par GEAB
Notre équipe l'avait anticipé : l'explosion des tensions au Moyen-Orient aurait un impact rapide sur les sociétés européennes, faisant courir de grands dangers à nos démocraties [1].
La crise ukrainienne, nous l'avons souvent répété, bien au-delà de la valeur intrinsèque des individus qui le composent, a révélé la faiblesse structurelle d'un système politique européen techniquement déconnecté de ses citoyens. La grande peur que l'Europe s'est faite en 2014 de ne pas réussir à s'empêcher d'entrer en guerre avec un voisin, aboutit en 2015 à un vrai retour du politique : une Commission Juncker décidée à légitimer politiquement ses décisions, des gouvernements nationaux enfin conscients de leur besoin d'union politique, des citoyens ultra-mobilisés.
Tout cela serait plutôt rassurant si la conjoncture était stabilisée. Mais ce n'est pas le cas puisque l'Europe s'apprête à enregistrer une série de chocs liés aux actions terroristes qui ne manqueront pas d'être perpétrées par des individus ou groupes d'individus résidant en son sein, mais mal intégrés et connectés aux terribles développements que connaît actuellement le Moyen-Orient. Or, dans un tel contexte, le retour du politique peut prendre des formes peu souhaitables.
L'année s'est vite mise à ce diapason avec l'attentat sanglant contre les employés de l'hebdomadaire satirique français, Charlie Hebdo, et la cavale meurtrière qui s'est ensuivie. Bien évidemment, l'événement constitue l'occasion d'inaugurer une flambée de racisme en France, mais aussi dans toute l'Europe et au-delà, combinée à la mise en place de mesures liberticides.
Mais, pour une fois, les Européens ont droit à une bonne surprise : une communication de crise presque exemplaire conduite par François Hollande qui, capitalisant sur la plus acceptable des peurs (celle de l'explosion sociale), parvient à transformer la réaction collective émotionnelle aux relents a priori racistes en demande de non-amalgame, de non-dérive libertaire et d'union.
Le 11 janvier, la mobilisation de près de 4 millions de citoyens en France et dans le monde, ainsi que la présence de 40 chefs d'État en tête de cortège, est véritablement un événement historique et véhicule un message totalement positif, quoi que l'on pense des vrais ressorts du rassemblement.
En réalité, de nombreuses questions se posent en effet sur ce qui a vraiment réuni tout ce monde : mélange de réaffirmation de principes républicains mal compris et vrai souci de préservation des valeurs démocratiques, expression d'exaspération vis-à-vis d'une communauté musulmane mal intégrée et volonté de rassembler les modérés de toutes les communautés religieuses, quête d'ordre et quête de liberté, racisme et tolérance... Il y avait un peu de tout dans cette mobilisation. Peu importe, le message dominant est généreux et c'est une réussite.
Ceci étant, ce grand rassemblement n'est pas la fin de l'histoire. Les actes anti-Musulmans se sont multipliés depuis l'attentat ; la police est sur les dents et contrôle les jeunes d'origine arabe à tour de bras ; des idées de « Patriot Act » à l'européenne sillonnent la société ; la communauté musulmane est à nouveau froissée par la publication en première page du nouveau numéro de Charlie Hebdo de caricatures de son Prophète... Autant de réactions qui vont inévitablement nourrir les rangs du fanatisme identitaire et augmenter le risque de violence.
Par ailleurs, la revendication de liberté d'expression est en train de mettre fin au verrou qui était posé sur la critique d'Israël et des Juifs. Si les caricatures de Mahomet ne sont pas du racisme, bien des « blagues » risquent de ne plus pouvoir être appelées « antisémites » également. Sur le fond, cette libération du droit à se moquer et à critiquer les autres est sans doute une bonne chose, mais elle arrive au pire moment possible. Chacun sait que 2015 court d'immenses risques de dérive raciste et antisémite (puisqu'il faut distinguer les deux). Et juste à ce moment, les garde-fous de la communication inter-groupe sont abaissés [2].
Pourtant, les lois françaises et européennes, nées d'une histoire de guerres de religions et d'intolérance, ne prônent pas une liberté d'expression totale. Cette revendication est en réalité calquée sur les États-Unis d' Amérique pour lesquels la liberté d'expression est totale et sacrée [3]... même si elle n'est en fait respectée que dans le cadre de l'expression non-publique. Les organes et personnes publiques ont, quant à eux, un discours extrêmement contrôlé par le fameux « politiquement correct » notamment, en particulier sur toutes les questions de minorités et de religion. En Europe, en revanche, le « politiquement correct » s'impose moins précisément parce que la liberté d'expression y est légalement encadrée.
Une chose est certaine, si les Musulmans européens se voient obligés à accepter ce qui correspond à des brimades culturelles très fortes -n'oublions pas que la représentation en général est interdite par l'Islam. L'intégration des Musulmans aux sociétés modernes et occidentales de l'image est donc une réalité... même s'ils ont des difficultés à aller jusqu'au bout de la logique et à accepter la représentation la plus interdite, celle du Prophète, une représentation qui choque aussi les Musulmans modérés, c'est un fait. En réalité, demander aux Musulmans d'accepter ces caricatures, ce n'est pas leur faire la demande acceptable pour eux de se « laïciser », mais celle inacceptable de s' « athéiser ». C'est là que le bât blesse, il faut en prendre conscience si on veut trouver une solution à l'impasse dans laquelle nous sommes- dans un contexte d'expression publique qui reste ultra-contrôlé pour d'autres groupes culturels (homosexuels, Juifs, etc.), il y aura division. L'enjeu est donc d'équilibrer cette liberté d'expression, et pour que cela ne risque pas de dégénérer en provocations et injures racistes de toutes parts, il va tout de même falloir réaffirmer les règles d'une communication, certes libre, mais également responsable.
Au-delà du grand élan généreux de la journée du 11 janvier, d'innombrables questions demeurent sur les moyens d'endiguer la vague de violence raciste et terroriste qui a commencé à déferler sur l'Europe, dans le respect de nos principes démocratiques. C'est le grand enjeu de l'année 2015...
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GEAB N° 91 Paris, 15 janvier 2015.