David GIBBS
Au moment où l'OTAN célèbre sa victoire sur la dictature de Kadhafi, l'opération suscite un malaise grandissant. L'intervention en Libye était supposée être un modèle de légalité mais elle s'est terminée en outrepassant les termes de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l'ONU qui autorisait la création d'une zone d'exclusion aérienne mais pas un changement de régime. L'implication des Etats-Unis a violé la War Powers Resolution*. L'intervention a été présentée comme une opération vraiment internationale mais elle a finalement été dirigée par la France et l'Angleterre, les principales puissances de l'âge d'or de la colonisation, ce qui a contribué à la mauvaise image de toute l'entreprise. L'intervention était supposée empêcher un massacre à Benghazi mais elle s'est soldée par un massacre à Syrte où des supporters de Kadhafi ont été exécutés en grand nombre. Elle était supposée dissuader d'autres tyrans d'opprimer leurs peuples, mais en fait elle n'a pas eu cet effet. De fait, la répression en Syrie s'est aggravée après l'intervention. L'intervention a des conséquences dangereuses pour la sécurité mondiale : La manière dont a été traité le despote libyen par les Occidentaux en persuadant d'abord Kadhafi de renoncer aux armes nucléaires pour ensuite le renverser a découragé d'autres pays d'abandonner leurs propres programmes nucléaires. L'intervention sape donc les efforts internationaux pour enrayer la prolifération nucléaire. De plus, des vastes stocks de missiles anti-aériens ont été volés dans les entrepôts de Kadhafi au cours de l'intervention ; ils ont probablement rejoint le marché mondial de l'armement. Et les observateurs, même parmi les plus endurcis, ont sans doute été choqués du sort réservé à Kadhafi lui-même, qui a apparemment été sodomisé avant d'être assassiné.
Dans ce contexte, les supporters de l'intervention, pour éloigner le débat des faits embarrassants, choisissent de s'en prendre à ceux qui ne partagent pas leur façon de voir. L'article de Michael Bérubé "La Libye et la gauche" qui sera bientôt publié dans The Point Magazine a fait beaucoup de bruit. L'article défend l'intervention tout en attaquant les écrivains qui s'y opposent tout spécialement ceux qui sont de gauche. Juan Cole et Brad DeLong ont tous deux recommandé l'article sur leurs sites Web et l'édition en ligne de The Economist en dit beaucoup de bien.
Bérubé condamne ce qu'il appelle "la gauche idiote" et ses "doctrines populistes sur la guerre" qui incluent l'opinion soit disant courante selon laquelle "Kadhafi était un progressiste en matière de politique intérieure et étrangère" qui avait "raison d'envoyer ses troupes écraser les insurgés". L'article insinue clairement que la plupart de ceux qui se sont opposés à l'intervention de l'OTAN en Libye étaient des amis de Kadhafi. Sur son blog, Cole donne raison à Bérubé et chante les louanges de son analyse qui, selon Cole, met en lumière "les théories nébuleuses, les mensonges éhontés" de la gauche "et son adoration béate pour Kadhafi" entre autres péchés.
Et Bérubé critique ceux qui remettent en question les raisons qu'a eu l'OTAN d'intervenir. Il est particulièrement énervé par les allégations que les réserves en pétrole du sol libyen qui sont les neuvièmes du monde puissent avoir eu une influence sur la décision d'intervenir. Les allégations que les états de l'OTAN auraient pu agir par intérêt sont balayées d'un revers de main comme étant de simples "slogans forgés au cours des quatre décennies d'activisme anti-guerre".
Et l'article se conclut en réclamant "une gauche rigoureusement internationaliste", une gauche qui soutienne "la liberté d'expression, la liberté de culte, la liberté de manger à sa faim et de vivre en sécurité," et qui oeuvre dans ce sens même si "cela entraîne parfois quelqu'un à soutenir la politique des Etats-Unis." Il est clairement sous-entendu ici et sans la moindre preuve que la gauche n'est pas internationaliste, qu'elle est opposée à la liberté d'expression, et ainsi de suite...
Il est vrai que Bérubé reconnaît par endroits que le tableau est plus complexe et qu'on peut s'opposer à l'intervention pour de bonnes raisons. Mais ces corrections sont brèves et de pure forme. Dans son ensemble l'article est une mise en coupe réglée de pratiquement tous ceux qui sont contre l'intervention par le biais d'insinuations calomnieuses principalement.
"La Libye et la gauche" sera sans doute cité par beaucoup de gens qui ne se rendent pas compte que l'article est chaotique, mesquin et plein de contradictions ; que la plus grande partie de ses "preuves" consiste en longues citations de Cole (qui semble avoir constitué une société d'échange de louanges avec Bérubé) ; qu'il ne cite que peu de faits et que ceux qu'il cite le sont de manière tendancieuse ; qu'il attaque davantage la moralité du mouvement anti-interventionniste que leurs revendications concrètes ; et que par dessus tout, il est un cas d'école de l'utilisation d'arguments ad hominen** profondément illogiques.
Voyons maintenant vers ce qui s'est réellement passé pendant la dictature de Kadhafi : En fait il y a eu un problème de collaboration de l'Occident avec la dictature. Cependant le problème n'était pas celui de la collaboration de la gauche qui était relativement faible. Ceux qui ont vraiment collaboré sont les leaders mêmes qui viennent de l'écraser ce sont eux qui étaient les supporters de Kadhafi il y a encore quelques mois. l'histoire de cette collaboration est essentielle pour comprendre la récente intervention de l'OTAN.
Voilà les faits : Vers 2003, Kadhafi a offert d'abandonner ses méthodes politiques radicales y compris son soutien au terrorisme et son programme de développement nucléaire à condition que les puissances occidentales fassent la paix avec lui et lèvent les sanctions économiques mises en place en 1980. Il a aussi offert de coopérer à la guerre contre le terrorisme. Les Etats-Unis et les puissances européennes ont accepté le marché et Kadhafi est devenu un allié de facto. A l'intérieur, l'oppression de son propre peuple s'est poursuivie comme avant mais ce n'était pas un problème parce que les officiels occidentaux se moquaient bien des droits humains.
Il est important de souligner que la collaboration de l'Occident avec Kadhafi pendant la période a été vraiment très étroite. Plusieurs états ont essayé de lui vendre des armes. Les Français en particulier ont tenté de lui vendre des avions de combat jusqu'en janvier dernier, seulement deux mois avant de commencer à le bombarder. Ironiquement, l'avion que les Français voulaient lui vendre était le Rafale qui fut ensuite le principal avion de combat utilisé contre Kadhafi quand la politique française a changé. Il ne faut pas être choqué du revirement cynique d'alliance des Français dans ce cas, la France a une longue histoire de cyniques contrats d'armement derrière elle (avec des ventes importantes à la Libye dans les années 1970).
Les leaders de plusieurs états de l'OTAN en plus de la France ont établi des relations étroites avec Kadhafi et son histoire passée de terrorisme a été oubliée. Les multinationales occidentales ont investi beaucoup d'argent dans les champs de pétrole libyens et les agents de MI-6 britannique ont tissé des liens étroits avec le personnel de la sécurité libyenne. Le trait le plus troublant des accords postérieurs à 2003 avec Kadhafi concerne peut-être la pratique de extraordinary rendition*** : Nous savons maintenant que la CIA a envoyé des personnes suspectées de terrorisme en Libye pour y être torturées par les hommes de Kadhafi.
L'alliance pro-Kadhafi de Dennis Kucinich est peu de chose en comparaison de cette collusion répugnante avec les pratiques de torture libyennes.
Et la collaboration a été plus loin encore. Des ONG ont accepté l'argent de Kadhafi, sans problèmes de conscience. La London School of Economics a reçu des contributions de la famille de Kadhafi qui voulait améliorer son image en Angleterre. Aux Etats-Unis, la firme de consultants Monitor Group a organisé des rencontres entre d'éminents Américains et le dictateur libyen.
Les élites occidentales étaient donc parfaitement à l'aise avec la règle oppressive de Kadhafi y compris son usage de la torture. Ces états n'ont rompu avec Kadhafi que lorsque son pouvoir a été ébranlé par le Printemps Arabe et qu'il a cessé de leur être utile. Il n'était plus considéré comme la meilleure garantie que les Occidentaux auraient accès aux ressources en pétrole de la Libye.
Le retournement des pro-Kadhafistes en anti-Kadhafistes a été si rapide et si bassement opportuniste qu'il faut le voir comme un autre épisode de la sordide histoire de la realpolitik. Et contrairement à ce que prétend Bérubé, cette collaboration n'a pas été originellement le fait de la gauche pacifiste. Elle a été le fait des mêmes leaders qui aujourd'hui se targuent d'avoir fait oeuvre de justice en renversant le tyran qui était un de leurs meilleurs alliés quelques mois plus tôt.
"The left and Kadhafi" sert surtout à blanchir l'histoire de la collaboration officielle avec la dictature de Kadhafi et dans ce sens l'article contribue à l'amnésie historique et à l'ignorance en matière de politique étrangère. Les supporters de l'intervention peuvent se bercer de l'illusion que les gens de gauche ont été les principaux supporters de Kadhafi mais ça n'en reste pas moins une illusion.
L'article est aussi un témoignage de la dégradation du débat public où les questions sérieuses sont réduites à des attaques ad hominem. Bérubé se présente comme quelqu'un de la "gauche décente" mais il utilise les même techniques que David Horowitz et la droite McCarthyste.
David N. Gibbs
David N. Gibbs est professeur d 'histoire à l'université d'Arizona ; il a publié de nombreux ouvrages sur les relations internationales, l'économie politique et la politique étrangères des Etats-Unis. Son dernier livre est : First Do No Harm : Humanitarian Intervention and the Destruction of Yugoslavia (Vanderbilt University Press, 2009).
Note
* The War Powers Resolution de 1973 est une loi fédérale qui a pour but de réduire le pouvoir du président en lui interdisant de déclarer la guerre au nom des Etats-Unis sans l'accord du Congrès.
** L'argument ad hominem ou argumentum ad hominem est une locution latine qui désigne le fait de confondre un adversaire en lui opposant ses propres paroles ou ses propres actes. Il sert fréquemment à discréditer des arguments sans les discuter en raison de la personne qui les présente. Wikipedia.
*** Le terme rendition (qu'on peut vaguement traduire par « transfert ») désigne l'action de transférer un prisonnier d'un pays à un autre hors du cadre judiciaire, notamment hors des procédures normales d'extradition.
Ce terme a été médiatisé dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme », notamment à propos d'opérations de la CIA américaine de transport clandestin de prisonniers, parfois précédé d'un enlèvement et parfois associé à une sorte « d'externalisation » de la torture, les États-Unis faisant torturer des prisonniers dans des pays alliés tout en l'interdisant sur leur territoire.
Lorsque le sujet est d'abord enlevé au cours d'une opération clandestine avant d'être transféré, on parle d'extraordinary rendition. Wikipedia.
Pour consulter l'original : counterpunch.org
Traduction : Dominique Muselet pour LGS