Abdel Bari Atwan
Je suis un musulman qui vit en Europe depuis 40 ans. Je n'ai rien d'un terroriste et pourtant, comme tous les musulmans, tout est fait pour que je me sente comme tel à la suite des terribles attentats de Paris.
Ce lien de plus en plus inextricable entre l'Islam et le terrorisme est extrêmement dangereux, purement émotif, politiquement motivé et illogique. Est-ce que tous les occidentaux sont associés à la mort des millions de victimes de la guerre en Irak ? Ou des dizaines de milliers de tués au cours des bombardements français sur la Libye ? Évidemment non, alors pourquoi nous, musulmans, devrions-nous être associés à ces massacres dans Paris ?
Le message des médias français est fortement néo-colonial... dans le style de « comment ces Arabes inférieurs osent-ils frapper leurs maîtres ? »
Nous sommes sûrs que l'une des raisons de ce message est toujours inhérente à la psyché française et que la France a concédé à contrecœur l'indépendance à ses colonies d'Afrique du Nord dans les années 1950 et au début des années 1960. La domination politique, économique, idéologique, sociale et juridique sur ses protectorats arabes est encore bien trop vive dans les mémoires. Le ressentiment pour avoir cédé cet empire persiste encore aujourd'hui.
Les réactions incendiaires au massacre de Charlie Hebdo et aux meurtres dans le supermarché casher (même s'il est toujours difficile dans ce dernier cas, de savoir si les victimes ont été tuées par les preneurs d'otages ou par la police) par les médias et certains politiciens français sont, à certains égards, plus dangereux que les crimes eux-mêmes. À présent les vannes sont ouvertes pour un raz de marée venimeux de haine et de violence contre l'Islam et les 10 millions de musulmans en Europe.
Le président français François Hollande, s'exprimant à la télévision nationale, a parlé de « la guerre à laquelle nous sommes confrontés », laissant clairement entendre que c'était contre l'Islam, bien que son Premier ministre, Manuel Valls, n'a pas tardé à vouloir corriger le tir en soulignant que la France est « dans une guerre contre le terrorisme et non contre une religion ». Marine Le Pen, leader du néo-fasciste Front National n'était pas si timide et elle a établi un rapport explicite entre les attaques terroristes à Paris et l'immigration musulmane originaire du Maghreb.
Ce qui est arrivé en France est du terrorisme criminel, pour lequel le monde entier porte une responsabilité. Pourquoi devrions-nous, en tant que musulmans en Europe, avoir le sentiment de devoir prouver notre innocence, vivre sous une surveillance et une suspicion renforcées, nous sentir obligés d'aller à une manifestation dénonçant le terrorisme afin de prouver que nous ne sommes pas, nous, des criminels ou des terroristes ?
Ce n'était pas l'état d'esprit des deux millions de personnes qui ont défilé à Londres en 2003 pour empêcher Tony Blair d'emboîter pas le pas à George W. Bush dans son agression insensée contre l'Irak. Pas plus que ces personnes ne se sont senties devoir rendre des comptes pour les meurtres qui ont suivi, de centaines de milliers d'Irakiens innocents.
Chacun des 300 millions de citoyens américains doit-il personnellement se faire pardonner les crimes de la Maison Blanche, du Pentagone et de l'armée qui s'en prennent à un pays musulman après l'autre ?
Et nous demandons à nouveau : est-ce que le peuple français, dans ses protestations, doit individuellement et collectivement s'excuser auprès de nous, musulmans, pour les attentats et meurtres de ressortissants libyens, et maintenant, de Syriens et d'Irakiens ?
Depuis mercredi, il y a eu une vague d'attaques sur des mosquées et des individus et des familles musulmanes. Des coups de feu ont été tirés et des grenades ont été jetées sur des salles de prière musulmanes. En Corse une tête et les entrailles de porcs ont été clouées à la porte d'une mosquée. Les graffitis haineux et anti-musulmans prolifèrent. Les Français musulmans vivent aujourd'hui dans un état de crainte et d'anxiété.
Les trois ou quatre auteurs de ces crimes ont été abattus par la police française. Nous souhaitons qu'au moins un ait été maintenu en vie afin que nous puissions connaître les détails complets des attaques, quelles étaient leurs motivations et s'ils étaient, comme prétendu, envoyés par Al-Qaïda dans la péninsule arabique. Et aussi pour qu'ils puissent assumer la responsabilité de leurs crimes devant un tribunal, être jugés et punis.
En supprimant la responsabilité individuelle de ces criminels, la faute à été placée sur l'ensemble de la population musulmane de France, forte de 6 millions d'individus. S'il s'avère que personne ne passe en procès afin que justice puisse être faite, chaque homme, femme et enfant musulman se retrouvera en position d'accusé et se sentira puni par un renforcement d'isolement social et d'hostilité de la part des non-musulmans.
Il est fort possible que l'intention idéologique de ces attaques est d'alimenter la discorde religieuse, d'affaiblir le tissu de la société européenne. C'est précisément la façon dont l'État islamique a été en mesure de prospérer, fomentant délibérément depuis plus d'une décennie la discorde sectaire en Irak d'abord et plus récemment, dans l'ensemble du Moyen-Orient.
Dans tous les cas, le résultat sera que des sociétés multi-culturelles en Europe finiront par se replier sur elles-mêmes, la confiance, la paix sociale, la coexistence et la stabilité au sein de ces sociétés s'épuisant rapidement. Nous devons tous travailler dur pour inverser ce courant trop puissant, les dirigeants comme tout un chacun, faisant de la Méditerranée un lac de paix, de coexistence et de stabilité.
Si nous sommes tous « Charlie Hebdo » c'est face à la violence, aux assassinats et au terrorisme qui prennent la place du dialogue et de l'expression pacifique des opinions. Mais nous devons aussi dire « non » aux insultes et incitations à la haine contre les croyants de toute religion, et dans ce cas contre les disciples du Prophète Mohammad.
Pourquoi blesser les sentiments de 1,5 milliard de musulmans alors que l'on prétend vivre dans une société racialement et religieusement tolérante ? Cela démontre simplement un manque de respect, une insensibilité et un aveuglement profondément enracinés vis-à-vis de la ferveur avec laquelle les musulmans aiment leur Dieu.
Les rédacteurs de Charlie Hebdo étaient bien conscients de combien provocatrices étaient leurs actions tandis que d'autres, plus sages, décidaient de ne pas s'attaquer à toute une partie de la population pour le sport, « l'humour » et « le fun ». Je ne crois qu'un seul média grand public américain ou britannique ait repris les caricatures profondément offensantes du Prophète Mohammad, nu et dans des poses pornographiques. Ces médias sont-ils contre la « liberté d'expression » ? Bien sûr que non, ils sont simplement plus avisés et plus sensibles.
La plupart des États européens ont des lois qui font de toute tentative de nier l'Holocauste un crime passible d'un emprisonnement de sept ans. L'historien britannique David Irving languit actuellement derrière les barreaux en Autriche en vertu de cette condamnation. L'Holocauste est-il plus digne de protection que le caractère religieux et sacré de celui qui est le Prophète de plus de 1,5 milliard de musulmans ?
La vérité est que les préjugés et l'incitation à la haine par les ignorants contre les musulmans est du racisme. Les musulmans, contrairement Juifs, sont trop « différents » pour certains en Occident pour qu'ils puissent les accepter, que les musulmans tentent ou non de s'intégrer.
Tout comme certains porte-parole musulmans exigent maintenant de la discipline et de la modération et condamnent l'attaque contre Charlie Hebdo, nous appelons les médias et les gouvernements européens à faire preuve de sagesse et de prudence et à éviter toutes les formes d'incitation à la haine. Un point de départ serait d'éviter d'amalgamer « terrorisme » et « Islam ». La marée de l'islamophobie est si grande aujourd'hui que, dans un récent sondage, la moitié des Allemands ont indiqué qu'ils considèraient les musulmans comme leurs ennemis.
* Abdel Bari Atwan est palestinien et rédacteur en chef du site Raialyoum. Abdel Bari Atwan est considéré comme l'un des analystes les plus pertinents de toute la presse arabe.
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10 janvier 2015 - Raï al-Yaoum - Vous pouvez consulter cet article à :
raialyoum.com
Traduction : Info-Palestine.eu