent pas totalement, l'occupation française et britannique des provinces arabes de l'Empire ottoman ; au contraire, ils la légitimèrent. Les principes de Wilson reconnurent seulement la souveraineté des régions turques de l'Empire ; quant aux régions arabes, ces principes garantirent seulement, sans assurer, une sécurité absolue de vie et la pleine possibilité de se développer d'une façon autonome. Cela veut dire, sous entendu, que les points de Wilson considéraient les Syriens incapables de décider de leur propre sort ni de leur propre futur ; et qu'ils devaient rester sous une sorte de protectorat colonial avant qu'ils pussent avoir leur indépendance.

Du point de vue de son contenu et non pas de celui de sa forme, le discours « libératrice » de Wilson ne diffère pas beaucoup de celui déclaré par les puissances coloniales à la Conférence de Berlin [7] en 1884 justifiant le dépeçage de l'Afrique. Si la Conférence de Berlin (1884) adopta un discours « civilisateur » pour justifier le pillage de l'Afrique [8], la Conférence de la Paix (1919) préféra un discours « libérateur » pour régler le saccage du Proche-Orient. Nous rappelons aussi, en passant, du discours « démocratiste » de l'Empire étatsunien à la veille de l'invasion de l'Irak en 2003.

Au contraire de ce que la Conférence de la Paix propageait, les Syriens [9] étaient bien déterminés d'obtenir leur indépendance et de se gouverner indépendamment des puissances coloniales. Cela se justifie par la présence, depuis le XIXe siècle, de grands partis politiques, de mouvements, d'organisations, de clubs, de journaux, d'imprimeries, de publications, dont l'objectif principal était l'indépendance des provinces arabes de l'Empire ottoman. En effet, il n'est pas vrai que les Turcs, vaincus à la Grande guerre, laissèrent des broussailles et de terrains boisés, occupés par des populaces primitives, comme il plait au discours colonialiste d'en propager ; au contraire, les villes arabes de l'Empire ottoman eurent achevé, à cette époque, un niveau bien avancé dans le domaine de l'organisation urbaine.

Certainement, le positionnement des États-Unis face aux projets de découpage du Levant, à la veille de la Conférence de la Paix (1919), ne s'explique pas par la nature alors « libératrice » des États-Unis, ni par la « bonne volonté » et le « libre arbitre » du président américain Woodrow Wilson, paix à ses cendres, mais plutôt par l'analyse objective de l'abstinence étatsunienne, vue dans le contexte du rapport de force alors établi entre deux puissances coloniales chevronnées, ayant été sur le point de perdre la guerre en Europe, la France et le Royaume-Uni, d'un côté, et une puissance impérialiste ascendante, précipitée à leur secours en 1917, les États-Unis, de l'autre côté.

Autrement dit, les États-Unis voulaient, à cette époque, ralentir les ambitions coloniales de la France et du Royaume-Uni, qui se préparaient pour une colonisation complète du Levant, selon le modèle alors appliqué en Afrique. En plus, les intérêts étatsuniens exigeaient que les provinces arabes de l'Empire ottoman ne fussent pas sous occupation directe menant à une colonisation complète, telle qu'elle était exercée en Afrique, mais plutôt sous occupation indirecte, contrôlée par la Société des Nations.

Du mandat franco-britannique

Selon cette volonté de refuser l'impérialisme britannique et français, et ses manifestations, un nouveau système juridique fut progressivement mis en place. La Société des Nations organisa dans le cadre d'une commission une consultation des peuples concernés. La commission d'enquête King-Crane fut ainsi envoyée en 1919 en Palestine, au Liban, en Syrie et en Cilicie, afin d'enquêter les souhaits des populations quant à leur avenir. En Irak également, les Britanniques lancèrent une consultation populaire entre décembre 1918 et janvier 1919.

Sentant la situation leur échapper, les Français et les Britanniques, qui eurent participé à la prise de Damas en 1918, quittèrent la commission et imposèrent précipitamment sur les territoires concernés de nouvelles frontières telles qu'elles furent précisées par l'accord Sykes-Picot. L'année suivante, les forces britanniques se retirèrent de la zone d'influence revenant à la France, cédant son contrôle aux troupes françaises.

Incapable de faire face à la volonté des puissances coloniales, la Société des Nations leur confia, en 1920, un mandat sur les provinces arabes de l'Empire ottoman, lesquels devaient rapidement aboutir, au moins théoriquement, à l'indépendance des deux territoires. Toutefois, les nationalistes syriens, organisés depuis la fin du XIXe siècle, ayant espéré la création d'une Syrie indépendante, incluant la Palestine et le Liban, rejetèrent le mandat.

En mars 1920, le Congrès national syrien, élu en 1919, refusa le mandat français et proclama unilatéralement l'indépendance du pays. Néanmoins, en avril 1920, la conférence de San Remo confirma les accords Sykes-Picot, et légitima l'intervention militaire française. Par conséquent, les troupes du général Gouraud entrèrent à Damas en juillet, et écrasèrent brutalement l'indépendance de la Syrie. Des milliers de nationalistes syriens furent exécutés par les autorités d'occupation françaises. Ce fut alors l'effondrement du « grand projet arabe » de rassembler, autour de Damas, les provinces arabes autrefois parties de l'empire ottoman. Alors qu'elle avait été hostile envers les Turcs, la population syrienne développa rapidement un sentiment antifrançais.

Ainsi, en découpant la Syrie naturelle, émergèrent de nouveaux États, qui n'ont jamais existé avant l'occupation franco-britannique : l'Irak, la Jordanie, le Kuwait, le Liban, la Palestine, la Syrie, ainsi que deux autres États qui ne durèrent pas longtemps, grâce au rejet complet de la part du peuple syrien - ce rejet mena à la révolution syrienne (1925 - 1927) - nous parlons ici de l'État druze et de l'État alaouite.

Du point de départ 

Premièrement, notre point de vue concernant la guerre impérialiste contre la Syrie est fondé sur des données et des faits historiques ainsi que sur l'analyse objective du réel objectif, et non pas sur les données de la propagande impérialiste.

Deuxièmement, parler d'une conjuration ou d'une guerre impérialiste contre la Syrie ne sert pas, en aucun sens, à justifier la nature bureaucratique du régime syrien ; enfin de compte ni le parti Baath est l'héritier légitime de la première Internationale, ni le président syrien Bacahr al-Assad est un jacobin. Cependant, parler de l'insurrection islamiste de Hama et de Homs comme si l'on parlait de la Commune de Paris (1871), et glorifier des groupes islamistes salafistes comme s'il s'agissait des barricadiers et des communards ne sert non plus à construire une vision objective du réel objectif.

Troisièmement, parler d'une révolution en Syrie, au vrai sens du mot, n'est, en vérité, qu'une sorte de shamanisme intellectuel. Il faut d'abord préciser de quelle révolution s'agit-il ? Une révolution politique, sociale, religieuse ? Ensuite, il faut se demander si tout acte de violence, de destruction, de chaos constitue une « révolution ».

Il est vrai que les révolutions sont souvent menées de violences et de destruction de l'ancien ordre, mais est-ce que c'est vraiment la définition marxienne de la révolution ? En plus, peut-on dire que tout acte de violence visant à renverser un régime quelconque, pour établir un autre, constitue une révolution ? Absolument non ! Que ces actes de violence soient organisés et systématiques - l'exemple syrien - ou chaotiques - l'exemple libyen et yéménite - ne peuvent pas constituer une révolution dans le sens marxien du terme.

De la révolution chez Marx

Pour Marx, penseur de la révolution par excellence, le terme révolution a sa propre définition et ses propres conditions. Certainement, il y a chez Marx plusieurs définitions de la révolution. Des définitions purement politiques et assez traditionnelles - qui renvoient aux évènements violents qui aboutissent ou peuvent aboutir à une transformation du régime politique - et une définition plus large qui englobe tous les bouleversements sociaux, les révolutions sociales, conçues comme le résultat de la contradiction grandissante entre le développement des forces productives et les rapports sociaux de production :

À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. [10]

La définition du terme révolution est précise chez Marx ; c'est la révolution prolétarienne, celle qui renverse l'ordre bourgeois et établit à sa place la dictature du prolétariat, première phase d'un processus qui doit conduire au dépérissement de l'État et à l'instauration de la société communiste. Les révolutions sont les moyens par lesquels s'accomplit le passage plus ou moins long, plus ou moins violent, d'une époque historique à une autre, c'est-à-dire d'un mode de production à un autre, donc d'un certain type de rapports de classes et de rapports de domination à un autre.

Voici la définition de Marx, voici notre position idéologique de la soi-disant « révolution » syrienne.

De la « révolution » syrienne

En retournant à la question principale sur laquelle nous tentons d'établir notre analyse, est-ce que le cycle de violences qui frappent la Syrie depuis neuf mois constitue une révolution sociale telle qu'elle fut définie par Marx ? Est-ce que cette « révolution » peut-être conçue comme le résultat de la contradiction grandissante entre le développement des forces productives et les rapports sociaux de production ? Nous mettrons, certainement, notre réponse à la forme négative ; et le mot « révolution », lorsqu'il s'agit des violences en Syrie, doit être mis entre guillemets.

En fin de compte, ni la langue ni ses signes linguistiques ne constituent une propriété privée pour tel ou tel groupe politique ; il va de soi que les mousquetaires du Conseil national syrien ainsi que leur D'Artagnan, monsieur Bourhan Ghalioun, peuvent toujours se précipiter sur la scène des évènements historiques en déguisant en costume de jacobins.

Cependant, tout ce déguisement, ce maquillage, ces références à la première Révolution française ne servent, malheureusement, qu'à enjoliver le visage monstrueux de la conjuration impérialiste contre la Syrie ; car ni les carnages et les massacres systématiques dans les rues de Hama et de Homs, organisés par des groupes islamistes, et d'autres salafistes wahabistes, ciblés contre la majorité du peuple syrien, mais aussi contre les minorités chrétiennes et alaouites, toujours opposants à toute ingérence impérialiste dans les affaires intérieures de leur pays, ni ces carnages et massacres ni l'appel au secours des forces armées de l'OTAN par les mousquetaires du Conseil national syrien (CNS) ne ressemblent en aucun point à la première révolution prolétaire, celle de la Commune de Paris (1871).

De la démarcation sociale en Syrie

En effet, comme nous l'avons illustré dans la première partie de notre critique, la société syrienne se forme d'une hétérogénéité ethnico-religieuse. C'est-à-dire que la société syrienne, du point de vue du positionnement politique, se coupe verticalement et non pas horizontalement. La division sociale en Syrie, comme dans toutes les sociétés levantines, ne prend pas une forme de démarcation horizontale entre différentes classe sociales opposantes - l'aristocratie, la bourgeoisie et le prolétariat - mais plutôt une forme de démarcation verticale entre communautés ethnico-religieuses ; et l'appartenance à l'une de ces communautés reste plus enracinée dans la conscience identitaire que l'appartenance à une classe sociale.

Cette réalité entraina à l'apparition de frontières identitaires entre différentes communautés ethnico-religieuses, remontant à l'époque du califat abbasside ; ces frontières se sont manifestées plus tard en frontières régionales séparant les communautés ethnico-religieuses l'une de l'autre. Cependant, ces frontières que nous appellerons les frontières intérieures, faisaient toujours parties intrinsèques des grands Empires successifs de la région. Par exemple, sous le règne de l'Empire ottoman, les frontières intérieures constituaient des zones-contacts ; ce n'est qu'avec les ingérences des Grandes puissances aux affaires intérieures de l'Empire, au XIXe siècle, que ces frontières se transformèrent en zones-conflits. Les guerres civiles au Mont-Liban en constituent le meilleur témoin.

Au XXe siècle, au lendemain du démembrement de l'Empire ottoman, les puissances coloniales, la France et le Royaume-Uni, et d'après une série d'accords et de traités de découpage coloniale, reformèrent la carte politique du Levant, en créant de nouveaux États-Confessions, dont les frontières sont, d'une façon ou d'une autre, issues de frontières intérieures des provinces arabes levantines de l'Empire ottoman.

En un mot, les frontières intérieures des provinces levantines de l'Empire ottoman constituaient d'abord des zones-contacts entre différentes communautés ethnico-religieuses, et cela avant le XIXe siècle ; ensuite, sous l'effet des ingérences coloniales des Grandes puissances au XIXe siècle, ces zones-contacts se transformèrent en zones-conflits, comme en témoignent les guerres civiles au Mont-Liban et en Syrie entre 1830 et 1860 ; enfin au début du XXe siècle, les puissances coloniales firent de ces zones-conflits des frontières extérieures de nouveaux États-Ethnie et États-Religions émergés, où des groupes minoritaires possédaient le pouvoir, et régnaient malgré l'antipathie des groupes majoritaires

Somme toute

En guise de conclusion, la guerre impérialiste contre la Syrie vise à fragmenter ce qui fut déjà fragmenté ; c'est-à-dire à diviser ces États-Ethnico-Religions, émergés comme résultat du fait colonial, en États-Confessions, où chaque venelle, chaque bourbier seraient déclarés comme « État indépendant », et reconnus, évidemment, par les puissances impérialistes en tant que tel ; l'« indépendance » de Kosovo, issue de la guerre impérialiste contre la Yougoslavie, en fait témoin.

Sans nul doute possible, nous sommes persuadés que la Syrie, sous le régime Assad, forme un dernier obstacle, mais un obstacle infranchissable certainement, sur le chemin de l'expansion impérialiste au Proche-Orient.

Fida DAKROUB, Ph.D

[1] Citation de Fédor Dostoïevski

[2] Sur son lit de mort, l'Empereur romain August, se sentant de plus en plus faiblir, demanda un miroir, se fit peigner les cheveux et raser la barbe. Après quoi, il dit : N'ai-je pas bien joué mon rôle ? » ; Oui, lui répondit-on ; Battez donc des mains, dit-il, la pièce est finie ! Plaudite, acta est fabula !

[3] Voir l'article de l'auteur sur Le Grand Soir, Le 11-Vendémiaire de la Sainte-Révolution syrienne ou L'Échec du Conseil national syrien :  legrandsoir.info

[4] Il s'agit ici de la Syrie naturelle qui correspond grosso modo à la Syrie gréco-biblique, située entre l'Anatolie, la Mésopotamie, la Méditerranée et le Sinaï (actuellement : Syrie, Liban, Palestine, Jordanie, Irak, Kuwait et l'État hébreu).

[5] Laurens, Henry. Comment l'Empire ottoman fut dépecé, dans Le Monde Diplomatique, avril 2003.

[6] Les quatorze points du Président Wilson, message au Congrès exposant le programme de paix des Etats-Unis, le 8 janvier 1918.

[7] La Conférence de Berlin marqua l'organisation et la collaboration européenne pour le partage et la division de l'Afrique. Cette conférence commença le 15 novembre 1884 à Berlin et finit le 26 février 1885. À l'initiative du Portugal et organisée par Bismarck, l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, la Belgique, le Danemark, l'Espagne, la France, le Royaume-Uni, l'Italie, les Pays-Bas, le Portugal, la Russie, le Suède-Norvège et la Turquie ainsi que les États-Unis y participèrent. La conférence de Berlin n'a pas partagé l'Afrique entre les puissances coloniales, elle ne fait qu'établir les règles de ce partage.

[8] En 1876, la conférence de géographie de Bruxelles (12 - 19 septembre 1876) avait été convoquée par le roi des Belges Léopold II afin d'envoyer des expéditions au Congo pour les motifs présumées d'y abolir la traite des Noirs maintenue par les Arabes et, selon ses propre termes, de « civiliser » le continent africain.

[9] Par Syriens, nous voulons dire les habitants de la Syrie naturelle précédant le découpage coloniale de l'Accord Sykes-Picot.

[10] Marx, Karl. Critique de l'Économique politique. Préface de 1859 :  marxists.org

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