par Frédéric Lemaire, le 20 février 2012
La crise de la dette est une véritable aubaine pour les éditocrates ; on l'a vu dans un précédent article, c'est l'occasion rêvée de reprendre en choeur l'hymne à la rigueur, en vantant la « vertu budgétaire », la « rigueur » (qu'elle soit de gauche ou de droite), « l'intégration budgétaire » et fustigeant les déficits, l' « incurie » et le « laxisme » des pouvoirs publics. Ainsi le projet de nouveau traité européen, proposé par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel pour imposer la « discipline budgétaire », se pose-t-il comme une évidence pour Le Monde et son éditorialiste-vedette. À n'importe quel prix ?
Au sein de l'orchestre des éditocrates, le directeur du Monde, Erik Izraelewicz, joue sa partition avec application. L'ancien journaliste économique excelle particulièrement dans le rôle d'oracle des marchés : à longueur d'éditoriaux, il distille ses encouragements à ceux qui ont le bon goût de préférer le choix « difficile » mais pragmatique de la rigueur, et ses avertissements à ceux qui auraient l'impudence, par leurs déclarations inopportunes, d'effrayer les marchés au risque de perdre leur « fragile » confiance.
La séquence - qui n'est pas encore terminée - autour de l'adoption du nouveau traité européen illustre tout à fait les talents du directeur du Monde. Il n'a pas hésité à lancer le quotidien du soir dans une véritable croisade pour l'adoption du nouveau « Pacte budgétaire ». En toute objectivité ? Cela va sans dire.
Nous le rappelions dans un précédent article ( Le mercato des médiacrates, ou le ballet des interchangeables), Erik Izraelewicz n'est pas tombé de la dernière pluie. L'année dernière, il était nommé directeur du Monde, « onze ans après l'avoir quitté pour rejoindre Les Échos, où il a été, successivement, rédacteur en chef, directeur-adjoint de la rédaction (2006) et directeur de la rédaction (2007). C'est à cette époque qu'il anime une chronique économique quotidienne sur... Europe 1, qu'il a cessée depuis. Avant son récent retour au bercail, Izraelewicz a cessé sa collaboration avec Les Échos pour devenir directeur de la rédaction de la Tribune jusqu'à l'été 2010. »
Autant dire que le directeur du Monde connaît bien les marchés - pour les avoir fréquenté de près. De sa carrière dans le journalisme économique, il a semble-t-il gardé le langage automatique, et une propension toute particulière à naturaliser les injonctions des « marchés ».
La Pacte budgétaire : un choix éditorial
A l'en croire dans son éditorial du 14 janvier, qui traite de la dégradation de la note de la France par une agence de notation, l'économie européenne serait une sorte de tournoi sportif dont les agences seraient les arbitres objectifs. Ainsi Standard's and Poor aurait décidé de « reléguer la France en seconde division. » Conséquence ? « La France avait 20 sur 20 ; elle n'a plus que 19 sur 20. Elle reste, comme le dit le gouvernement, une valeur sûre. » Ouf !
Le directeur du Monde explique alors que l'Europe se divise en deux catégories : ceux qui sont « rigoureux », et ceux qui sont dégradés. En l'occurrence, la France appartient à la seconde catégorie... c'est du moins ce que révèlent le « palmarès » des agences. « Il y a clairement aujourd'hui au sein de la zone euro deux Europes » ; ceux qui ont le pistolet chargé, « l'Europe du Nord, ces pays rigoureux dans leurs comptes publics et disposant d'un réel potentiel de croissance », et ceux qui creusent (les déficits), « une Europe du Sud, dont les Etats sont en grande difficulté financière et qui affichent des perspectives de croissance très modestes. »
On retiendra la leçon paradoxale suivante : la France avec son 19/20 (« comme dit le gouvernement, une valeur sûre ») fait néanmoins partie des Etats en grande difficulté financière. Quoi qu'il en soit, une chance s'offre à elle : l'Europe... Mais pas n'importe laquelle : celle de Sarkozy et Merkel, c'est-à-dire celle de la « discipline budgétaire ». En témoigne l'éditorial du 10 décembre 2011, qui revient sur l'accord intergouvernemental sur le projet de « Pacte budgétaire » entre 25 pays européens, sans la Grande-Bretagne.
L'éditorialiste commence par confesser son amour de la Grande-Bretagne, son attirance pour le modèle britannique, déclinée à l'infini, son appétence pour « un bon Fish and Chips »... avant de mieux fustiger l'absence de foi européenne des britanniques : « Ils n'y croient pas. Ils ne croient pas à l'idée européenne. » C'est pourquoi selon lui « l'Allemagne, la France et la plupart des autres membres de l'Union européenne ont eu raison de dire non à Londres. » L'adoption de ce traité serait-elle exclusivement une question de « croyance » ? Presque. Du contenu de cet accord, le lecteur ne retiendra qu'une chose : il prévoit « des normes de discipline budgétaire plus impérieuses ». Mais encore ?
Quant à la vocation de ce traité, l'éditorialiste du Monde est sans appel : « Il s'agissait, une fois de plus, de sauver l'euro. » Avant de marteler que « le sommet de Bruxelles a tracé les grandes lignes d'une meilleure gouvernance budgétaire de la zone euro. C'est bien. Ce n'est pas suffisant. »
La Pacte budgétaire... avec Nicolas Sarkozy
« C'est bien. Ce n'est pas suffisant »... c'est probablement ce que le directeur du Monde a dû penser pour lui-même en relisant son éditorial. Pour mieux convaincre son lectorat de la nécessité « impérieuse » de ce Pacte budgétaire, le professeur de foi européenne s'offre un interlocuteur de choix, en la personne de Nicolas Sarkozy.
Le Monde publie ainsi à grand renfort de publicité un entretien de deux pages, dans l'édition du 13 décembre, où le Président-pas-encore-candidat a tout le loisir de faire son service après-vente. La contradiction offerte par le directeur du Monde est en effet insoutenable. Morceaux choisis :
« Vous avez dit que jamais le risque d'explosion de l'Europe n'avait été aussi élevé. Après le sommet de Bruxelles de jeudi et vendredi, ce risque est-il écarté ? » s'interroge Israelewicz, qui reprend à son compte les déclarations catastrophistes de Nicolas Sarkozy.
Une question impertinente à quoi le Président, facile de modestie, ne manque pas de répondre que cet accord a tout simplement permis de « réparer les insuffisances de l'euro » face au risque d' « explosion de la zone euro »... Pour conclure : « nous étions tous au bord du précipice. » Des déclarations, on l'imagine, qui n'ont pas manqué de faire frémir le directeur du Monde.
« L'accord de Bruxelles répond-il à ces éléments de la crise ? » demande alors Israelewicz. Faussement candide, il connaît déjà la réponse puisqu'il l'a donnée dans son éditorial du 10 décembre. Sarkozy a le champ libre, utilisant les mêmes arguments que son interlocuteur trois jours auparavant : « Il y répond d'abord par la création d'une authentique gouvernance économique. » Désormais, « les maîtres mots seront la convergence des économies, des règles budgétaires, de la fiscalité. »
On imagine le directeur du Monde ravi par ces déclarations. Cela ne l'empêche pas d'être pris d'inquiétude. « Ne craignez-vous pas des problèmes de ratification ? » C'est bien vrai, on ne sait jamais. Comme avec l' affaire du referendum grec, il ne manquerait plus que les peuples européens ne mettent le nez dans les affaires des spécialistes. Sarkozy le rassure : « non, car la procédure retenue est plus légère, même si chaque pays reste maître de la procédure de ratification. »
Sarkozy, déroule : « Il nous faut à la fois réduire notre déficit et notre endettement, libérer le travail et retrouver de la compétitivité. » martèle-t-il. Le directeur du Monde s'insurge : « Mais les agences ne nous en rendent pas justice... » Ce n'est pas l'agence de notation du Monde qui aurait dégradé Sarkozy.
Quoique ? Face aux tirades enflammées du Président sur le thème de l'« effort de discipline », Israelewicz est tout de même pris d'une forme de suspicion : « Vous avez mis du temps à apprécier le modèle allemand... »
C'est de bonne guerre. Rien de bien méchant, sachant que le directeur du Monde préfère garder ses flèches pour le candidat socialiste et l'opposition, qui ont annoncé leur intention de renégocier le Pacte. Plus royaliste que le roi, il s'inquiète :
- Les élections à venir empêchent-elles une union nationale qui serait utile ?
- Diriez-vous que le comportement des socialistes français coûte à la France ?
- François Hollande vous accuse de courir après la crise...
Cette véritable démonstration de journalisme n'aura pas laissé le lecteur du Monde indifférent (voir les réactions des lecteurs en annexe). Et pourtant, ce qu'un début...
Le pacte budgétaire... contre François Hollande
Courant janvier, Le Monde publie un article, dont le titre sonne comme un avertissement : « Hollande aura fort à faire pour renégocier le "pacte budgétaire" européen », signé par le correspondant à Bruxelles du quotidien, Philippe Ricard.
Pour lui, Hollande répète qu'il entend renégocier le « pacte budégtaire » « comme pour mieux se démarquer de Nicolas Sarkozy sur les questions européennes. » Autant le dire tout de suite : Acrimed n'a pas vocation à entrer dans le débat sur l'opportunisme éventuel des déclarations du candidat socialiste. Mais Le Monde ne semble pas partager nos scrupules en la matière...
Outre la question de l'opportunisme, l'article souligne l'isolement du candidat socialiste sur la scène européenne, en précisant que « Martin Schulz, le nouveau président (socialiste) du Parlement européen, ne soutient pas non plus vraiment la ligne du candidat socialiste ». Sa stratégie ne risque pas de le mener loin, si l'on en croit les sources informées : « dans les cercles européens, beaucoup doutent que l'éventuel successeur de Nicolas Sarkozy soit vraiment en mesure de tenir ce cap. »
Qui mieux en effet que le président du Conseil européen, Van Rompuy (qui pilote les négociations) pour savoir qu'« il sera très difficile de convaincre les autres signataires de revenir sur ce qui vient d'être acté » ? Plus difficile encore, sans doute, que de convaincre Le Monde...
Le Monde en flagrant délit de partialité ? Non... Le quotidien vespéral publie en effet dans son édition du 9 février un articulet qui précise la position de Hollande. Moins de 600 mots, pour contrebalancer l'entretien dont a bénéficié Sarkozy (plus de 4000 mots) ? Le projet de renégociation du candidat est passé à la question par le quotidien, qui semble rester, à plusieurs égards, sceptique : « Le calendrier n'est pas, pour lui , un problème. » Et d'ajouter que « pour l'instant, le candidat socialiste ne souhaite pas en dire beaucoup plus sur les dispositifs de croissance et de gouvernance qu'il entend promouvoir. »
La réaction ne se fait pas attendre. Dans l'édition du lendemain, le directeur du Monde dégaine : il signe un nouvel éditorial, le 10 février, au titre évocateur : « Pourquoi toucher au pacte budgétaire ? »
C'est vrai au juste : Pourquoi ? Quand on sait que « l'ensemble dote l'euro d'un socle plus solide », qu'il a été si « laborieusement paraphé » ? Non, vraiment « il ne faut pas rouvrir la négociation sur ce texte ; aucun de nos partenaires le souhaite ». Ce serait « nuire à l'instauration du fragile climat de confiance retrouvé au sein de la zone »...
Un climat de confiance retrouvé ? Ou presque. Concernant l'issue incertaine des négociations entre la Grèce et ses créanciers, Le Monde publie dans l'édition du même jour un article au titre évocateur : « Les Européens se disent de plus en plus exaspérés par les atermoiements grecs ». Les Européens ? Ce sont les dirigeants de la zone Euro. Le terme désigne même, dans la seconde partie de l'article, le « club des pays bénéficiant du triple A », qui se réunissait à Berlin le 3 février.
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Erik Israelewicz, éditorialiste multicarte, est l'exemple même de ces médiacrates qui circulent de radios en quotidiens, d'hebdomadaires en émissions de télévision, pour prêcher la bonne parole économique. Et qui n'hésitent pas à se servir de leurs tribunes, de leurs positions privilégiées, pour contribuer à baliser le débat économique.
La question du Pacte budgétaire n'est qu'un exemple parmi d'autres, qui met en avant l'activisme idéologique d'un éditocrate sur au moins deux plans. En première analyse, cela relève de l'évidence, le directeur du Monde prend ouvertement position dans le « match » Sarkozy-Hollande, n'hésitant pas à taper sur les doigts du candidat socialiste qui ferait mine de remettre en question, même timidement, des décisions si difficilement acquises... mais néanmoins si « nécessaires ».
Mais ce n'est pas tout. En mettant en scène ce « match » Sarkozy-Hollande, Erik Israelewicz contribue à baliser le terrain de ce dont on peut débattre à la limite (et même si c'est à ses yeux une erreur) : la renégociation du Pacte dans le but d'y ajouter une ou deux clauses. Certainement pas de remettre en question son principe, sur lequel s'accorde les deux protagonistes. Pourtant, ailleurs, le caractère « impérieux » de la « discipline budgétaires » et le caractère « démocratique » de son adoption ne font pas forcément évidence...
En mettant en scène ce « match », le directeur du Monde évacue du « cercle de la raison » ce type de préoccupations, pour mieux les évoquer dans le cadre de ce qu'il nomme le « match des populismes » (Le Monde, 8 février 2012) qui opposerait Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen (avec un certain succès, en témoigne la reprise de cette mise en scène par le Grand Journal).
C'est sans doute en refermant ainsi le « cercle de la raison » qu'il réalise le mieux son devoir de « chien de garde » de l'économie dominante.
Frédéric Lemaire (avec Mathias Reymond)
Annexe : les commentaires des lecteurs du Monde indignés par l'entretien de Nicolas Sarkozy
Le lectorat du Monde, même en ligne, ne compte pas forcément parmi les plus farouches. Cet entretien digne de la ?????? a pourtant déclenché, sur la page de l'article en ligne, une vague de commentaires indignés, dont certains ne manquent pas de sel :
- « Les réponses de Sarkozy pourraient toutes être contestées tant elles sont décalées par rapport à la réalité, telle qu'elle est perçue par les principaux acteurs économiques. » Campus stellae 14/12/11 - 11h46
- « Rassurez-moi. Cet "entretien exclusif" c'est du TF1/JP PERNAUD pilotés par la cellule communication de l'élysée ou non ? [...] Le directeur du Monde s'est déconsidéré à mes yeux. » GERARD GRET 13/12/11 - 12h48
- « Le Figaro est honnête quand il affiche clairement qu'il fait campagne pour Sarkozy. Le Monde est hypocrite de ne pas annoncer à ses lecteurs qu'il fait de même. » AB 13/12/11 - 12h02
- « C'est un publireportage ? On se moque des lecteurs avec des entretiens aussi peu contradictoires. » alain d. 13/12/11 - 10h11
- « Le deal entre Le Monde et Nicolas : je vous donne les réponses et vous écrivez les questions. Ca fonctionne un peu comme un entretien avec Fidel Castro. Cela dit notre leader n'a pas de barbe ce qui le différencie nettement du leader maximo. » Claude DOUCET 13/12/11 - 05h05
- « Le Monde pourrait-il nous dire dans quelles conditions a été réalisé cet entretien ? Questions écrites et réponses écrites du Château ? Interview en face à face avec corrections par les "plumes" du Château ? » pierre 12/12/11 - 20h49