par Kipa Apic
Damas, 9 février 2012 (Apic) L'insurrection armée en Syrie "s'islamise" de plus en plus, d'après divers témoignages récoltés sur place par l'agence de presse catholique AsiaNews, à Rome. Le patriarche melkite Grégoire III Laham, qui réside habituellement dans la capitale syrienne Damas, refuse cependant pour l'instant de qualifier d'intercommunautaire le conflit qui ensanglante son pays.
L'agence de presse catholique AsiaNews affirme le 8 février que la violence augmente chaque jour davantage contre les minorités alaouites et chrétiennes, et contre tous ceux qui sont soupçonnés d'être du côté du gouvernement.
Syrie Monastère de Saint Jacques-le-Mutilé (Photo: ww.maryakub.org)
Il faut poser le problème en termes sociaux, "parler de citoyens syriens, et non pas de chrétiens", assure de son côté le patriarche Grégoire III. Dans une interview publiée mardi 7 février dans le quotidien francophone "L'Orient-Le Jour", publié à Beyrouth, il considère que le problème n'est pas religieux, "même si certains introduisent cet élément dans leur analyse". Il n'empêche que les trois évêques de Homs et de Hama, un prélat catholique et deux orthodoxes, ont quitté la ville, annonce pour sa part l'agence de presse missionnaire Misna à Rome. "Seuls des prêtres orthodoxes et quelques autres catholiques sont restés à Homs".
La violence vient des deux partis en conflit
Selon les témoignages recueillis sur place par l'agence AsiaNews, la situation interne en Syrie montre des signes d'une radicalisation confessionnelle croissante. Si ces témoins veulent rester anonymes pour raison de sécurité, c'est parce que ceux qui ne partagent pas la vision des groupes armés sont repérés et souvent éliminés physiquement.
Ces témoignages vont à l'encontre de la vision simpliste des médias internationaux qui s'appuient trop souvent sur des sources militantes et non vérifiées. "Nos sources sont des voix qui racontent une histoire différentes de celle qui prévaut dans les mass médias, et qui montrent que la violence exercée sur la population vient des deux partis en conflits", souligne AsiaNews.
Obéir aux insurgés ou mourir
Ainsi, note-t-elle, deux jeunes pères de familles ont été tués à Homs, "mais pas par l'armée..." Leur unique faute, être allés acheter du pain pour tous ceux qui avaient trop peur pour sortir de leur maison. Ils ont été abattus dans la boulangerie. D'autres ont été assassinés uniquement parce qu'ils travaillaient dans leur magasin et n'avaient pas adhéré à la paralysie de la ville décrétée par les insurgés.
L'opposition et les pays arabes demandent que le régime retire ses blindés des rues. Mais les personnes interrogées ont rappelé que c'est grâce aux blindés de l'armée qu'elles ont pu passer la dernière fois qu'elles sont revenues d'Alep, au début de décembre. Elles n'ont plus osé s'y rendre en voiture depuis. L'armée avait créé un corridor pour les voitures civiles. "Les voitures et les bus ont passé au milieu des tirs, entourées par les blindés... S'il n'y avait pas l'armée pour contrôler, personne ne pourrait plus passer sur les autoroutes... Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de violence de la part de l'armée, il y en a, c'est sûr, pas question d'être naïfs!"
A Homs, les chrétiens sont dans le collimateur des insurgés
A Homs, relève AsiaNews, les chrétiens sont désormais dans le collimateur des insurgés sunnites, comme le sont les alaouites, la minorité à laquelle appartient le président Bachar al-Assad. Les insurgés n'épargnent personne: un chrétien de Tartous raconte par exemple que ses trois neveux, fils de son frère, ont été abattus à Homs, dans leur atelier, simplement parce qu'ils réparaient une voiture appartenant à la police.
Si la situation est grave pour les chrétiens, le fossé s'est encore davantage creusé entre sunnites et alaouites, la confession à laquelle sont rattachés les Assad. Les sunnites ont peur de traverser les villages alaouites, et vice-versa. Dans certaines zones, les deux forces sont présentes en alternance, ce qui génère une situation de peur constante au sein de la population.
D'autres sources locales, non liées au régime en place à Damas, critiquent la manière dont les médias, notamment internationaux, décrivent la situation sur le terrain. Ils disent que depuis la mi-mars 2011, la répression de la révolte par l'armée a fait plus de 6'000 morts en Syrie, alors que nombre de civils, sans parler des soldats et des membres des forces de sécurité loyalistes, ont été tués par les insurgés. AsiaNews parle de "mur inexpugnable de la désinformation".
Les chrétiens de Syrie vont-ils partager le sort de leurs coreligionnaires d'Irak ?
"La réalité n'est pas binaire (...). Elle est complexe. Y aura-t-il encore une place pour les chrétiens syriens dans la déstabilisation en cours dans cette société composite ? Le destin de la Syrie va-t-il ressembler à celui de l'Irak, nous le savons pas", écrit pour sa part le Monastère de Saint Jacques le Mutilé (Deir Mar Yakub) Cf. www.maryakub.org.
Sur le site internet de ce couvent, situé dans le village de Qâra, à 15 km de l'Antiliban, à la frontière libanaise, et à 100 km au nord de Damas, on peut lire que les chrétiens du diocèse de Homs, Hama et Yabroud étaient intégrés au tissu social comme des citoyens à part entière, mais la situation a radicalement changé.
Le Monastère, qui milite "contre tout ce qui est contraire à la loi de Dieu et aux droits de l'homme", déclare prendre position pour les pauvres et les maltraités, "particulièrement pour les civils innocents, qu'ils soient ciblés par le régime ou par les bandes armées de l'insurrection".
"Le peuple veut déclarer le Jihad !"
"Avant les évènements qui ensanglantent la Syrie, il était inconvenant de décliner sa confession religieuse. Aujourd'hui il n'en est plus ainsi. Le conflit qui s'instaure est passé d'une réclamation populaire de liberté et démocratie à une révolution islamiste.
Le vendredi 20 janvier le slogan fatidique a été brandi par les Comités de coordination de la révolution: "Le peuple veut déclarer le Jihad !". Jusqu'à présent nous n'avons pas fait état d'une 'persécution' directe qui frapperait les chrétiens. Ils étaient englobés dans les sévices ciblant la population participant à la vie civile. Mais il semble que la donne commence à changer. Comme si la tendance qui couvait devenait dorénavant une consigne. Le futur le dira".
La liste des attentats antichrétiens s'allonge
Le Monastère de Saint Jacques le Mutilé a dressé une liste des attentats contre les chrétiens de ces dernières semaines, à commencer par l'assassinat par les insurgés, le 25 janvier, du Père Basilios Nassar, curé grec orthodoxe du village de Kfar Bohom, dans la province de Hama. Il a été abattu alors qu'il venait en aide à un homme agressé par les insurgés dans la rue Jarajima à Hama. "C'est la première fois, depuis l'insurrection, qu'un prêtre est la cible de la violence aveugle qui est devenue l'arme redoutable d'une insurrection de plus en plus manipulée", peut-on lire sur le site internet du monastère. "Ce meurtre est alarmant. Il conforte les craintes de voir la révolution syrienne tourner au conflit confessionnel. Sous couvert d'une quête de liberté et de démocratie les insurgés se révèlent comme des islamistes qui s'en prennent à des civils innocents dans une démarche de discrimination religieuse".
Le site mentionne également l'exécution le 26 janvier, devant sa maison, de Zafer Karam Issa, un major âgé de 30 ans appartenant à la communauté chrétienne, abattu d'une centaine de balles par un commando dirigé par le fils de l'Emir islamiste de Yabroud, M. Khadra. Durant la même semaine, un jeune chrétien, Khairo Kassouha, âgé de 24 ans, a été lui aussi abattu en sortant de chez lui à Kusayr.
Le Père Mayas Abboud, recteur du petit séminaire grec-catholique à Damas, témoigne de ce qu'il a entendu au téléphone de la veuve de Nidal Arbache, un chauffeur de taxi abattu par les insurgés. "Ici à Kusayr nous sommes livrés au bon plaisir des insurgés qui font la loi chez nous. Nous nous attendons à toutes sortes de sévices. Nous n'avons rien ni personne pour nous protéger. Je vous en supplie Père, prenez cela comme un testament. S'il m'arrive quelque chose de fâcheux je vous confie mon fils, prenez soin de lui. Toute notre famille est menacée par les bandes armées".
A Kusayr, un cousin de Père Louka, curé de Nebek, raconte qu'il rentrait dans la localité lorsqu'à un rond-point de la ville il a été arrêté par des insurgés. "Ils m'ont réclamé mes papiers et m'ont fait attendre deux heures pour vérifier si mon nom est cité dans les listes issues par les comités de coordination de la révolution qui sont désormais des organes de référence judiciaire. Si mon nom avait été mentionné, j'aurais été exécuté sur place comme ils le font avec d'autres".
A Homs, la liste des victimes s'allonge, selon le Monastère: Plus de 230 chrétiens ont été abattus. Plusieurs sont kidnappés. Souvent les insurgés réclament une rançon qui varie entre 20'000 et 40'000 dollars par personne. Certains quartiers mixtes comme Bab Sbah ou Hamidiyeh à Homs voient 80% de leurs habitants chrétiens les déserter pour s'établir chez des amis ou des parents dans les régions de la Vallée des chrétiens. Les chrétiens de Hama et de sa province font de même. "Le mouvement est progressif mais implacable", peut-on encore lire sur le site du Monastère Saint-Jacques-Le Mutilé www.maryakub.org. (apic/asian/com/be)