par Alexeï Pilko
La crise actuelle en Syrie peut être qualifiée sans exagération d'événement international le plus important. Une immense région, où se croisent les intérêts de nombreux pays, dont la Russie, les Etats-Unis, la Chine et les pays de l'UE, est en pleine transformation. Pas à pas, le Moyen-Orient se transforme en un chaudron où la pression atteint des valeurs critiques. Compte tenu des informations controversées publiées par les médias dans le monde (s'appuyant généralement sur tout, sauf sur des sources fiables), il serait intéressant de bénéficier d'informations sur les événements en Syrie émanant directement des représentants officiels à Damas, qui ont accepté de s'entretenir avec l'auteur de ces lignes.
La majorité des médias mondiaux, qui couvrent les événements en Syrie, soulignent que le gouvernement de Damas s'est retrouvé isolé sur le plan international et ne peut compter que sur le soutien de la Russie, qui s'explique par des motivations mercantiles. Toutefois, selon les représentants officiels, la situation est loin d'être aussi dramatique. Ils font remarquer que la récente visite en Syrie du vice-ministre chinois des Affaires étrangères Zhai Jun prouve la volonté de Pékin, tout comme celle de Moscou, de soutenir le régime de Bachar al-Assad. On peut également noter l'activité de l'Iran, objet d'une forte pression internationale, qui considère la Syrie comme son avant-poste dans le monde arabe. Téhéran a déjà réalisé deux manuvres symboliques en envoyant ses navires en Méditerranée.
Il est à noter que l'Egypte, qui officiellement ne sympathise guère avec Damas (et a même rappelé son ambassadeur dans la capitale syrienne), a autorisé à chaque fois le passage des navires militaires iraniens par le canal de Suez. Cela montre qu'il est prématuré de parler d'une condamnation formelle de la Syrie par le plus grand pays du monde arabe. Il faut simplement faire la différence entre la rhétorique officielle d'un gouvernement et les actions qu'il entreprend réellement.
D'autant plus que dans les conversations confidentielles, les représentants officiels syriens laissent entendre que le pays établit des relations particulières avec l'Irak, sensible aux actions engagées pour la stabilisation de la situation en Syrie. L'apparition au Moyen-Orient, après le retrait des troupes américaines du territoire irakien, d'une "triple alliance" (Iran-Irak-Syrie) est tout à fait probable. Sachant que la majorité de la population de l'Irak est chiite et que l'influence iranienne dans ce pays s'est renforcé ces dernières années, un tel scénario ne paraît pas surréaliste. Oman apporte également un certain soutien à Damas.
Selon les représentants officiels syriens, notamment Najah al-Attar, vice-présidente syrienne, et Fayçal Meqdad, vice-ministre syrien des affaires étrangères (qui ont rencontré le groupe d'experts russe, dont l'auteur de ces lignes faisait partie), la Turquie, le Qatar et Israël sont les principaux "sponsors" de la pression internationale exercée sur la Syrie. Ainsi que les Etats-Unis qui se trouvent derrière ces pays. A Damas on parle beaucoup de l'implication américaine (plus rarement israélienne) dans la crise syrienne. Toutefois, on souligne que la cible principale de Washington et de Tel-Aviv n'est pas la Syrie, mais l'Iran. Et la Syrie n'est déstabilisée que dans le but de priver Téhéran de la possibilité de jouer la carte de la contre-attaque au Moyen-Orient si une opération militaire était lancée contre l'Iran. Dans l'ensemble, la théorie du complot international contre Damas domine actuellement au sein de l'élite politique syrienne.
La question du rôle d'Israël dans les événements en Syrie est la plus douloureuse pour les Syriens, étant donné l'occupation du plateau du Golan. En effet, même les fonctionnaires haut placés à Damas affirment qu'ils ont des preuves des liens entre les Frères musulmans syriens et le gouvernement israélien.
Concernant la situation autour de l'opposition syrienne, les représentants officiels font remarquer son hétérogénéité. Peu d'opposants au régime prennent les armes pour tenter de mettre en uvre leurs exigences par la force. Au contraire, une grande partie de l'opposition ne souhaite pas d'ingérence étrangère sous la forme de sanctions ou d'une intervention. Et c'est pour cette partie de la population que les réformes planifiées par le gouvernement syrien sont prévues. En particulier, le référendum sur la nouvelle constitution, qui prévoit l'abolition du monopole du parti Baas au pouvoir et la restriction du nombre des mandats présidentiels pour un seul individu.
Certains parmi les adversaires les plus acharnés de Bachar al-Assad (principalement, ceux qui se trouvent à l'étranger), soutenus par les puissances occidentales sous l'égide des Etats-Unis, insistent sur le fait que le délai pour trouver une solution pacifique à la crise syrienne est expiré. Et que l'affrontement armé est la seule issue. Cependant, le gouvernement syrien, soutenu par d'autres pays, qui connaissent très bien la Syrie, et même certains opposants politiques d'al-Assad estiment que le dialogue est possible. De la même manière que les sponsors de l'opposition syrienne, Damas voudrait mettre un terme à l'effusion de sang dans le pays.
La question est seulement de savoir comment procéder. Le gouvernement estime que l'entrée en vigueur de la nouvelle constitution et le bon déroulement des législatives de mai seraient des prémisses de la stabilisation.
Le gouvernement syrien mise énormément sur la réforme constitutionnelle. Selon Adnane Mahmoud, ministre syrien de l'information, "elle constituera un modèle pour toute la région".
A en juger par certaines dispositions du document publiées par la presse, c'est effectivement le cas. Quoi qu'il en soit, il demeure pour l'instant dans la région des pays théocrates autoritaires, tels que l'Arabie saoudite, pour lesquels les réformes syriennes sont une chose impensable.
Cependant, on ne peut pas oublier qu'une aile armée et radicale opère au sein de l'opposition, fait reconnu même par les Etats-Unis. Et de toute évidence, elle a l'intention de se battre jusqu'au bout, en mettant en uvre la tactique de la terreur contre les personnalités publiques et officielles loyales envers al-Assad. Un autre problème concerne les fournitures clandestines d'armes depuis la Turquie et le Liban, selon le vice-président syrien. Le rôle de la Turquie dans la crise actuelle était une surprise pour le gouvernement syrien. Comme l'a déclaré Najah al-Attar, "on ne s'attendait pas à ce que la Turquie joue un tel rôle dans la situation actuelle".
Il est à noter que les actions des combattants de l'opposition ont déconcerté les autorités syriennes. Selon Fayçal Meqdad, "au début même les hauts fonctionnaires syriens n'arrivaient pas à comprendre la nature des événements". Dans l'ensemble, les hommes politiques syriens ont déclaré qu'ils ne pensaient pas au départ que les protestations de l'opposition dureraient aussi longtemps. Et c'est la raison pour laquelle au stade initial ils n'ont pas pris les mesures nécessaires pour neutraliser leurs conséquences négatives.
Bien sûr, la situation en Syrie demeure complexe. Globalement, la suite des événements dépendra de plusieurs facteurs : le succès des tentatives du gouvernement de lancer le mécanisme du dialogue civil, de mettre en uvre des réformes politiques et priver l'aile armée de l'opposition de tout soutien de la population. Et il faut activement aider Damas dans cette entreprise. Cependant, la paix sur le sol syrien dépend tout autant de la prise de conscience par la communauté internationale du simple fait que les événements actuels dans ce pays ne correspondent pas forcément à leur description par les médias dans le monde.