Il n'y a qu'une seule manière de perdre la guerre contre le terrorisme. Et c'est celle que nous choisissons de plus en plus.
"Nous sommes en guerre". L'expression était déjà largement utilisée l'an dernier au moment de justifier l'adoption de la loi anti-terrorisme, elle est devenue incontournable depuis les attentats commis dans les locaux de Charlie Hebdo et dans l'épicerie casher de Vincennes. Mais il s'agit d'une guerre très particulière dont on ne dit pas assez la caractéristique principale : nous ne pouvons pas la perdre. En tout cas pas militairement, et pas sur notre propre territoire.
Même si les combattants ennemis parvenaient à multiplier par dix, cent ou mille leur force de frappe et leurs attentats en France, même s'ils parvenaient à faire de très nombreuses victimes, il n'y aura jamais ni invasion de la France par une armée, ni donc occupation et installation d'un régime dirigé par l'adversaire. La situation est très différente de celle des guerres entre nations qui opposent des armées rangées en ordre de bataille, ou même des guerres asymétriques du 20ème siècle où les techniques de "guérilla" et les attentats ont pu permettre, au Viet-Nam ou aux anciennes colonies, de décourager et faire repartir chez lui l'adversaire. Quoi qu'il arrive, quelle que soit la force que déploieront les "groupes terroristes" qui se revendiquent d'un islam radical, la France restera en France, et les Français n'auront pas de territoire où fuir. L'usure du temps, et la capacité militaire intrinsèque de chaque camp, rendent la victoire incontournable à plus ou moins long terme.
Mais nous pouvons perdre la guerre si nous devenons nos propres ennemis. Si au nom de cette guerre qui nous est déclarée et à laquelle nous répondons, nous oublions les valeurs de la démocratie que nous prétendons protéger. Ce ne serait pas une défaite militaire, impossible, mais une défaite morale, idéologique, républicaine.
RENFORCER LA COOPÉRATION EXTRA-JUDICIAIRE AVEC LES FAI ET HÉBERGEURS
C'est tout le risque du discours que l'on voit monter depuis les attentats contre Charlie Hebdo, d'un énième renforcement des mesures sécuritaires, et des mesures de surveillance et de censure, notamment sur Internet. Sans même que le dernier projet de loi anti-terrorisme promulgué en novembre 2014 ait pu véritablement entrer en action, il est déjà demandé de renoncer un peu plus à la protection de la vie privée et de la liberté d'opinion. On réclame ici un Patriot Act à la française, là un renforcement de la collaboration des FAI sans encadrement judiciaire, pour traquer et surveiller les discours ou comportements radicaux.
A l'invitation du ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve, les autorités exécutives d'Allemagne, Lettonie, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Italie, Pays-Bas, Pologne, Grande-Bretagne, et Suède ont signé un communiqué commun (.pdf) rédigé sous le regard approbateur de la Commission Européenne, des Etats-Unis, et du Canada. "Notre action doit continuer pour faire partie d'un ensemble cohérent, basée sur la lutte contre la radicalisation, en particulier sur Internet", écrivent-ils.
"Nous sommes inquiets par l'utilisation de plus en plus fréquente d'Internet pour alimenter la haine et la violence, et signalons notre détermination à nous assurer qu'il n'est pas fait une utilisation abusive d'Internet à cette fin, tout en veillant à ce qu'il reste, dans le respect scrupuleux des libertés fondamentales, un forum de libre expression, dans le respect total de la loi".
"A cet égard, le partenariat avec les principaux fournisseurs sur Internet est essentiel pour créer les conditions d'un reporting rapide des contenus qui visent à inciter à la haine et à la terreur, et elle est la condition de sa suppression, lorsque c'est opportun/possible".
En France, la récente loi anti-terrorisme de novembre 2014 prévoit déjà la possibilité de bloquer des sites sans passer par un juge, ce qui entrera en vigueur dans les toutes prochaines semaines avec la publication du décret d'application. Il est également prévu des peines très lourdes de 7 ans de prison pour ceux qui diffusent des contenus incitant aux actions terroristes. Est-il réellement nécessaire d'aller plus loin encore, avec des lois qui sont très logiquement rédigées dans des termes larges, qui s'appliquent non seulement aux terroristes d'Al Qaïda ou de l'Etat Islamique, mais aussi potentiellement à toute une série d'autres "terrorismes" d'aujourd'hui ou de demain, dont la qualification est laissée à l'appréciation des seuls gouvernements ?
Plus le terrorisme fait s'éloigner la justice et incite les Etats à contrôler les opinions et les discours pour détecter et censurer les individus déviants, plus la démocratie s'éloigne, et plus la radicalisation peut se renforcer. C'est la seule manière dont nous pouvons perdre la guerre, et dont les terroristes peuvent la gagner. Et c'est celle que nous choisissons.