Par David Goldman
Dans une tragédie, rien ne se produit sans raison et le résultat en est toujours triste; dans une comédie, la plupart des choses arrivent par accident et typiquement la fin en est heureuse. Les relations sino-américaines ne visent pas au conflit, et pourtant cela peut arriver. Les malentendus qui enveniment les relations entre les deux pays les plus puissants du monde demeurent comiques plutôt que tragiques. Cela vaut probablement mieux, car il n'existe aucune explication qui permette aux Chinois et aux Américains de se comprendre mutuellement.
Là où les Chinois se montrent prudents et sur la défensive, les Américains ont tendance à les percevoir comme agressifs; là où les Chinois sont expansionnistes et ambitieux, les Américains les ignorent également. Les États-Unis sont une grande puissance du Pacifique habituée à la domination maritime. Lorsque les Américains s'intéressent à la politique étrangère chinoise, c'est pour s'alarmer de ses réclamations territoriales sur des petites îles inhabitées également revendiquées par le Japon, le Viêt-Nam et les Philippines. Pourtant, en dehors de la rhétorique surchauffée et égoïste de quelques leaders militaires chinois, les îles contestées n'ont qu'une importance négligeable à l'échelle des priorités chinoises.
On peut démontrer l'inanité de ce problème par ce qui suit: la semaine dernière, la Chine et le Japon ont publié «un accord de principe sur le traitement et l'amélioration des relations bilatérales», suite aux rencontres entre le conseiller japonais à la sécurité nationale, Shotaro Yachi et le conseiller d'état chinois, Yang Jiechi. La perspective de ce document est «de mettre au point des mécanismes de gestion de crise pour éviter les difficultés» et d'utiliser «le dialogue et la consultation».
Ni le Japon ni la Chine n'avaient intérêt à une confrontation militaire dans le Pacifique, bien que les deux parties aient utilisé les conflits d'insularité pour parader devant leurs propres circonscriptions électorales nationalistes. L'accord de principe démontre que le spectacle Kabuki est allé trop loin.
La réponse-bateau au supposé expansionnisme chinois dans le Pacifique, consiste à projeter une alliance militaire indienne-japonaise sous sponsoring américain afin de contenir les ambitions chinoises. Vu de l'extérieur, c'était un geste vide de sens, même si au passage il a provoqué l'enthousiasme de quelques nationalistes indiens. Si, par exemple, l'Inde entrait en conflit avec la Chine à cause de frontières contestées, que pourrait bien faire le Japon pour lui venir en aide?
Fraîchement sorti des urnes, le nouveau gouvernement indien sous l'égide de Narendra Modi n'a jamais pris cette idée au sérieux. Bien au contraire, suite à la récente visite officielle en Inde du Président Xi Jinping, Modi envisage des investissements chinois dans des infrastructures de première nécessité. Les impératifs économiques se soucient peu de contestations territoriales dans le désert montagneux qui sépare les deux nations les plus peuplées du monde.
Il y a également une dimension stratégique à l'augmentation du consensus entre la Chine et l'Inde. Du point de vue de l'Inde, l'appui que la Chine apporte à l'armée pakistanaise est préoccupant, mais il est à double tranchant. Le Pakistan est perpétuellement à la merci d'un basculement vers l'islam militant et le garant principal de sa stabilité, c'est l'armée. La Chine veut renforcer cette armée en tant que rempart contre les extrémistes islamiques, qui sont autant une menace pour la province du Xinjiang en Chine qu'ils le sont pour l'Inde, ce qui sert bien plus les intérêts indiens que le pourrait toute autre politique chinoise.
Les analystes chinois sont sidérés de la réaction américaine à ce qu'ils considèrent comme un spectacle de foire en Mer de Chine méridionale, n'ayant qu'un rapport superficiel avec l'Inde. Ils essaient vainement de comprendre pourquoi les relations avec la Russie se sont fortement améliorées en réponse aux maladresses des Etats-Unis en Ukraine.
Par principe, les Chinois n'aiment pas les séparatistes parce qu'ils doivent eux-mêmes contenir leurs propres séparatistes, à commencer par les musulmans ouïgours dans la province du Xinjiang. Washington pensait que la Révolution de Maïdan à Kiev l'an dernier serait un obstacle à la prise de contrôle de la Russie sur la Crimée et la Russie a répondu en annexant la péninsule où se trouve sa principale base navale méridionale.
Lorsque l'Ouest a en représailles imposé des sanctions à la Russie, Moscou a déplacé ses opérations vers l'Est - une réaction logique qui a fortement impacté le pouvoir occidental. Non seulement la Russie a ouvert ses réserves de gaz à la Chine, mais elle a également consenti à lui fournir sa technologie militaire la plus sophistiquée, y compris le formidable S-400, son système de défense aérienne. Par le passé, la Russie répondait de façon réticente aux manœuvres d'approche chinoises vers l'ingénierie-inverse russe, mais la crise ukrainienne a changé tout cela.
Certes, les analystes occidentaux observent maintenant le défi que pourrait représenter pour l'Ouest ce nouveau rapprochement russo-chinois. Le New York Times a consacré sa une du 9 novembre aux opinions des «usual suspects» - les observateurs «soviétologues».
Ce qui était évident il y a des mois, et aurait dû l'être avant les faits, c'est que l'Ouest a tout simplement renvoyé ce cher Poutine à son «champs de ronces» oriental. De toutes les erreurs de calcul dans la politique occidentale depuis la Seconde Guerre mondiale, celle-ci a peut-être été la plus stupide. Les Chinois en sont encore à se gratter la tête pour comprendre d'où leur est venue cette bonne fortune inattendue.
Certes, il serait faux de parler d'une alliance russo-chinoise, mais un genre de condominium sino-russe se développe en Asie. L'énergie et les accords de défense entre Moscou et Pékin sont importants à part entière, mais ils prennent d'autant plus d'importance dans le contexte de ce que pourrait être le projet économique le plus ambitieux dans l'histoire: la nouvelle Route de la Soie. Le Pacifique ne présente pas beaucoup de perspectives pour la Chine. Le Japon et la Corée du Sud sont des économies matures, et pour la Chine, des clients aussi bien que des concurrents.
L'expansion dans le Pacifique n'a tout simplement rien à offrir à l'économie chinoise. Ce que veut la Chine, c'est d'être inexpugnable à l'intérieur de ses frontières: elle est prête à dépenser sans compter pour développer les missiles sol-mer qui puissent éliminer des porte-avions américains, des sous-marins lance-roquettes et des systèmes de défense aérienne.
Les visées de la Chine sont à l'ouest et au sud: énergie et minéraux en Asie centrale, nourriture dans l'Asie du Sud-est, ports de l'océan Indien, un marché énorme et par-delà, accès aux marchés mondiaux. Le réseau ferroviaire, les pipelines et les télécommunications que la Chine construit dans les anciennes républiques soviétiques et en Russie même aura pour terminus la Méditerranée et fournira un tremplin au commerce chinois avec l'Europe.
Le bloc continental Eurasien tout entier va probablement devenir une zone économique chinoise, particulièrement maintenant que la Russie est plus ouverte aux termes chinois. Que les Américains aient contribué à cette éclosion en se battant contre les moulins à vent ukrainiens déconcerte les Chinois, mais ils profitent du résultat.
Il est difficile d'appréhender l'impact économique de ceci, mais il va vraisemblablement étendre l'influence chinoise vers l'occident à une échelle que l'Ouest n'a même pas commencé à imaginer. Il est difficile d'évaluer si la Chine a une idée claire de ce que pourraient être les implications de la nouvelle Route de la soie.
L'implosion de la position géopolitique des Etats-Unis a mis, à sa grande surprise, les risques et les opportunités à la portée de Pékin.
L'année dernière encore, les officiels chinois confidentiellement assuraient à leurs visiteurs que leur pays «suivrait les directives de la superpuissance dominante» sur les questions relatives à la sécurité du Moyen-Orient, y compris concernant les tentatives de l'Iran d'acquérir des armes nucléaires. Durant les dernières décennies, la Chine a permis aux Etats-Unis de veiller sur le golfe Persique tandis que sa dépendance au pétrole venant de cette région augmentait. Avant 2020, la Chine espère importer 70% de son pétrole, dont la plus grande partie viendra du Golfe.
Le point de vue chinois a radicalement changé pendant ces derniers mois, en partie à cause de l'écroulement des Etats syriens et irakiens et de l'essor de l'Etat islamique. Il est difficile de trouver un spécialiste chinois qui pense encore que les Etats-Unis peuvent défendre sans problème la sécurité du golfe Persique. Les avis sont partagés entre ceux qui pensent que l'Amérique est tout simplement incompétente et ceux qui pensent que l'Amérique cherche délibérément à déstabiliser le golfe Persique.
A présent que les Etats-Unis sont proches de l'autosuffisance en matière de ressources énergétiques, quelques-uns des principaux analystes chinois pensent que les Américains veulent précipiter la région dans le chaos afin de porter préjudice à la Chine. Un important analyste chinois a souligné que l'Etat islamique a à sa tête des officiers sunnites formés par les Etats-Unis pendant la «période de tension» de 2007-2008 ainsi que des éléments de l'ancienne armée de Saddam Hussein et que ceci explique pourquoi Daesh affiche un tel niveau de compétence militaire et organisationnelle.
Cette assertion est certes justifiée: le général David Petraeus a contribué à la formation de 100?000 recrues de la «Renaissance sunnite» afin de créer un équilibre des forces contre le régime majoritaire chi'ite que les Etats-Unis avaient eux-mêmes porté au pouvoir en 2006. Et les Chinois de se demander comment l'administration Bush et Petraeus ont pu se montrer aussi bêtes? Leur répondre et les convaincre qu'ils étaient réellement aussi bêtes que ça est effectivement une tâche redoutable.
L'attitude de la Chine envers Washington a tourné au mépris affiché. Ecrivant au sujet des élections de mi-mandat, le quotidien officiel Global Times a souligné: «Le président ?canard boiteux? encore plus handicapé? Il a accompli un travail insipide, n'offrant pratiquement rien à ses partisans. La société américaine s'est fatiguée de sa banalité.»
Mais le déclin de l'influence américaine dans la région d'où la Chine tire la plupart de son pétrole n'est pas un événement heureux pour Pékin.
La Chine n'a pas anticipé la fin de l'aventure américaine et elle ne sait pas quoi faire après. Elle a essayé de maintenir l'équilibre entre les pays avec lesquels elle commerce et qui sont hostiles les uns aux autres. Elle a vendu beaucoup d'armes conventionnelles à l'Iran, par exemple, et certains missiles balistiques moins sophistiqués et de fabrication moins récente.
Mais la Chine a vendu à l'Arabie saoudite ses missiles haut de gamme de moyenne portée, donnant aux Saoudiens «une formidable capacité dissuasive» contre l'Iran et d'autres adversaires éventuels. La Chine reçoit davantage de pétrole de l'Arabie saoudite que n'importe quel autre pays, bien que ses importations à partir de l'Irak et d'Oman augmentent plus rapidement. Comme ces deux derniers pays sont plus près de l'Iran, la Chine cherche à rétablir l'équilibre.
L'opinion chinoise est divisée à propos des implications de l'acquisition d'armes nucléaires par l'Iran: quelques stratèges croient que l'équilibre régional en matière d'énergie nucléaire suffira à empêcher l'utilisation de ces armes, tandis que d'autres craignent qu'un échange nucléaire dans le Golfe ne vienne interrompre la production pétrolière et ne fasse chuter l'économie chinoise. La Chine s'est jointe aux négociations du P-5 plus 1 (qui rassemble les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU plus l'Allemagne) sur le statut nucléaire de l'Iran, mais n'a pas proposé de politique indépendante de celle du Président Barack Obama.
En même temps, comme il se doit, la montée de l'extrémisme islamiste inquiète Pékin. Une centaine au moins d'Ouigours combattraient dans les rangs de l'Etat islamique, vraisemblablement afin d'acquérir des compétences en matière de terrorisme qu'ils pourront importer en rentrant en Chine. Les analystes chinois ont une opinion très médiocre de l'approche de l'administration Obama dans son traitement de Daesh, mais n'ont aucune alternative politique à proposer. C'est là un problème de plus en plus important. L'instabilité menace le projet de Route de la Soie sur plusieurs points-clés.
La Chine n'a aucune sympathie de quelque sorte que ce soit pour ce que les analystes aiment à appeler «l'islam politique». Le flirt de l'Amérique avec les Frères musulmans - tant de la part de l'administration Obama que venant de Républicains traditionnels tels le Sénateur John McCain - frappe les Chinois comme de l'incompétence, ou pire encore. Mais la Chine n'a aucun moyen de s'en prendre aux islamistes, mis à part un déploiement très limité de fusiliers marins au large de la côte de la Somalie.
En Chine, l'élaboration de la politique est prudente, conservatrice et axée sur le consensus. La préoccupation principale concerne l'économie. La rapidité des changements au Moyen-Orient a surpris les Chinois et ils essaient de décider ce qu'ils vont faire après.
Le modèle politique chinois consistera à participer aux discussions sur l'Iran et proposer de rejoindre le Quartet (Nations Unies, USA, Union européenne et Russie) pour les pourparlers sur le problème israélo-palestinien, mais aucune de ces initiatives n'a grand-chose à voir avec ses véritables préoccupations.
Ce que fera la Chine à l'avenir ne peut être prédit. Mais il semble inévitable que ses intérêts fondamentaux la mènent à s'impliquer de façon plus marquante dans la région et ce d'autant plus que les Etats-Unis s'en retirent.
David Goldman
Article original en anglais : www.atimes.com/atimes/China/CHIN-02-101114.html
Traduction Horizons et débats
David P. Goldman est senior fellow au London Center for Policy Research, associate fellow au Middle East Forum et fellow au Jewish Institute for National Security Affairs. Il est auteur de nombreux articles concernant les questions financières et les sujets géopolitiques. De 1998 à 2002, il était directeur mondial des stratégies du crédit auprès de Credit Suisse, de 2002 à 2005, directeur mondial de la recherche sur les dettes à la Bank of America, de 2007 à 2009 stratège chez Asteri Capital. Il est régulièrement hôte dans des émissions télévisées, dont Kudlow Report sur CNBC et sur Fox News. Ses articles paraissent chez Forbes, Wallstreet Journal, American Interest, Commentary, Journal for Applied Corporate Finance. Il est éditorialiste sous le nom de «Spengler» pour Asia Times Online et publie le blog «Spengler» pour PJ Media. Depuis 2013, il est Managing Director chez Reorient Group, une banque d'investissements de Hongkong.