Par Youssef Girard
Des tags antisémites et une altercation entre Alain Finkielkraut et des Gilets Jaunes, il n'en a pas fallu davantage pour que tout le spectre politique se mobilise pour dénoncer l'antisémitisme et brandisse le spectre d'un retour aux années 1930. Parallèlement, un « groupe d'études » parlementaire travaillait depuis plusieurs semaines sur une proposition de loi ou de résolution visant à pénaliser l'antisionisme car, selon le président du groupe, le député LERM Sylvain Maillard, « la haine d'Israël est une nouvelle façon de haïr les juifs ». (1)
Destruction d'un village bédouin palestinien par l'autorité israélienne d'occupation, Jérusalem.
Dans ce contexte, un Parti socialiste moribond appela à un grand rassemblement contre l'antisémitisme mardi 19 février Place de la République à Paris. L'appel fut presque immédiatement signé par l'ensemble du spectre politique français dans un grand moment d'œcuménisme national-républicain. Ainsi, tous ceux qui participent à la perpétuation de l'islamophobie, de la négrophobie et des autres formes de racisme d'État en votant des lois, en mettant place et en tenant des discours racistes, se réunissaient à République pour dénoncer la seule forme de racisme qu'ils condamnent, c'est-à-dire l'antisémitisme.
Cette hiérarchisation de la lutte contre le racisme pour n'en dénoncer qu'une forme, l'antisémitisme, est évidemment une forme de racisme qui valide les inégalités et les hiérarchies raciales à l'œuvre dans une France où certaines formes de racisme comme l'islamophobie, la négrophobie ou la rromophobie s'avèrent parfaitement légitimes.
Le lendemain de ce rassemblement se tenait l'annuel dîner duCRIFau cours duquel le Chef de l'État a affirmé que « l'antisionisme est une des formes modernes de l'antisémitisme ». En conséquence, Emmanuel Macron a expliqué que la France mettrait « en œuvre la définition de l'antisémitisme adoptée par l'Alliance internationale pour la mémoire de la SHOAH » c'est-à-dire la possibilité de punir « le rejet d'Israël la négation même de l'existence d'Israël ». Partageant les thèses néoconservatrices sur le « nouvel antisémitisme » (2), les cibles de cette offensive ont clairement été désignées par le Chef de l'État : les « quartiers » gangrenés par « l'islamisme radical » qui doivent être le terrain d'« une reconquête républicaine ». (3)
Cette thèse du « nouvel antisémitisme » défendue par Emmanuel Macron fut « radicalisée » par certains acteurs du débat public. Rentré précipitamment de sa campagne électorale catalane, Manuel Valls n'a pas hésité à mettre à l'index l'ensemble de la communauté musulmane en dénonçant un antisémitisme « ancré dans la culture musulmane ». Commentant son altercation avec un groupe de Gilets Jaunes, Alain Finkielkraut a dénoncé une menace de « grand remplacement » qui ne viserait pas uniquement les juifs mais l'ensemble de la France. Forme de propagande en miroir, la dénonciation d'une menace de « grand remplacement » de la population française par une immigration arabe et africaine est un argument déployé depuis des années par l'extrême-droite identitaire pour promouvoir son projet de purification ethnique baptisée avec euphémisme « remigration ». Dans une lettre adressée à Alain Finkielkraut, Marine Le Pen a d'ailleurs affirmé à l'académicien : « Le combat que vous menez est le nôtre et nous nous effarons avec vous de voir l'identité de jeunes immigrés se constituer dans la haine des Juifs et de la France. » (4)
Gestion coloniale des banlieues qu'il faudrait « reconquérir », « quadriller » et « pacifier » et stigmatisation des musulmans sont donc les deux piliers de cette offensive nationale-républicaine qui manipule la lutte contre l'antisémitisme pour maintenir les hiérarchies raciales instituées par le racisme structurel. Nous sommes évidemment bien loin d'une lutte contre toutes les formes de racisme puisque au nom de la lutte contre l'antisémitisme, les plus hautes autorités de l'État promeuvent en fait des politiques islamophobes, sécuritaires et néocoloniales dans lesquelles la population musulmane, ciblée comme l'ennemi intérieur, est désignée comme génétiquement suspecte.
En plus de cibler les musulmans et de justifier une gestion coloniale des banlieues, la chasse au « nouvel antisémitisme » doit aboutir, selon les vœux d'Emmanuel Macron, à une redéfinition juridique de l'antisémite pour inclure dans cette définition l'antisionisme. Cette association entre antisémitisme et antisionisme montre l'ignorance du Chef de l'État et de son entourage sur des sujets que, visiblement, ils ne maîtrisent pas.
Premièrement, dans son discours, Emmanuel Macron parle de « l'Alliance internationale pour la mémoire de la Shoah » alors que l'institution se nomme l'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste (IHRA) car les anglo-saxons n'emploient pas majoritairement le terme hébraïque de Shoah pour désigner le processus d'extermination des Juifs d'Europe par les nazis. Cette approximation sémantique montre assez bien l'absence de maîtrise du sujet évoqué par les plus hautes autorités de l'État.
Deuxièmement, l'assimilation de l'antisionisme à une forme d'antisémitisme exprime soit une volonté d'occultation soit une ignorance d'une longue tradition politique juive antisioniste. Cet antisionisme juif a pu revêtir des aspects très différents au cours de l'histoire allant d'une orthodoxie religieuse qui s'opposait au sionisme au nom des enseignements de la tradition talmudique interdisant un retour collectif des juifs en Palestine avant la venue du Messie, à un patriotisme de la galut (exil) d'inspiration socialiste promu par le Bund (5), qui était le premier mouvement politique au sein de la communauté juive en Pologne en 1939. Cette tradition d'un antisionisme juif se perpétue encore aujourd'hui au travers des mouvements comme l'IJAN (International Jewish Anti Zionist Network) (6) ou les Naturei Karta qui défendent un judaïsme orthodoxe. Ces antisionistes juifs qui pour certains ont combattu le nazisme les armes à la main, n'ont aucune leçon de lutte contre l'antisémitisme à recevoir de la part d'un Président dont les positions à l'égard du Maréchal Pétain sont plus qu'ambiguës.
Troisièmement, en assimilant antisionisme et antisémitisme, Emmanuel Macron ignore ou passe sous silence que numériquement les sionistes chrétiens s'avèrent bien plus nombreux que les sionistes juifs. Souvent protestants, ces chrétiens sionistes qui comptent plusieurs dizaines de millions d'adeptes aux États-Unis, sont d'indéfectibles soutiens au mouvement de colonisation de la Palestine ce qui explique, en partie, la politique états-unienne vis-à-vis de la nation arabe. Certains de ces chrétiens sionistes sont des antisémites affirmés car ils considèrent qu'au moment du retour du Messie les juifs devront choisir entre les conversions au christianisme et la mort. (7)
Visiblement cet antisémitisme, qui sert les intérêts de la colonisation, ne gène ni les dirigeants sionistes juifs ni les plus hautes autorités de l'État français. Il faut rappeler que l'antisémitisme pro-sioniste possède une longue tradition au sein d'une partie de l'extrême-droite qui a toujours été pro-sioniste en raison de sa haine des Arabes et des musulmans. Après l'indépendance de l'Algérie en 1962, le soutien à l'État sioniste fut une manière pour cette partie de l'opinion publique française, bien au-delà de la seule extrême-droite, de poursuivre sa lutte contre les Arabes et les musulmans. Pour une partie de l'extrême-droite, l'État sioniste avait également l'avantage de pouvoir fournir une terre d'accueil pour les juifs dont ils s'opposaient à la présence en France. Ainsi, après la guerre de juin 1967, l'ancien commissaire général aux Questions juives sous Vichy, Xavier Vallat, publia un article intitulé « Mes raisons d'être sioniste » dans lequel il expliquait qu'« en dehors du sionisme intégral, il n'est pas de solution raisonnable et efficace du problème juif » (8). Au même moment, l'ancien collaborationniste Lucien Rebatet écrivait dans Rivarol que « la cause d'Israël est là-bas celle de tous les occidentaux » (9).
En réalité, l'association entre antisémitisme et antisionisme ne vise pas à lutter contre l'antisémitisme mais à punir pénalement toute forme de solidarité avec le peuple palestinien et sa résistance afin de préserver l'ordre international actuel dominé par l'Occident. Au cours du dîner du CRIF, Emmanuel Macron a affirmé clairement qu'« il n'y aura aucune complaisance à l'égard des pratiques de boycott et du BDS » qui frappent directement les intérêts économiques de l'État sioniste. La campagne Boycott Désinvestissement Sanction (BDS) ne promeut aucunement l'antisémitisme mais elle s'attaque aux intérêts économiques de la colonisation.
La dénonciation de l'antisémitisme telle que la stipule l'Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste (IHRA) inclut cette volonté de museler toute forme de solidarité avec le peuple palestinien et de remise en cause de l'État colonial qui l'a expulsé de ses terres et qui l'opprime depuis plus de soixante dix ans. Ainsi, l'IHRA considère comme antisémite « le ciblage de l'État d'Israël, conçu comme une communauté juive » (10) en faisant semblant d'oublier que cet État se définit lui-même comme un « État juif » et qu'il exige la reconnaissance de son caractère « juif » par les Palestiniens et les Arabes en général.
Derrière cette volonté de punir « le ciblage de l'État d'Israël » il y a le désir d'interdire toute forme de soutien à la résistance palestinienne qui lutte pied à pied contre un mouvement puis contre un État colonial depuis un siècle. Cette résistance est inacceptable pour les colonialistes et autres partisans de la suprématie de l'Occident parce qu'elle rappelle que partout où il y a eu colonisation il y a eu résistance sous différentes formes et parce qu'elle remet en cause l'ordre international dominé par l'Occident. Car, comme l'expliquait Marek Edelman, « si Israël a été créé, c'est grâce à un accord passé entre la Grande-Bretagne, les États-Unis et l'URSS. Pas pour expier les 6 millions de Juifs assassinés en Europe, mais pour se partager des comptoirs au Moyen-Orient. » (11)
En cherchant à empêcher toute forme de remise en cause de l'État sioniste, les plus hautes autorités de l'État français cherchent à préserver la domination occidentale sur la nation arabe dont l'État sioniste est l'un des piliers. Pourtant, la résistance, et singulièrement la lutte armée, est un droit fondamental pour tous les peuples victimes du colonialisme. Comme l'écrivait Mounir Chafiq, « la résistance à l'occupation étrangère ou à l'agression militaire extérieure est un droit reconnu par le droit international, les traditions des peuples et les traités internationaux. De même, les religions célestes et les gens honnêtes, dans la compréhension de la religion et de la foi, reconnaissent ce droit. Celui-ci se joint, ou est partie intégrante, du droit des hommes à la liberté et à la dignité et du droit des peuples à la souveraineté, à l'indépendance et à l'égalité ».
Toutefois, ajoutait Mounir Chafiq, « il ne suffit plus de traiter la résistance seulement sous l'angle du droit acquis. Il faut soutenir la résistance en la considérant comme une méthode efficace qui permet d'atteindre l'objectif d'éloigner l'occupation, de s'opposer à l'agression et de la faire échouer ». Mounir Chafiq concluait son propos en affirmant que « la résistance est un droit sacré et une stratégie nécessaire pour la libération des peuples. » (12)
Ce « droit sacré » à la résistance est une réponse à l'agression première qu'est la conquête coloniale, le massacre et le refoulement des colonisés car, comme l'expliquait Amilcar Cabral, « il n'y a, ni ne peut y avoir, libération nationale, sans l'usage de la violence libératrice de la part des forces nationalistes, pour répondre à la violence criminelle des agents de l'impérialisme. » (13)
Parce qu'elle remet en cause l'hégémonie de l'Occident, la violence libératrice de la résistance palestinienne est intolérable. Toute forme de soutien qui lui serait apporté doit être dénoncée au nom de la manipulation de la lutte contre l'antisémitisme et pénalisée au nom d'une définition fluctuante de cet antisémitisme. Ainsi, en voulant proscrire l'antisionisme, les autorités françaises s'efforcent de perpétuer leur gestion coloniale de leurs relations internationales avec la nation arabe.
Gestion coloniale des banlieues, de l'islam et des musulmans au niveau intérieur, gestion coloniale de ses relations avec la nation arabe et la civilisation musulmane au niveau international, la France continue de s'inscrire pleinement dans la continuité de ces deux siècles d'histoire coloniale. « Le temps béni des colonies » apparaît aujourd'hui comme la partition d'un passé qui dure longtemps. Et lorsque les colonisés, de l'extérieur comme de l'intérieur, viennent perturber le rythme de cette petite musique coloniale alors la matraque, le fusil, la canonnière et le cachot restent les seules réponses des chefs d'orchestre de l'Occident impérialiste.
Youssef Girard
Notes de lecture :
(1) Des députés veulent que l'antisionisme soit reconnu comme un délit au même titre que l'antisémitisme.
(2) Cette thèse n'est pas nouvelle puisqu'elle a été popularisée pour la première fois en 1974 dans un ouvrage écrit par deux militants de l'Anti-Defamation League, Arnold Forster et Benjamin Epstein, qui s'intitulait The New anti-Semitism. Pour les militants de l'organisation sioniste, il s'agissait de cibler la nouvelle gauche états-unienne en raison de ses positions sur la question de la Palestine. Ainsi, la solidarité avec le peuple palestinien était dénoncée comme une forme d'antisémitisme. En France, ceux qui dénoncent le développement d'un « nouvel antisémitisme », ciblent depuis des années les musulmans. Ainsi, le 22 avril 2018, 250 « personnalités » ont signé un « manifeste contre le nouvel antisémitisme » qui dénonçait l'antisémitisme véhiculé par la culture musulmane.
(3) Discours d'Emmanuel Macron au CRIF, Palais du Louvre, 20 février 2019.
(4) Antisémitisme : Le Pen accuse l'«islamo-fascisme» dans une lettre à Finkielkraut.
(5) Cf. Henri Minczeles, Histoire générale du Bund, un mouvement révolutionnaire juif, Paris, Austral, 1995
(6) Cf. Israël« Défions le sionisme - Isolons l'Etat d' Israël », ISM-France, 25/11/2008.
(7) Cette accointance entre le mouvement sioniste et des mouvements antisémites n'est en rien nouvelle. Dans les années 1930, le mouvement sioniste passa des accords avec l'Allemagne nazie par exemple. Cf. Henry Laurens,
« Un accord douteux entre le mouvement sioniste et l'Allemagne nazie », Orient XXI, 25/02/2018
(8) Xavier Vallat, « Mes raisons d'être sioniste », Aspects de la France, n° 977, 15 juin 1967.
(9) Lucien Rebatet, Rivarol, 8 juin 1967
(10) On vous explique la future définition de l'antisémitisme élargie à l'antisionisme que la France veut adopter.
(11) Interview dans le Yediot Aharonot, traduit et publié par Courrier international, 12 avril 2006.
(12) Mounir Shafiq, « La résistance comme choix stratégique », ISM-France, 8/02/2010
(13) Amilcar Cabral, « Fondements et objectifs de la libération nationale et structure sociale », Janvier 1966.