Simon de Beer
J'ai écrit ce texte de retour de Libye, en août dernier. La « chute » de Tripoli m'avait dissuadé de le publier, estimant que personne ne prendrait mon témoignage au sérieux. Aujourd'hui que la Libye est plongée dans le chaos, qu'islamistes et milices y font - comme c'était prévisible - la loi tandis que grands patrons et industriels occidentaux négocient de juteux contrats (1) ; aujourd'hui que la Syrie est à son tour menacée d'une guerre basée sur des mensonges et dont les conséquences seraient encore une fois pires que le mal que l'on prétend combattre (2), j'ai pensé qu'il était utile de le publier pour montrer à quel point les grands médias peuvent déformer la réalité d'un conflit et tromper ainsi l'opinion.
Manifestation contre la guerre de l'OTAN, Tripoli, 8 juillet 2011
En Libye, je pensais me retrouver au centre de violents combats. Les jours précédant notre départ, les médias occidentaux n'avaient cessé de dire que les rebelles gagnaient du terrain vers Tripoli, notre destination. Le 28 juin, Le Figaro révélait que la France avait parachuté des armes aux insurgés, ce qui leur avait permis de progresser au sud de la capitale. Selon Paris, l'OTAN espérait ainsi réveiller les mouvements d'opposition qui s'y trouvaient et « provoquer un soulèvement de Tripoli contre le clan du dictateur. » Le 3 juillet date de notre départ TF1 rapportait que « La rébellion libyenne [...] se prépar[ait] à une offensive majeure dans les 48 heures ». Selon la chaîne française, « les insurgés cherch[aient] notamment à reprendre Bir Al-Ghanam [...] afin d'être à portée de canon de la capitale libyenne. »
Lorsque nous avons passé la frontière à Ras Jedir, j'ai été surpris par l'absence de soldats et d'infrastructures militaires. Il y avait certes des check-points sur la route, gardés par quelques kadhafistes armés, mais pas de chars, de canons ou d'armement lourd. Tout était calme. Cela contrastait avec ce que j'avais pu voir deux ans plus tôt au Kosovo. Dans cette province de la Serbie, où l'OTAN mène depuis douze ans une « opération de soutien de la paix » pour instaurer la « stabilité (3) », l'entièreté du territoire est quadrillée par des patrouilles internationales sans lesquelles la situation exploserait immédiatement. Visiblement, dans les parties de la Libye que nous avons traversées le premier jour, l'opposition à Kadhafi était marginale. Il n'y avait pas besoin de répression pour la contenir.
Même impression à Tripoli, où la vie semblait suivre son cours habituel. Je me suis baladé, seul ou avec d'autres journalistes, dans plusieurs quartiers. Partout, les magasins étaient ouverts et approvisionnés, les terrasses des cafés étaient remplies, des enfants jouaient dans la rue. Des drapeaux verts flottaient en signe de soutien au gouvernement, des slogans anti-OTAN résonnaient de place en place. Contrairement à ce que j'ai pu lire dans plusieurs journaux, les plages étaient fréquentées. Seuls les chantiers de construction – dirigés par des compagnies étrangères ayant quitté le pays – étaient désertés.
Sur son site, [Le Monde] a écrit le 9 juillet que des « restrictions importantes, notamment d'essence, contraignaient les habitants à l'inactivité ». Effectivement, j'ai pu constater de longues files d'attente devant les stations-services. Cependant, pour être complet, Le Monde aurait dû préciser que les rebelles avaient pris possession d'un grand nombre de puits de pétrole et que, la majorité des raffineries libyennes se trouvant en Italie, il était désormais impossible à l'État libyen de se procurer de l'essence en suffisance. Il ne s'agissait donc pas de restrictions, comme le prétendait Le Monde, mais de pénuries voulues et organisées par l'OTAN et ses alliés. Plus tard, le détournement d'un pétrolier libyen amarré dans les eaux européennes confirmera la volonté des rebelles d'étouffer économiquement le régime libyen (4). Par ailleurs, le journal a caché à ses lecteurs une série d'informations importantes concernant les prétendues restrictions. Notamment que, en Libye, un plein coûtait environ un euro, prix qui n'avait pas augmenté depuis le début de la guerre malgré la forte demande ; que les Libyens, plutôt aisés, avaient tous deux ou trois voitures (voire plus), ce qui démultipliait leurs besoins en essence ; ou encore que les habitants de Tripoli, lorsqu'on leur demandait quelle était la cause des pénuries, répondaient tous les rebelles et l'OTAN, jamais Kadhafi.
La vie à Tripoli semblait donc normale dans son ensemble, sans tensions. Toutefois, à plusieurs reprises, j'ai entendu des rafales de coups de feu. Un soir, de la fenêtre de ma chambre, j'ai aperçu la lumière d'un fusil qui déchargeait à quelques dizaines de mètre de l'hôtel. Croyant être enfin le témoin des violences dont me parlaient quotidiennement les grands médias, j'ai demandé à différentes personnes s'il s'agissait de combats. Les réponses ont été unanimes : c'était – m'assurait-on – des coups tirés en l'air en signe de joie et de soutien au régime en place, coutume courante en Libye. Dans un premier temps, j'étais sceptique, pensant qu'on essayait de me manipuler. Par la suite, j'ai remarqué que les Libyens n'accordaient aucune importance au bruit des tirs. Les enfants, en particulier, n'arrêtaient pas leurs jeux, tandis que le moindre bruit d'avion les faisaient lever la tête au ciel d'un air inquiet. Aussi l'idée qu'il s'agissait de tirs en l'air m'a-t-elle semblé plausible, même si cela n'excluait pas qu'il y ait aussi des combats. Cependant, en huit jours sur place, je dois admettre que je n'en ai jamais vu. J'ai en revanche eu l'occasion d'observer plusieurs scènes de liesse où, effectivement, des salves étaient tirées. Il faut dire que le gouvernement libyen avait distribué dès le début de la guerre des milliers de kalachnikov à la population au cas où l'OTAN se serait engagée dans une intervention au sol (les estimations montent jusqu'à deux millions). Les armes ne manquaient donc pas à Tripoli, ce qui prouve le soutien qu'avait Kadhafi parmi la population.
Un jour que je me trouvais à une manifestation pro-Kadhafi, j'ai entendu un journaliste du Nouvel Observateur demander à son voisin si les coups de feu qu'on percevait la nuit provenaient d'échanges de tirs entre rebelles et militaires. Son interlocuteur, habitant de Tripoli, lui a répondu avec beaucoup de tact qu'il pensait que c'était des coups de feu en l'air. Le journaliste, visiblement insatisfait de cette réponse, a insisté. Rien à faire : le tripolitain maintenait qu'il s'agissait de tirs de joie, enjoignant le journaliste à aller vérifier par lui-même s'il le désirait. C'était le jeudi 7 juillet. Deux jours plus tard, on lisait dans Le Nouvel Observateur qu'il y avait « de plus en plus de tirs à Tripoli », que ces tirs provenaient « d'échanges entre rebelles et militaires » et qu'on ne pouvait les confondre « avec des tirs de joie », ce qui est « monnaie courante » en Libye.
« Les journalistes occidentaux », m'a un jour dit un Libyen, « ce ne sont pas des journalistes. Ils disent le contraire de la vérité. S'il vous plaît, quand vous serez de retour chez vous, tenez-vous en aux faits. »
Notes :(1) Les articles qui décrivent l'actuelle situation ne manquent pas, y compris dans presse qui a soutenu la guerre. Voir par exemple dans Le Monde, « Washington s'inquiète de la campagne de recrutement d'Al-Qaida en Libye », 31/12/2011 ou « En Libye, le chef du CNT craint une "guerre civile" », 4/1/2011. Cette situation était évidemment prévisible et constitue l'une des raisons pour lesquelles une opposition à la guerre était justifiée.
(3) Voir sur le site de l'Alliance « Le rôle de l'OTAN au Kosovo ».
Source : michelcollon.info