Par Laurent Dauré
Les événements tragiques de la semaine dernière sont commentés à l'infini mais il manque presque toujours un élément crucial à l'analyse : le rôle de la politique étrangère de la France, notamment sa participation aux « guerres humanitaires » voulues par l'OTAN et les États-Unis. Tant que cette question et celle de notre adhésion à la dangereuse théorie du « Choc des civilisations » ne seront pas abordées, nous ne tirerons pas les enseignements pertinents de cette tuerie et bien du sang coulera encore.
S'il est nécessaire que les crimes abominables de la semaine dernière soient massivement condamnés - c'est le cas -, il est tout aussi souhaitable que nous réfléchissions collectivement à ce qui a pu contribuer à les faire advenir et réagissions en conséquence afin que cela ne se reproduise pas.
Penser (malgré) le sang
Or, ce qui - de façon très prévisible - est en train de passer à la trappe dans les réactions médiatiques et politiques c'est la question de la responsabilité des puissances occidentales dans la « fabrication » des trois tueurs. Il ne s'agit pas d'excuser mais de comprendre. Outre l'expression de notre compassion pour les victimes et leurs proches, chercher à expliquer est ce que nous avons de mieux à faire maintenant.
Si l'on s'efforce de faire preuve de sang-froid et de lucidité, ce travail de compréhension impose de se poser la (fausse) question suivante : Comment peut-on imaginer un seul instant que l'on va pouvoir agresser et humilier des pays majoritairement musulmans les uns après les autres (Irak, Afghanistan, Libye, Syrie...), fermer les yeux sur les innombrables « bavures » de l'OTAN, soutenir inlassablement Israël dans son oppression du peuple palestinien, provoquer sans relâche l'Iran, financer et soutenir des « rebelles » (en fait, des djihadistes) pour déstabiliser les régimes qui nous gênent (Syrie) ; comment peut-on croire que commettre une telle abondance d'injustices et de crimes à l'étranger ne finisse par provoquer des répercussions sur le sol français ? Pour ma part je suis surpris que cela ne soit pas arrivé plus tôt ; les services anti-terroristes doivent travailler d'arrache-pied...
Face à ce genre d'événement tragique, il faut veiller à ce que l'émotion n'étouffe pas la réflexion. Inversons la phrase de Voltaire et disons : on doit des égards aux morts, on ne doit aux vivants que la vérité. C'est plus que jamais le moment de prêter attention à la critique de la politique étrangère de la France et de sa soumission aux États-Unis et à l'OTAN (c'est la même chose). Notre adhésion à la théorie néo-conservatrice du « Choc des civilisations » - tournée explicitement contre le monde arabo-musulman - et notre participation à des guerres illégitimes et immorales doivent cesser. L'apathie face aux conséquences lointaines du bellicisme occidental n'est pas tolérable. Le pacifisme, le respect du droit international et l'anti-impérialisme sont les meilleurs moyens d'empêcher de nouvelles tueries en France.
Qui sème la guerre et l'injustice...
Dans son bref échange avec un journaliste de BFMTV, Chérif Kouachi a dit explicitement qu'il était écœuré par les agissements des puissances occidentales en Irak, en Afghanistan et en Syrie. On entend Amedi Coulibaly mentionner les mêmes motivations dans l'enregistrement obtenu par RTL du dialogue avec un des otages de l'épicerie casher. Certains sont un peu trop pressés - y compris à gauche - de considérer qu'il s'agit de simples prétextes. Les paroles d'hommes qui savaient qu'ils allaient mourir dans quelques minutes sont-elles à prendre à la légère ? Nous prenant pour des enfants à qui il faudrait cacher la réalité, les autorités tentent de faire disparaître ces documents sonores des médias et d'Internet.
Remontons dix ans en arrière et lisons cet article de Libération de février 2005 dans lequel on apprend que Chérif Kouachi a été « choqué [..]. par l'intervention américaine en Irak et par les exactions des marines à Abou Ghraib ».
On aura beau qualifier les frères Kouachi et Amedi Coulibaly de fous, d'extrémistes, dire qu'ils sont endoctrinés et fanatiques - ils le sont assurément -, on ne pourra pas totalement effacer la part morale et politique de leurs motivations.
Ce sont des actes de personnes désespérées, rendues enragées par un sentiment d'injustice, de détresse existentielle. La religion n'est que le catalyseur irrationnel d'une indignation rationnelle, elle ajoute une exacerbation et des justifications métaphysiques à des réactions morales légitimes qui peuvent exister indépendamment de la pratique religieuse (celles-ci s'expriment d'une autre façon dans le militantisme politique, l'engagement humanitaire, l'écriture, etc.).
Des facteurs sociaux et personnels ont bien sûr également joué dans le parcours des trois hommes et le combat contre les inégalités économiques et sociales est plus que jamais nécessaire, mais ne passons pas à côté de la principale cause du terrorisme (sur le parcours des trois hommes, il faut lire cet excellent article du Guardian).
Souhaitons qu'une petite voix dise à l'oreille des Français : « L'Occident, dans sa folle et criminelle ambition hégémonique, répand la mort et la misère dans une indifférence quasi générale et vous êtes révoltés que ce torrent d'injustices finisse par se manifester violemment en France ?... Réveillez-vous ! »
Qui sème la guerre et l'injustice... doit cesser.
En finir avec archaïsme moral : refuser l'inégale valeur des vies humaines
Ce que je trouve indécent et hypocrite dans cette grande communion nationale obligatoire, au-delà de l'évidente récupération politique, c'est la croyance implicite en l'inégale importance des vies humaines. Si l'on n'accorde pas la même valeur à toutes les victimes de la guerre et du terrorisme, quels que soient leur pays et leur religion (ou leur absence de religion), on affaiblit grandement sa position morale.
Or, les manifestations d'ampleur contre les « guerres humanitaires » des puissances occidentales se font toujours attendre en France. Ces interventions militaires et leurs conséquences (chaos, embargos, ouverture de la boîte de Pandore du terrorisme, règne des seigneurs de la guerre, etc.) ont pourtant fait des centaines de milliers de victimes. Et ce n'est évidemment pas fini si nous ne forçons pas nos gouvernements à cesser de participer en notre nom à cette folie.
Si on ne tire aucun enseignement politique de ce qui vient de se passer, 20 personnes seront mortes pour rien. Pire : elles seront mortes pour que le sang coule encore davantage.
Quand les guerres américaines provoquent d'immenses massacres en Irak et en Afghanistan ou quand l'Arabie Saoudite décapite à tour de bras (selon le magazine britannique The Economist, ce proche allié des États-Unis a procédé à 22 décapitations pour le seul mois d'août 2014, 79 au cours de l'année 2013), ces victimes arabes disparaissent dans l'indifférence médiatique.
Les indignations sélectives sont abjectes. La pratique du deux poids, deux mesures, très prisée par la prétendue « communauté internationale » et ses médias, est à proscrire si l'on veut être pris au sérieux dans ses réactions morales.
Il est urgent de sortir de l'archaïsme moral qui consiste à considérer que la vie des membres du groupe social auquel on s'identifie (nation, classe, ethnie, religion, etc.) a plus de valeur que celle des « autres ». La journaliste Nathalie Saint-Cricq a dit qu'il fallait « repérer et traiter ceux qui ne sont pas Charlie » (voir la vidéo), pourquoi n'ouvririons-nous pas plutôt des camps de rééducation morale pour ceux qui sont incapables de ressentir de l'empathie pour les « victimes lointaines » de l'impérialisme occidental ?...
L'axiome moral « une vie = une vie » doit être respecté en particulier dans notre réflexion politique et géopolitique. C'est en considérant que toute vie a la même importance, que l'on soit proche ou non géographiquement et culturellement, que l'humanité pourra progresser vers la paix et la coopération entre les peuples.
Bref rappel : liberté d'expression totale et pour tous
Quant à la liberté d'expression, il faut bien sûr la défendre vigoureusement. Mais la liberté d'exprimer toutes les idées et opinions, pas seulement celles qui nous plaisent ou nous indiffèrent. Allons-nous vraiment nous infliger une nouvelle « affaire Dieudonné » ?...
Marchant dans les pas lumineux de Voltaire, Robespierre, Russell, Chomsky et Bricmont, j'ai déjà dit l'essentiel de ce que j'avais à dire sur le sujet dans mon article « Pour une liberté d'expression totale... et une critique lucide de Dieudonné ».
Soyez Charlie si vous le voulez mais soyez aussi Irakien, Afghan, Libyen, Syrien...
Disons pour finir quelques mots de l'intervention militaire en cours contre l'État islamique : c'est l'Occident lui-même qui a permis l'émergence de cette force. En détruisant ou déstabilisant les États laïcs en Irak, Libye et Syrie, les États-Unis et leurs subordonnés européens ont ouvert un boulevard à des groupes djihadistes que les occidentaux utilisent sans aucune gêne quand ceux-ci servent ses intérêts géostratégiques (en Syrie aujourd'hui pour renverser le régime de Bashar al-Assad, en Afghanistan autrefois pour combattre l'URSS).
Ce que la société doit aux vingt morts de la semaine dernière - oui, je compte les vies des frères Kouachi et d'Amedi Coulibaly - ce sont la pensée rationnelle et les actions justes qui permettront que le sang ne coule pas davantage.
Commençons par cesser de répandre la guerre, la misère et l'injustice à travers le monde. Nous verrons si le terrorisme trouve encore l'abondant carburant que les puissances occidentales lui fournissent en ce moment. Il ne s'agit pas de « céder aux terroristes » ou de « leur donner raison » mais simplement de faire ce qui est moralement et politiquement juste.
Les partis et les médias installés voudraient aujourd'hui lancer une chasse aux sorcières contre les Français qui refusent l'injonction d'État « Je suis Charlie ». De la part de personnes qui soutiennent sans scrupules la politique criminelle des pompiers pyromanes de l'OTAN, c'est tristement ironique.
Qui représente la plus grande menace pour la paix dans le monde ? Qui agresse et humilie le monde arabo-musulman ? Ce n'est pas le terrorisme, c'est le bloc euro-atlantiste sous domination américaine.
Laurent Dauré