23/03/2018 2 articles les-crises.fr  29 min #139255

Theresa May et Tony Blair, même combat ?

Affaire Skripal : Désinformation et croisade contre la Russie

Il nous a été proposé en réaction à  l'incroyable article de Jean-Baptiste Naudet, paru dans L'Obs le 15 mars 2018, et que nous vous recommandons de lire avant de lire ce billet.

P.S. précisons que par convention, on utilisera l'appellation "Novitchok" pour désigner tous les agents innervants appartenant à la famille des poisons dont le développement a commencé en URSS sous le nom "VR". Cette famille peut inclure (ou non) des poisons développés après la chute de l'URSS dans d'autres pays en utilisant les connaissances de chercheurs émigrés.:q]

 Le Nouvel Obs a tout compris ! Dans le roman de Ian Fleming Casino Royale, James Bond a affaire au redoutable agent Le Chiffre, trésorier du SMERSH, le bureau de contre-espionnage et d'assassinat soviétique. Le journaliste Jean-Baptiste Naudet semble avoir été marqué par ce roman, puisque selon lui c'est le SMERSH qui a assassiné Sergueï Skripal.

Dans la réalité, le service SMERSH (Смерш : SMIERt' CHpionam soit « mort aux espions ») a existé de 1943 à 1946, pour tenter d'éliminer les espions (et des dissidents...) dans l'URSS en guerre contre l'Allemagne nazie, donc à une époque où ces espions représentaient une menace existentielle immédiate. C'était plus précisément un ensemble de trois services, dont l'un dirigé par le redoutable Lavrenti Beria. Après 1946, le SMERSH n'existe plus que dans la littérature.

Concernant la « cible » de l'attentat, J-B Naudet explique « La Russie agirait ainsi selon la doctrine classique des services soviétiques, puis russes, selon laquelle on ne peut échapper à sa punition. » En réalité, Sergueï Skripal avait passé cinq ans et demi en prison pour haute trahison, avant de profiter d'un échange d'espions entre les États-Unis et la Russie : il a donc bel et bien été puni. L'idée de tuer un ancien espion qui ne représente plus aucun intérêt depuis de nombreuses années est absurde, et ne se base que sur un préjugé selon lequel les Russes seraient des bêtes assoiffées de sang, ce que les médias occidentaux semblent vouloir clamer à tout bout de champ. N'en déplaise à J-B Naudet, la Russie n'est pas dirigée par des incompétents, et le gouvernement russe comprend évidemment les risques qu'un tel meurtre impliquerait, et le fait que cela n'apporterait rien de bon. L'idée de « dissuader les candidats à la trahison » est inepte, puisque si la Russie s'amusait à assassiner les agents doubles pro-américains, elle s'exposerait immédiatement à la réciproque, le meurtre des agents doubles américains espionnant pour le compte de la Russie, et en premier lieu celui des agents échangés contre Skripal.

J-B Naudet enchaîne avec des précédents « brillamment » maltraités par la presse occidentale, à commencer par l'empoisonnement de Litvinenko, qui n'est peut-être pas aussi évident que ce que beaucoup avancent : Maksim Litvinenko, le frère d'Aleksandr, habite à Rimini et a  expliqué au Mirror que l'accusation contre Poutine n'a aucun sens (de fait, il n'y a pas de mobile), et que son père aussi est certain que les autorités russes ne sont pas impliquées et qu'il s'agit d'un coup monté.

En outre, Aleksandr prévoyait de retourner en Russie, ce qui indique qu'il n'avait aucune crainte des autorités russes. La famille de Litvinenko a exigé l'exhumation d'Aleksandr pour pouvoir vérifier la présence de polonium, mais les autorités britanniques ont refusé. Maksim estime qu'aujourd'hui, ce serait trop tard : il ne reste en effet que le milliardième du polonium 210 qui était présent le jour de la mort de Litvinenko. Il estime aussi que son frère a pu éventuellement être tué par du thallium, qui est un poison utilisé à plusieurs reprises par des Britanniques, y compris sous forme de thé empoisonné. Nous ne savons pas qui a assassiné Aleksandr Litvinenko, mais une chose est sûre : présenter la version « Poutine l'a tué ! » comme une évidence dénote un manque criant d'esprit critique.

L'autre précédent brandi par J-B Naudet comme une preuve de la malveillance habituelle de la Russie est un  ragot étrange concernant un soi-disant dossier russe pour faire chanter le Président américain, qui semble avoir été lancé pour faire tomber Trump avant même son inauguration. Ce ragot, qui ne se basait sur aucun élément concret, semble avoir fait « pschit ! » depuis des mois, ou du moins il n'est toujours pas soutenu par le moindre élément de preuve sérieux.

Concernant l'arme, J-B Naudet se surpasse : « le "Novitchok", du programme "Foliant", produit exclusivement en Russie, permet à la fois de diriger très fortement les soupçons sur les Russes, sans toutefois pouvoir formellement prouver leur culpabilité. ». Une simple consultation de Wikipédia aurait appris à cet amateur de romans d'espionnage que les tests soviétiques sur ces armes chimiques se tenaient en Ouzbékistan. Selon l'ambassadeur britannique en Ouzbékistan de l'époque, Craig Murray, tous les stocks du site ont été détruits et son équipement a été enlevé par le gouvernement des États-Unis.

La personne qui a révélé l'existence du Novitchok est un chimiste de nationalité russe et d'ethnie tatare du nom de Vil Mirzaïanov, qui vit aux États-Unis depuis les années 1990, et ce, après son procès pour trahison. Il affirme que seule la Russie pourrait avoir utilisé le Novitchok pour tuer Skripal.

Problème : Mirzaïanov, dont on imagine qu'il a été au moins approché par les États-Unis, est un militant ouvertement anti-Poutine, et « oublie » de mentionner qu'il a apporté et  publié en 2008 ( disponible sur Amazon au moins depuis 2009) la formule du Novitchok aux États-Unis.  Il a expliqué à un journal russe d'opposition qu'il a publié cette formule en espérant que cela empêcherait à tout jamais le Novitchok d'être utilisé (puisqu'il perdait son avantage d'être une arme secrète).

Mirzaïanov pourrait avoir des motifs nationalistes à accuser la Russie. Le journal  Argoumenty i Fakty explique qu'il a commencé à se rapprocher des nationalistes tatars après avoir émigré. Depuis 2008,  il se dit chef du «gouvernement en exil du Tatarstan ». Année décidément très riche pour ce personnage puisqu'en décembre son « gouvernement » a publié une  déclaration d'indépendance du Tatarstan. Cette déclaration dénonce la répression du gouvernement russe contre les Tatars. Notamment, selon la déclaration, la Russie interdit l'enseignement en langue tatare (en réalité pour l'année 2017-2018, il reste  724 écoles enseignant en langue tatare, il y en avait plus en 2008), et des Tatars sont torturés et jetés en prison s'ils possèdent chez eux des livres musulmans (en réalité en 2005 a été inaugurée à Kazan la plus grande mosquée d'Europe hors d'Istanbul). Bref, sa «  medjlis » (assemblée législative d'un pays ou groupe musulman) est une organisation cherchant à semer la division en Russie en répandant des accusations mensongères de répression, et on comprend mieux pourquoi les Occidentaux accordent tant d'intérêt à l'opinion de ce Vil Mirzaïanov, et pourquoi il pourrait chercher à nuire à la réputation de la Russie.

En outre, si les autorités britanniques ont pu affirmer aussi rapidement que Skripal a été empoisonné par du Novitchok, c'est peut-être qu' elles disposaient d'un échantillon. Si elles disposent vraiment d'un échantillon, alors les autorités britanniques sont aussi à mettre sur la liste des suspects. De fait, la Russie a mis fin à son programme d'armes chimiques en 1992 et certains spécialistes soviétiques ont alors émigré aux États-Unis, en Angleterre et quelques autres pays pour y  continuer les recherches sur le Novitchok après la fin de l'URSS.

La Russie, de son côté, a ratifié en 1997 la convention sur l'interdiction des armes chimiques, qui ont donc été progressivement détruites. Certains échantillons ont pu cependant « disparaître » en violation de toutes les règles (particulièrement dans les années chaotiques qu'étaient les années 1990), comme l'indique l'enquête d'un crime survenu peu avant cette ratification. Le banquier Ivan Kivelidi a été tué en 1995 par un agent innervant synthétisé par un chimiste ayant travaillé sur les agents innervants soviétiques, Igor Rink, père de Léonid Rink, ( à moins que Léonid Rink et Igor Rink ne soient la même personne, c'est une des bizarreries annexes de cette affaires). Cet agent innervant était peut-être un poison de la famille « Novitchok » (qui s'appelait rarement Novitchok en Russie ou en URSS, mais simplement VR). Il était si puissant qu'en plus du banquier, sa secrétaire et son médecin légiste sont morts. Le 27 octobre 2017,  toutes les armes chimiques russes avaient été détruites. Ces destructions sont contrôlées par un organisme de l'ONU, l'Organisation pour l'Interdiction des Armes Chimiques (OIAC).

Finalement, affirmer que les Russes sont coupables parce que l'arme utilisée appartient à une famille d'agents innervants développés en URSS est à peu près aussi absurde que d'affirmer que le coupable d'un empoisonnement au gaz moutarde serait forcément le gouvernement allemand parce que Bayer est une entreprise allemande.

Le plus ridicule de l'article de J-B Naudet est peut-être son passage sur le timing. Selon son article « la crise internationale engendrée par cet empoisonnement permet à Vladimir Poutine de renforcer l'atmosphère "patriotique" sur laquelle il peut surfer pour se faire triomphalement réélire dimanche 18 mars dès le premier tour». S'il avait une connaissance profonde de la Russie, ce journaliste saurait que l'élection de Vladimir Poutine dès le premier tour ne faisait aucun doute, pour la simple raison que Vladimir Poutine est extrêmement populaire. Au contraire, ce qu'il veut c'est éviter les scandales pour que cette élection se passe sans contestation possible, mais aussi pour que le Championnat du monde de football à venir se passe le mieux possible, sans boycott des Occidentaux.

En outre, le simple fait d'utiliser une arme chimique quelques mois après avoir annoncé l'entière destruction des armes chimiques russes décrédibiliserait la Russie et serait une vraie raison de sanctions, tout le contraire de ce que souhaite Vladimir Poutine et le peuple russe: la Russie fait des efforts considérables pour démontrer qu'elle est un partenaire fiable et prévisible, c'est indispensable au développement des exportations russes.

Un crime commis avec une telle barbarie (la fille aussi est empoisonnée, ainsi que le premier policier qui est intervenu), avec un motif aussi faible, et avec une arme interdite, cela nuit évidemment à Poutine et accomplit le souhait de nombreux faucons américains : cela discrédite Poutine à l'international au moment où il commence son dernier mandat dans une situation difficile (économie + guerre en cours en Syrie), et cela discrédite la Russie en général. La Russie a notamment besoin de l'entière confiance de pays comme la Turquie, l'Arabie Saoudite, et autres, pour conclure la vente des systèmes de défense aérienne S-400. Ainsi, une telle action, nuisant aux intérêts économiques de la Russie, discréditerait aussi Vladimir Poutine auprès des Russes qui souffrent déjà des précédentes sanctions, faisant les affaires des partis d'opposition pro-occidentaux.

J-B Naudet fait ensuite un nouveau rappel de ce que les Russes seraient des bêtes féroces assoiffées de sang (c'est devenu une ritournelle qui devrait choquer à l'heure où tout le monde semble d'accord pour dénoncer la xénophobie) : « Quant aux Russes qui soupçonnent l'implication de leurs services dans l'empoisonnement, beaucoup ne se formaliseront sans doute pas de cette tentative d'élimination d'un "traître", bien au contraire. » Je ne connais pas de Russes qui veulent massacrer des Américains, ni même des « traîtres » russes (déjà condamnés et échangés) et encore moins leur famille.

Enfin, concernant le lieu, Londres est depuis longtemps un lieu où cohabitent et s'affrontent de nombreux groupes cherchant à accroître leur pouvoir, des communistes russes aux islamistes en passant par les gouvernements en exil du temps du Troisième Reich, ou encore les services secrets du monde entier. On ne comprend pas bien pourquoi un crime commis en Angleterre, même à supposer qu'il ait été commis par une puissance étrangère ou un groupe criminel étranger (ce qui reste à démontrer) serait particulièrement à mettre forcément sur le dos de la Russie, l'auteur ne l'expliquant pas.

D'ailleurs l'article se termine par « Une "spetz operatsiya", une "opération spéciale", comme il les aime. » On revient au constat de départ : l'auteur de l'article s'imagine Poutine comme un méchant qui aime tuer parce qu'il est méchant, à l'image du Chiffre, le méchant contre lequel lutte James Bond dans le roman Casino Royale.

Autres remarques

Au-delà des élucubrations sans fondement de J-B Naudet, il est possible d'utiliser son esprit critique et faire quelques remarques supplémentaires sur cette affaire. Sans prétendre être exhaustif, voici quelques exemples (n'hésitez pas à ajouter ce qui manque dans les commentaires). Précisons à ce stade qu'il n'est pas question d'exclure à tout prix la responsabilité des services secrets russes. Cependant, l'enquête doit être à charge et à décharge, comme il se doit, et toutes les pistes doivent donc être explorées :

1- Il existe un principe de droit qui s'appelle la présomption d'innocence. Si la Grande-Bretagne a des soupçons contre la Russie, elle aurait dû apporter ses preuves et donner à la Russie la possibilité de répondre. Mais depuis quatre ans, il n'y a plus besoin d'aucune preuve : la Russie est coupable de tout, y compris d'avoir permis l'élection de Trump (essentiellement basé sur le fait qu'un entrepreneur russe a dépensé  100 000 dollars de publicités pour ses sites anti-Clinton, il n'y a en fait  rien de sérieux dans cette histoire de collusion), face aux plusieurs milliards de dollars dépensés par les campagnes des deux principaux partis. Aucune accusation ne semble trop absurde. De nos jours, la charge de la preuve peut être inversée et la Russie est ainsi sommée de prouver qu'elle n'a pas commis les crimes dont on l'accuse, ce qui en général est impossible (de même que la France ou le Népal ne pourraient pas prouver qu'ils n'ont pas tué Skripal). Ce n'est pas pour rien que l'adage actori incumbit probatio (la charge de la preuve incombe au demandeur) est une des clefs de voûte de notre droit. Le régime allemand s'est d'ailleurs joint au régime britannique en  exigeant de la Russie qu'elle prouve son innocence. Theresa May, elle, avait tout simplement exigé que la Russie, qui n'a pas accès aux éléments de l'enquête, résolve l'énigme en quelques heures.

Il faut imaginer la situation symétrique : Deux citoyens britanniques sont empoisonnés en Russie, et Vladimir Poutine, au lieu de présenter ses condoléances et d'assurer Londres de la diligence de l'enquête russe et de la collaboration avec les services consulaires britanniques, exige que le gouvernement britannique explique immédiatement la mort de ces deux personnes, sans lui donner la moindre information. Il y aurait pour le coup enfin un motif de dire que Poutine est dérangé... Et c'est exactement la situation inverse qui s'est passé.

2- La procédure normale dans le cas de l'usage d'une arme chimique était de passer par l' Organisation pour l'interdiction des armes chimiques. Le régime de May n'a-t-il rien à montrer aux enquêteurs de l'OIAC ? Les inspecteurs de l'OIAC ont fini par arriver sur le lieu du crime le 21 mars, soit 17 jours après le crime. L'OIAC a été l'objet de débats houleux. On constate que cette affaire, qui est pourtant une affaire criminelle, pas une guerre, voit s'opposer en un bloc les pays de l'OTAN à la Russie. La déclaration la plus invraisemblable des représentants de l'OTAN à l'OIAC est peut-être celle du représentant du Canada, qui s'insurge de ce que la Russie ose demander l'application des règles prévues par la Convention sur l'Interdiction des Armes Chimiques, et particulièrement son  article IX (qui indique que quand il y a une préoccupation, les États s'échangent les demandes et les réponses de manière civilisée et rapide. En cas de problème, il faut passer par le Conseil Exécutif de l'OIAC, pas par une guerre médiatique).

3-La  convention de Vienne (du 24/4/1963) impose au régime britannique d'accorder au personnel consulaire russe l'accès aux ressortissants russes. Il semblerait que ce droit de voir les Skripal ait été refusé pendant 2 semaines. Le point 36.a de la Convention pourrait-il avoir été violé ? Le régime britannique se cache derrière le fait que la Russie est présumée coupable, et que le consentement des victimes n'est pas évident. Le point 36.c (accès aux ressortissants incarcérés) n'a pas encore été violé dans cette affaire puisqu'il n'y a aucun Russe arrêté : le régime britannique et leurs médias n'ont cessé d'expliquer que « la Russie » a empoisonné Skripal, mais concrètement ils ne semblent pas avoir trouvé de suspect. Pire, ils ont renvoyé 23 diplomates russes  accusés par Theresa May d'être des espions ( par Boris Johnson également). C'est paradoxal : des espions russes sont identifiés par le Royaume-Uni, qui accuse la Russie d'avoir empoisonné Skripal et sa fille ; la convention de Vienne (art. 41.1) permettrait d'arrêter des coupables ou complices... mais le Royaume-Uni décide de les renvoyer simplement en Russie ! Est-ce que Londres a le moindre début de preuve suffisamment sérieux pour convaincre un juge de la possibilité de la culpabilité des fameux espions russes ? Si oui, pourquoi ne les montrent-ils pas ? Se croient-ils toujours au XIXe siècle ?

4- De fait, pour le professeur Léonid Rink, l'un des inventeurs du Novitchok, la version britannique,  « c'est des conneries » (vous lire son interview en français  ici). Selon lui, le régime de Theresa May n'a pas fourni d'échantillon du poison utilisé à la Russie parce qu'il aurait alors été évident qu'il n'a pas été produit selon la technologie russe (Léonid et/ou Igor Rink a/ont travaillé dans un laboratoire de Chikhany, à la frontière kazakhstanaise).

Il affirme en outre que même Vil Mirzaïanov ne connaissait pas tous les secrets du Novitchok, et que l'analyse précise du poison utilisé aurait pu le cas échéant dévoiler qu'il a été préparé en suivant la recette de Mirzaïanov : « Ceux qui ont synthétisé la substance qui a empoisonné Skripal pouvaient ne pas connaître la composition de beaucoup de ses composants ». Ainsi, les éléments légers composant le Novitchok, que Vil Mirzaïanov ne connaît complètement, se sont volatilisés, et on ne doit donc pas trop attendre de l'analyse des échantillons qui auront pu être récoltés.

Toujours selon le professeur Rink, le simple fait que Skripal et sa fille ne sont pas morts aussitôt indique que la version officielle est très douteuse : Il confirme plusieurs autres arguments, mais surtout, son opinion d'expert est  « Tirer sur une personne inutile avec un missile puissant et en plus ne pas le toucher, ce serait le comble de la stupidité ». Il envisage que Skripal puisse être vivant parce qu'on lui a aussitôt donné un antidote, ce qui impliquerait de connaître à l'avance le poison, ou alors que le poison n'était pas du Novitchok. Rink rappelle aussi que Vil Maraïanov a divulgué la formule du Novitchok, ce qui donne la possibilité à n'importe quel laboratoire pharmaceutique d'en produire (mais pas exactement le même...).

5-La France a commencé par prendre une position prudente et digne. Cela a donné lieu à un article du journal The Times affirmant que la France « défiait » Theresa May. Oh, surprise, si l'on consulte l' article en ligne, on y découvre que les alliés sont unis face au « régime » de Vladimir Poutine. La France a fait volte-face.

L'article original était très différent de ce que l'on peut lire, comme le montre une photographie publiée par l'ambassade russe à Londres.

Demander de façon élémentaire des preuves solides à un pays, même allié, qui a gravement menti au moment des guerres d'Irak et de Libye, avant de porter de très graves accusations est donc désormais sacrilège.

Il faut se souvenir de l'hystérie qui a suivi le digne refus de Jacques Chirac d'aller participer à l'opération criminelle de la destruction de l'Irak pour des prétextes mensongers. Une fois de plus, on constate que la France n'est pas libre de sa politique. Ce qui une fois encore nous ramène aux propos de François Mitterrand sur la « guerre à mort » des États-Unis qui « veulent un pouvoir sans partage sur le monde ».

6- Au contraire de la Russie qui est constamment accusée sans preuve, les États-Unis commettent les crimes les plus abjects sans que les grands médias occidentaux s'en émeuvent. Dernièrement a été nommée la nouvelle patronne de la CIA qui est une criminelle, et  il n'y a presque que Philippe Labro pour en parler dans le Point.

7- Les Anglo-saxons (surtout les États-Unis, mais pas seulement) ont une très longue histoire de fausses accusations, qui ont notamment servi à justifier le massacre de millions de personnes (Libye, Irak, Vietnam...). On ne peut que se désoler du fait que ces accusations continuent de fonctionner auprès du public, alors que la honteuse prestation de Colin Powell agitant sa fiole devrait encore être dans toutes les mémoires.

8- Selon plusieurs médias (comme le  Sunday Times ou  The Telegraph), la version de départ des services de renseignement du régime britannique affirmait que le Novitchok avait été placé dans la valise de la fille de Skripal.

Un spécialiste en armes chimiques et ancien inspecteur de l'ONU, Anton Outkine,  explique que c'est absurde, l'arme aurait probablement empoisonné tout l'avion, à cause de la ventilation. Léonid Rink affirme également que Youlia Skripal ne serait pas arrivée à Londres si on avait placé le poison sur elle ou sa valise en Russie. En outre il aurait été presque impossible d'expliquer qu'ils ont été empoisonnés simultanément. Il est donc plus probable que le poison ait été placé après l'arrivée de la fille en Angleterre.

9- Yakov Kedmi, ancien directeur des services spéciaux d'Israël ( qui, avec professionnalisme, ne s'est pas joint au concert des accusations sans preuve) trouve très étrange en plus de l'arme utilisée, le fait de tuer un agent qui avait tout dit ce qu'il savait il y a déjà 14 ans. En effet, « il est très rare d'utiliser des moyens par lesquels on peut supputer l'exécuteur. Le moyen qui a été utilisé, selon les Britanniques, n'est pas le plus efficace, parce qu'il laisse des traces. » Par exemple, quand en 1959 les services soviétiques ont liquidé en RFA le leader de l'OUN/UPA Stepan Bandera, « les Allemands de l'ouest ne savaient pas qu'il avait été liquidé [...] ». Note : En 1959, le nationaliste ukrainien Stepan Bandera n'était pas un ancien espion sans intérêt, il collaborait activement avec les services secrets occidentaux pour nuire à l'URSS. Cette collaboration s'est poursuivie après sa mort notamment par sa veuve, et ne s'est jamais interrompue, aboutissant à certains des mouvements néonazis ukrainiens actuels qui se sont tant illustrés ces dernières années.

10- Un des laboratoire militaires les plus secrets du pays se situe à environ 8 km de Salisbury, «  Porton Down »

Il s'est illustré par le passé par ses expériences, notamment sur la population locale, L'ancien ambassadeur britannique en Ouzbékistan Craig Murray a écrit au sujet de cette affaire un article qui a été traduit en français. Craig Murray dit notamment :

« Il est scientifiquement impossible que [le laboratoire de détection chimique britannique] de Porton Down ait pu détecter des Novitchoks russes s'il n'avait jamais possédé auparavant un échantillon russe pour les comparer. lls peuvent analyser un échantillon comme conforme à une formule de Mirzaïanov, mais comme celui-ci l'a rendue publique il y a vingt ans, ce n'est pas une preuve de l'origine russe. Si l'équipe de scientifiques de Porton Down peut le synthétiser, beaucoup d'autres laboratoires peuvent le faire aussi, et pas seulement les Russes. »

Craig Murray a  expliqué sur son blog être la cible de nombreuses insultes suite à son article. Il est traité de conspirationniste depuis qu'il a dénoncé l'utilisation de la torture par les services britanniques, ce qui était exact, alors que Jack Straw a menti au Parlement à ce sujet.

En outre,  un ancien conseiller du Kremlin se demande pourquoi il n'y a aucune enquête sur Porton Down qui aurait pu avoir des échantillons, au moins pour vérifier qu'ils n'en ont pas perdu. Ce n'est pas parce qu'il est russe que sa question n'est pas légitime...

Pour conclure ces remarques sur Porton Down, notons qu'e n 2016 un ancien responsable de la détection à Porton Down signalait que la seule information sur les Novitchoks venait du dissident Vil Mirzaïanov, et qu'aucune confirmation de la structure ou des propriétés de ces composés n'a été publiée. En deux ans ils sont passés de l'ignorance totale à une certitude absolue.

11- Dernier élément un peu extraordinaire, mais pas à exclure complètement d'entrée (nous en saurons bientôt plus) : Deux témoignages mettent tout simplement en doute l'élément central de l'affaire, c'est-à-dire que les Skripal ont été victimes d'un agent innervant. D'abord le médecin qui a traité la fille de Skripal pendant 30 minutes (sans équipements de protection, comme ses collègues traitant le père) : elle affirme qu'il n'y avait aucun signe d'un agent chimique sur le visage ou le corps de la victime. Le deuxième témoignage est celui de Stephen Davies de l'hôpital de Salisbury, qui affirme (dans une lettre le 14 mars au Times) qu'il n'y a eu en tout et pour tout que 3 personnes empoisonnées (et des personnes inquiètes - la troisième personne empoisonnée est un officier de police,  qui a repris conscience), mais pas par un poison innervant.

Ces deux témoignages ont peut-être des explications qui pourront apparaître dans les prochains jours (peut-être un simple manque d'expertise dans ce domaine très spécifique), mais aux dernières nouvelles, ces deux témoignages empêchent d'exclure complètement qu'il n'y a tout simplement pas eu d'agent innervant, mais pourquoi pas, un autre poison.

Le comportement « de plus en plus bizarre » du régime britannique

 Une équipe de l'OIAC est arrivée en Angleterre et nous aurons normalement les premiers résultats d'analyses début avril.

Mais face au manque de sérieux de la version initiale, affirmant que le Novitchok a été placé en Russie sur la fille de Skripal ou sa valise, les médias ont changé de version. Les Skripal auraient maintenant été empoisonnés via le  système de ventilation de leur voiture.

C'est déjà mieux que cette histoire d'empoisonnement à distance via une valise, mais cela fait encore beaucoup de temps entre le moment où ils ont quitté la voiture et le moment où ils se sont sentis mal (ils ont eu le temps de faire du shopping). Un tel délai entre l'absorption et la perte de conscience des victimes laisse supposer que, si le poison est de la famille Novitchok, il s'agirait d'une nouvelle version, qui n'a pas été développée en URSS, mais plus tard, après l'arrêt des recherches russes dans ce domaine.

Il est en tout cas regrettable que le régime britannique n'ait toujours pas présenté un scénario crédible (expliquant où, comment, et par qui précisément ils ont été empoisonnés) et des preuves deux semaines après les graves accusations portées et les sanctions prises.

Boris Johnson a fait des déclarations de plus en plus agressives à l'égard de la Russie, particulièrement dans cette  interview à Deutsche Welle (à la fille de Boris Nemtsov, consultable  en français sur notre site) où il affirme que la position de la Russie dans cette affaire est de plus en plus bizarre.

Boris Johnson affirme que Vladimir Poutine a dit que les traîtres devraient être empoisonnés. En 2010, le Premier ministre  Poutine a eu des mots très violents à l'égard des traîtres (parlant alors de Poteev, qui a trahi 10 agents dont Anna Tchapman), les traitant de porcs, demandant comment un traître pourrait ensuite regarder ses enfants dans les yeux, etc. et qu'il regretterait mille fois sa trahison. Mais Johnson semble avoir inventé la phrase de Poutine affirmant que Poutine a appelé à empoisonner les traîtres. Poutine avait affirmé que les 30 deniers d'argent resteraient en travers de la gorge des traîtres.

Johnson affirme que Skripal était « identifié comme une cible à liquider ». Comme indiqué précédemment, Skripal n'avait en fait plus aucun intérêt depuis longtemps.

La « preuve » de Boris Johnson, c'est la certitude du laboratoire de Porton Down que le poison est bien un Novitchok. Poison qui peut être produit par Porton Down, ou certains laboratoires américains, chinois, suédois... On a une fois de plus du mal à comprendre comment il passe d'une certitude sur la nature de l'arme à une certitude sur l'identité du criminel. Il ment d'ailleurs en indiquant que le Novitchok est un « agent innervant uniquement russe ».

Dans une  autre interview, Boris Johnson affirme :

« Et comme font beaucoup de personnalités non démocratiques confrontées à une élection ou à un moment politique critique, il est souvent attirant de faire apparaître dans l'imaginaire public l'idée d'un ennemi ». C'est pour le coup une bonne remarque. On peut notamment rappeler comme exemples les accusations fantasques d'ingérences russes au moment du vote du Brexit, ou de l'élection de Trump.

Conclusion

Nous ne prétendons évidemment pas apporter la réponse à l'énigme. Nous constatons cependant l'absurdité apparente de l'accusation (même si, certes, tout est possible), et de nombreuses anomalies dans le traitement médiatique et diplomatique de cette affaire. Nous invitons chacun à toujours passer les hypothèses proposées (d'où qu'elles viennent) au rasoir d'Ockham, afin de privilégier les scénarios les plus évidents et crédibles. Ici, on constate que la théorie « Poutine l'a tuer » implique beaucoup d'hypothèses rocambolesques, et devrait être reléguée au deuxième ou troisième rang, voir plus.

Par exemple, des services secrets étrangers auraient pu voir d'un bon œil ce crime, par volonté d'annuler le Brexit, de  bloquer le North-Stream 2, ( l'Ukraine se réjouit déjà de ce que Gazprom sera obligé de négocier avec Kiev si North-Stream 2 ne le fait pas), d' augmenter les budgets militaires, de saboter l'exportation des S-400, de se venger de l'intervention en Syrie, ou encore d'effrayer les oligarques russes.

On pourrait aussi imaginer beaucoup de mobiles plus valables que « Poutine a fait le coup pour gagner une élection gagnée d'avance ». On peut envisager aussi une action d'acteurs privés, de type mafia, ou même une vengeance personnelle d'un ou plusieurs anciens agents russes trahis par Skripal ( il y en aurait eu près de 300), ou enfin de services russes cherchant à nuire à Poutine, ou bien d'autres choses.

Bref, on ne sait vraiment pas grand chose sur cette triste histoire - ce qui n'empêche pas les médias de répandre plein de certitudes, en se basant uniquement sur des déclarations orales de gouvernements et services secrets qui ont déjà lourdement intoxiqué l'opinion publique (sciemment ou par incompétence), allant jusqu'à déclencher des guerres en Irak ( ici) et en Libye ( ici et  ) - en attendant ceux à venir, un jour, sur la Syrie ou  le Yémen...

Ainsi, une chose est sûre dans cette affaire : les médias occidentaux ne font pas correctement leur travail d'information.

Simon Clanice, pour les-crises.fr (article que nous vous recommandons de reprendre et diffuser largement...)

Annexe : Best-Of des tweets du Ministère des Affaires Étrangères anglais (on a vu se déclencher des guerres pour moins que ça...)

 les-crises.fr

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