21/02/2012 tlaxcala-int.org  12 min #63914

La Syrie plonge dans le cauchemar

Un vétéran de la diplomatie Us met en question la version officielle des évènements en Syrie

 Sharmine Narwani
Translated by  Najib Aloui

Le problème avec la politique US au Moyen-Orient aujourd'hui est qu'elle est presque entièrement conçue dans la sphère de l'action politique immédiate. Révolue l'époque où les spécialistes des différents domaines, qui étaient les véritables poids lourds dans le centre de commandement, introduisaient dans les décisions politiques les plus importantes, une approche nuancée fondée sur la connaissance du contexte historique et des rapports en place.

Aujourd'hui, vous verrez les groupes d'intérêts à motivation unique, les projets commerciaux ainsi que les cycles électoraux peser sur des débats cruciaux. Le court terme, le gain tactique immédiat et les approches en noir et blanc prennent alors le pas sur la vision à long terme et la stratégie. Comme dans les campagnes de marketing menées tambour battant, on recourt en priorité aux phrases-clefs, aux mise en scène et à une construction narrative simpliste.

Les projecteurs sont fortement braqués sur la Syrie ces derniers temps et voici ce qu'on nous martèle en vrac : massacres perpétrés par le régime à Homs, la méchante Russie, un Conseil de Sécurité animé de la noble intention de sauver la Syrie, le bain de sang de Hamma en 1982 tiré de l'oubli, un ambassadeur US "dégoûté" par l'usage odieux que d'autres font du droit de veto.

Mais si nous réduisons l'hystérie d'un cran ou deux et portons le débat devant des observateurs mesurés et expérimentés, nous avons une toute autre histoire. J'ai eu, ce week-end, le privilège de recevoir un courriel qui m'a rappelé cette époque où les spécialistes du Département d'Etat présentaient un tableau des évènements, honnête et apte à inspirer des décisions plus sages.

La missive venait d'un diplomate US qui a servi en Syrie et qui a demandé à conserver l'anonymat. Voici le courriel, dans son intégralité afin que chacun puisse en prendre connaissance.

J'ai du mal à admettre tous ces discours appelant à une intervention militaire en Syrie. Tout le monde et particulièrement les médias, se contente en guise d'information de nous servir que ce que racontent les activistes opposés au régime. Comment pouvons-nous savoir que 260 personnes ont été tuées à Homs hier ? Ce chiffre semble avoir pour seule source des personnalités opposées au régime, j'ai de sérieux doutes sur sa véracité.

J'ai servi pendant plus de trois ans à l'ambassade US de Damas et je sais combien, dans cette société politique fermée, il est difficile de séparer les faits des rumeurs. A l'époque, nous faisions constamment l'effort de vérifier les rumeurs rapportant assassinats, arrestations faites par le régime etc. Et l'Agence [la CIA, NdE] qui n'y voyait pas vraiment plus clair, faisait comme nous. Aujourd'hui, nous avons un squelette d'ambassade qui ne dispose que de très peu de personnel pour sortir sur le terrain et récolter l'information et qui, j'en ai la certitude, est soumise à surveillance constante. Et dire qu'il y'a deux ans, je n'étais pas du tout convaincu de la capacité de l'ambassade à se brancher à de bonnes sources et à comprendre la dynamique interne de la Syrie. Je constate la même insuffisance quand je m'entretiens avec des responsables du Département d'Etat.

Les médias et, jusqu'à un certain point l'administration, ont donné une tournure personnelle au conflit en braquant l'attention sur Bachar El Assad et sa famille. Ce faisant, ils ont sous-estimé de façon permanente la nature sectaire du conflit. Ce ne sont pas seulement Bachar el Assad et sa famille qui s'accrochent au pouvoir mais tout le système alaouite de contrôle du pays, englobant l'armée, les services de sécurité et le parti Baath. Je suis persuadé que les Alaouites croient fermement que s'ils venaient à perdre le pouvoir, ils seraient massacrés par les Sunnites. C'est l'une des raisons qui expliquent pourquoi Hafez et son frère Rifaat ont été si impitoyables à Hama il y'a trente ans. Mais dans une vision très commode des choses, l'Occident oublie la campagne d'assassinats et d'attentats-suicides à la bombe menée par les Frères Musulmans à travers tout le pays durant les trois ou quatre années qui ont précédé Hama. J'ai personnellement assisté aux conséquences d'un tel attentat où plusieurs centaines de personnes ont été tuées. La mémoire historique du Département d'Etat, de la CIA et des autres organes gouvernementaux est peut-être courte mais celle des gens en Syrie ne l'est pas. 

L'ambassade US à Damas

Les bonnes analyses du conflit en Syrie sont rares. A l'exception des travaux du journaliste Nir Rosen et de l'International Crisis Group, la plupart des comptes-rendus sur la Syrie sont superficiels et frappés de parti-pris en faveur des opposants au régime. On ne peut pas bâtir de politique sur une telle base, surtout quand on envisage une forme quelconque d'intervention militaire. Cela équivaudrait à ouvrir la boîte de Pandore, les conflits sectaires pouvant facilement s'étendre vers le Liban, Israël, les régions kurdes, l'Irak et ailleurs.

L'ironie dans la situation actuelle comparée à celle qui prévalait il y'a trente ans est dans le rôle de l'Irak. A l'époque, nous avions des informations suffisamment fiables qui indiquaient que Saddam Hussein soutenait les Frères Musulmans en leur fournissant armes et d'explosifs et en en facilitant le passage à travers la frontière syro-irakienne.

Je ne pense pas que nous sachions comment jouer sur un tel terrain et ceci est valable aussi pour le terrain Afghanistan-Pakistan. Une intervention militaire US, qu'elle soit faite sous l'égide de l'OTAN ou de toute autre couverture, pourrait avoir des conséquences imprévisibles pour les USA, pour l'Europe et la région. Les fonctionnaires de Washington devraient se voir marteler dans la tête la loi des conséquences imprévisibles chaque matin.

Ces réflexions sont celles d'un diplomate US qui se prévaut d'une expérience directe et assez récente en Syrie. Pourquoi n'entendons-nous pas des appréciations de la situation aussi mesurées de la part des officiels à Washington même ? Probablement à cause de la surpolitisation du processus de prises de décisions politiques. Celui-ci a été arraché des mains de spécialistes compétents pour se retrouver dans celles d'idéologues et de politiciens dont le seul souci est de constituer des fonds de campagne électorale.

Il est important de noter qu'en grande partie, la grande attention que l'administration US accorde à la Syrie a pour cause sa fixation morbide sur l'Iran. En soutenant la conception de l'Iran qui appelle à la fin à l'hégémonie des USA et d'Israël dans la région, la Syrie s'est mise dans la ligne de mire des priorités US dans la région.

 David Sanger du New York Times, écrivait peu de temps après que le Réveil arabe eut dévoré ses deux premiers dictateurs, Zine El Abidine Ben Ali en Tunisie et Hosni Moubarak en Egypte :

Chaque décision, qu'elle touche à la Libye, au Yémen, à Bahreïn ou à la Syrie, a été examinée selon ce qu'elle apporte à ce qui était jusqu'à la mi-janvier, le calcul stratégique de fond de l'administration Obama pour la région : comment ralentir le progrès nucléaire iranien et accélérer l'arrivée de conditions propices à un soulèvement victorieux contre le régime dans ce pays. 

Les efforts visant à déstabiliser Bachar El Assad sont depuis longtemps un objectif important de la politique US dans la région, et cela des années avant les révoltes populaires arabes de 2011. WikiLeaks a mis à jour un véritable trésor d'informations sur les interventions US en Syrie, interventions qui incluent une aide financière directe aux groupes d'opposition.

La politique en général et la politique géostratégique sont souvent malpropres mais ce fait n'empêche pas de se poser la question de savoir à partir de quelle limite les comptes rendus simplistes et commodes deviennent simplement des mensonges qui n'engendrent que de mauvaises politiques.

Ce  câble de WikiLeaks de 2006 montre les efforts de Washington visant à repérer les « opportunités » et « vulnérabilités » au sein du régime syrien, cela dans le but de causer aussi bien la discorde ethnique et sectaire au sein des appareils militaire et sécuritaire que de grandes difficultés économiques.

« Ces propositions doivent être détaillées afin qu'elles deviennent opérationnelles et aptes à être rapidement mises en œuvre dès que les opportunités se présentent. Parmi nos suggestions, nombreuses sont celles qui soulignent l'importance de la diplomatie publique et des moyens indirects d'acheminer des messages capables d'influencer le cercle intérieur. »

La propagande à usage interne

Le terme « diplomatie publique » signifie « propagande ». Il est utilisé par la loi Smith-Mundt de 1948 qui spécifie les conditions de diffusion par le gouvernement US de l'information à destination de publics étrangers. En 1972, la loi est amendée dans un sens qui interdit l'accès du public US à celles-ci. En d'autres termes, cette loi interdisait désormais au gouvernement US de faire de la propagande en direction de ses propres citoyens.

.Cependant, Washington a trouvé différentes façons de contourner cette loi. Après tout, les USAméricains ont besoin d'être “embarqués” dans les nombreuses aventures militaires à l'étranger lancées par les administrations successives. Que fait donc le gouvernement pour rester dans les limites de la loi tout en soumettant sa population à une propagande destinée à la « monter » en faveur des guerres (Irak, Afghanistan, peut-être Iran), des ventes d'armes à des alliés douteux (l'Arabie Saoudite et Israël) et des violations des droits humains(Guantanamo et usage des drones) ?

L'histoire bidon des armes de destruction massives (ADM) irakiennes et des menaces supposées qu'elles faisaient peser sur les USA et leurs alliés fut essentielle dans la justification de l'intervention militaire en Irak. Rappelons-nous le témoignage du secrétaire d'Etat de l'époque, Colin Powell, apportant des « élément de preuves » de la détention par Saddam d'ADM ou encore le discours de George W. Bush sur l'Etat de l'Union dans lequel il accusait faussement l'Irak de se procurer du yellowcake (concentré d'uranium) en provenance du Niger. Que certains médias aient soumis ces assertions à un examen attentif était totalement justifié car il est illégal de mentir au peuple usaméricain.

Les fonctionnaires choisissent attentivement leurs méthodes pour contourner les restrictions de la loi Smith-Mundt afin de soumettre le public US à la propagande, la plus rapide étant celle qui consiste à recourir à des « fuites » soigneusement empaquetées contenant, selon le besoin, des inexactitudes, des demi-mensonges ou des histoires totalement mensongères. Passez au crible la rubrique consacrée aux informations internationales de n'importe quel journal ou document public à Washington, New York ou Los Angeles, vous la verrez chargée de « fuites » distillées par des officiels.

Internet, également, est devenu un champ d'action idéal pour la dissémination de la désinformation. Son étendue à travers la planète, ses millions de blogs plus ou moins crédibles se prêtent parfaitement au jeu de la « diplomatie publique ».

Le colonel Lawrence Wilkinson, ex-chef d'état-major de Colin Powell - un autre responsable qui ne s'est pas privé, après son retrait de la vie officielle, de parler en toute honnêteté des tares qui frappent la conception et la mise en œuvre de la politique étrangère, m'a dit en avril 2010 : « le secrétaire d'Etat à la Défense Donald Rumsfeld ainsi que d'autres n'hésitaient pas à carrément ignorer la loi. Une de leurs méthodes consistait à faire publier une histoire dans un journal de Sydney par exemple et à faire en sorte qu'elle soit rapatriée aux USA par le biais d'internet. Nous avons là affaire à de la propagande dirigée vers le peuple usaméricain. »

Wilkerson continuait : "il y a là une divergence sur le plan légal qui doit être réglée en priorité. La loi dit qu'il ne faut pas mélanger les affaires publiques intérieures et la « diplomatie publique » destinée aux publics étrangers. Nous devons arrêter la propagande, point barre. Nous avons besoin de dire la vérité. Je comprends qu'on ne puisse dévoiler les secrets d'Etat mais pourquoi user de mensonge ? »

En définitive, le problème avec la politique étrangère et particulièrement celle au Moyen-Orient, est étroitement lié à la question de savoir à quelles sortes de personnes est confié le pouvoir de décision. Nous avons des idéologues mettant en œuvre leurs programme, contre l'Iran et pour Israël, contre le dictateur en Syrie mais pour ceux d'Arabie Saoudite, de Bahreïn, du Yémen et du Qatar ; contre un Iran maîtrisant le nucléaire mais pour les 200 bombes nucléaires israéliennes; abuser soi-même du droit de veto (80 fois) et ridiculiser les autres (la Russie et la Chine) pour l'avoir utilisé une seule fois et ainsi de suite.

« Il est et cassé et fonctionne très mal », dit Wilkerson du processus de prise de décision gouvernemental. « Ils mettent des idéologues qui excellent à exercer leur emprise sur les fonctionnaires de l'Etat. Ceux-ci sont poussés dans un enclos, bousculés ou cajolés afin qu'on obtienne d'eux qu'ils fassent de gré ou de force ce qui, selon ces idéologues, doit être fait. »

Revenons à la Syrie.

Un reporter travaillant pour une des principales agence de presse occidentales vient de m'envoyer un email rapportant sa visite en Syrie. « Je suis revenu de Homs le mois dernier mais ma visite ne m'a pas du tout pas convaincu que le pays s'est soulevé contre le régime d'Assad et encore moins qu'il y a quelque part des bons combattant les méchants ».

On ne sait que très peu de choses sur ce qui se passe réellement en Syrie et ce n'est pas forcément parce que peu de médias y sont présents. Le rapport de la Ligue arabe y recense  147 organes d'information étrangers et arabes. On ne sait pas vraiment ce qui se déroule à Homs parce qu'il y a une bataille féroce entre deux points de vue politiques rigides, chacun rapportant et interprétant les évènements à sa façon. La version des faits qui domine actuellement est celle qui vient de Washington- qui, selon Wikileaks, est depuis un certain temps à l'affût d'"opportunités" et de "vulnérabilités" à saisir pour miner le régime de Bachar El Assad.

Une version au service de la vérité? Non, au service d'objectifs politiques auxquels les citoyens usaméricains n'ont pas adhéré, car il se trouve tout simplement qu'ils ne connaissent pas les faits.


Courtesy of  Tlaxcala
Source:  english.al-akhbar.com
Publication date of original article: 10/02/2012
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