15/01/2021 les-crises.fr  12 min #184237

Zuckerberg annonce que Trump est bloqué sur Facebook et Instagram pour une durée «indéterminée»

Après le bannissement de trump, « make social networks great again »

La Chute - par Laurent Chemla

Source :  Blog Mediapart

Même si l'exemple de Trump est sans doute le pire possible quand il s'agit de s'interroger sur la toute-puissance des réseaux sociaux face à la liberté d'expression, son éviction de pratiquement toutes les plateformes nous donne l'occasion d'élargir le débat bien au delà de sa très triste personne, et j'essaie dans ce qui suit d'en profiter pour proposer quelques pistes de réflexion.

Le « TrumpBan » - la fermeture des comptes de Donald Trump sur la plupart des réseaux sociaux connus du grand public - a fait beaucoup parler en bien comme en mal ces derniers jours. On a même pu voir les mêmes qui réclamaient encore il y a peu la censure sans juge de la haine en ligne par les plateformes telles que Twitter (la très peu fameuse « Loi Avia ») s'inquiéter que Twitter puisse décider sans juge de censurer l'un des plus grands semeurs de haine de ces décennies. Sans doute ne s'attendaient-ils pas à ce que leur souhait s'applique aux puissants.

Passons.

Le débat sur la protection de la liberté d'expression n'est pas neuf, évidemment. L'arrivée d'Internet a rendu possible l'accès à ce droit fondamental à tout un chacun, et nos lois - pensées en un temps où seuls quelques-uns (journalistes, politiques, hommes et femmes « publics ») avaient accès à ce qu'on nommait encore des « mass medias » - n'ont jamais été prévues pour garantir ce droit, ni pour limiter ses dérives dès lors qu'il est ouvert à tous. Quelques ajouts modernes ont tenté d'y remédier (LCEN en France, par exemple) mais force est de constater que les dérives sont toujours très présentes, et sans doute trop rarement punies.

Soyons clairs : le cas de Trump ne peut pas - en aucun cas - servir de base de reflexion à ce débat. Sa situation de président et la gravité de sa dérive fasciste, sont bien trop extrêmes pour servir de modèle, l'exception ne pouvant ici comme ailleurs confirmer une règle qui d'ailleurs reste à définir.

Mais le débat lui-même reste important, et utiliser cette occasion pour le faire sortir du cercle trop restreint de ceux qu'on appelle les « défenseurs des libertés » - qui le porte depuis plus de 20 ans - est justifié. Et même si le présent texte n'a en aucune façon la prétention d'y apporter une solution, j'espère pouvoir éviter quelques pièges et fournir quelques pistes à ceux qui voudront bien s'en emparer.

Noir ou blanc

D'emblée on a pu voir deux réactions, a priori opposées, au bannissement de Trump : certains s'en félicitent - souvent en se reposant sur les CGU des services - et disent qu'une entreprise privée a tout à fait le droit de refuser tel ou tel utilisateur, tandis que d'autres s'inquiètent de voir des entreprises privées décider seules de qui a droit ou non à la parole.

Je vais donner mon opinion avant de poursuivre : les appels publics à la haine et à la violence doivent être non seulement bannis - quelle que soit l'idée qu'on se fait d'un système civilisé de modération (donc de censure) de l'espace public d'expression - mais leurs auteurs devraient aussi être poursuivis, et punis, à la hauteur de leur notoriété. Une société civilisée doit non seulement condamner le fascisme, mais aussi - peut-être surtout - mettre au ban (et donc « bannir ») ceux qui s'expriment dans ce sens, et affirmer que leurs opinions sont nocives au bien commun. Trump et ses semblables ne doivent pas avoir le droit à la parole publique parce que leur parole tue. Point. Fallait-il bannir Trump et ses sbires ? Oui (et depuis très longtemps, mais n'oublions pas qu'ils attirent un public très large et que les GAFAM avaient tout intérêt à conserver l'attention de ce public pour vendre de la publicité ciblée).

Mais peut-on dire que Twitter, Facebook et les autres plateformes peuvent en décider /parce que/ ce sont des sociétés privées et qu'elles sont « maîtres chez elles », non.

Toute la problématique de la « modération » des contenus en ligne repose sur le fait que l'intermédiaire entre moi et le public ne peut pas (comme c'était le cas avant Internet parce que l'intermédiaire décidait lui-même - pour simplifier - qui avait le droit à la parole publique) être tenu pour responsable de ce que je dis, parce que j'ai le droit à la liberté d'expression et que c'est ma responsabilité que j'engage en usant de ce droit. Si un tiers en devient en partie responsable, alors je ne suis plus libre de m'exprimer, et il va devoir me censurer pour s'assurer de ne rien risquer.

La troisième voie

L'équilibre qui fut trouvé au début de l'Internet grand-public reposait donc sur la seule obligation pour les intermédiaires de censurer les contenus illégaux dont ils étaient informés, mais pas ceux dont il ne peut rien savoir au préalable. Ce type de législation existe dans la plupart des pays dits démocratiques.

Mais.

Mais, depuis, le modèle économique du Web (publicité contre gratuité) a mécaniquement conduit à l'hyperconcentration des outils de communication publique en ligne et créé un oligopole de ceux que j'appelle des « fournisseurs de liberté d'expression ». On peut le regretter (c'est mon cas et j'aime à penser que je fais ma part dans le combat contre cet état de fait) mais en attendant les effets possibles des législations qui voient le jour un peu partout pour réduire la puissance des GAFAM (on est jamais à l'abri d'une bonne surprise) il faut faire avec. Et faire avec, c'est constater qu'aujourd'hui il n'existe aucun moyen pour l'utilisateur lambda de s'adresser à un large public que d'en passer par ces services concentrateurs. Ils sont devenus des outils systémiques, et à ce titre ils se sont fermé le droit d'agir comme bon leur semble sur les contenus qu'ils diffusent. Parce qu'ils se sont de facto transformés en passage obligé pour l'exercice d'un droit fondamental, la censure des contenus qu'ils diffusent ne peut plus relever du simple droit contractuel.

Les plateformes systémiques fournissant l'accès à la liberté d'expression pour le plus grand nombre ne sont plus de simples hébergeurs. Ils ont davantage de responsabilités, et donc davantage de devoirs. Et à ceux qui répondront qu'on a toujours la possibilité d'aller s'exprimer ailleurs si on est pas content, je répondrai que des acteurs systémiques ont toujours la possibilité d'autoriser davantage de concurrence s'ils n'aiment pas être en situation de monopole.

Et donc, même si le cas de Trump est forcément exceptionnel, il est bon de s'interroger sur le fait que des entreprises privées en situation d'oligopole puissent décider sans aucun contre-pouvoir de qui a le droit ou non de s'exprimer, et - en laissant l'exception Trump de côté - se demander comment et pourquoi tant de comptes d'utilisateurs qui n'avaient aucun discours illégal ont été fermés sans explication et sans aucun recours (et on en connait tous) par la « magie » des algorithmes ou de la pression de leurs opposants (cas des signalement de meute par exemple).

De cette notion d'intermédiaire systémiques, les politiques de divers pays ont tiré l'idée d'une « troisième voie » entre l'hébergeur et l'éditeur qui créerait davantage d'obligation. Mais hélas à ce stade ils ont plutôt eu tendance à imaginer cette troisième voie comme une espèce de justice privée réservée aux GAFAMs.

Proposition

Il y a plus de 20 ans, j'avais plutôt proposé qu'en plus du statut de l'hébergeur, on crée un statut de « fournisseur de liberté d'expression » (que les plus hautes cours européennes ont acté depuis longtemps d'ailleurs) pour les plateformes qui fournissent au grand-public les moyens de s'exprimer. Dans mon idée, un tel statut impliquait une totale immunité pénale quant aux contenus hébergés en échange du respect - total lui aussi - de la liberté d'expression, chaque contenu censuré ou masqué (même pour « non respect des CGU ») devant faire l'objet d'une déclaration à un parquet spécialisé (encore une fois) chargé de dire le droit (donc soit d'obliger la plateforme à remettre en ligne les contenus sous peine d'amende, soit de poursuivre l'auteur d'un délit ainsi masqué).

C'est une piste.

Ça inverse la logique de la censure (l'intermédiaire ne devient responsable que s'il censure plutôt qu'irresponsable à condition qu'il censure). Et ça remet le droit là où il doit être au lieu de le déléguer à des entreprises privées. Un tel statut pourrait, pourquoi pas, être volontaire : seules les plateformes souhaitant s'exempter de toute responsabilité sur les contenus s'y soumettant, en acceptant par exemple un ensemble de règles à respecter. Dans les modalités d'échanges avec la puissance publique et la justice des pays proposant ce choix, dans le contenu de leurs CGU, dans le respect des décisions judiciaires...

Bien sûr ça ne résoudrait pas tout. Encore une fois la solution, si elle existe, n'est pas dans ce texte. Mais je trouve un peu triste que cette piste n'ait jamais été sérieusement étudiée. Sans doute n'est-elle pas la bonne ? Je ne sais pas, mais elle prouve en tout cas que d'autres voies sont possibles entre une liberté d'expression totale sans limite et sans responsabilité et une censure imposée par la responsabilisation des intermédiaires systémique.

Dans mon début de commencement de vision, on aurait donc :

- des intermédiaires dits « systémiques » (ie nécessaire pour atteindre une audience substantielle), qui n'ont pas à censurer, règlent la haine en ligne par les actes légaux suite aux saisines automatiques de ce qu'il coupent en fonction de leurs CGU, qui ont vocation à s'aligner au fil du temps sur les jurisprudences locales.

- des intermédiaires non-systémiques (Fediverse, hébergeurs, plateformes dont l'audience est restreinte...) qui n'ont à censurer, selon l'usage bien établi, que les « contenus à l'évidence illégaux » qui leur sont signalés selon une procédure imposée.

- des intermédiaires de débat en ligne (espaces de commentaires journaux, forums etc. ouverts au moins en lecture à tout public), dont la liberté de choix éditorial est admis (chacun pouvant choisir d'y débattre en connaissance de cause) qui identifient leurs utilisateurs.

- et des intermédiaires privés (fermés en lecture ouverts sur inscription après acceptation d'une charte éditoriale) qui ne relèvent pas du droit de la communication publique mais plutôt du droit de la correspondance privée.

Fonctionnement des saisines automatiques

Dans ma logique d'un fonctionnement respectueux des droits fondamentaux (dont le droit à un procès équitable fait partie) pour les plateformes systémiques, j'imagine donc un système de saisines automatiques - pourquoi pas d'un parquet spécialisé tel que celui défini par la désastreuse « loi Avia » et dont c'est à peu près tout ce qui reste. On aurait donc une procédure comme celle-ci :

- la procédure peut s'engager après un signalement de la communauté, à condition - sauf pour les contenus à l'évidence illégaux qui passent directement à l'étape suivante - que l'utilisateur en cause soit informé du signalement et puisse choisir soit de l'effacer de lui-même soit de l'assumer. Dans ce cas l'intermédiaire peut soit laisser le contenu en place en signalant peut-être qu'il est litigieux, en attendant une décision judiciaire, soit le censurer et passer à l'étape suivante.

- toute censure donne lieu à une déclaration auprès d'un parquet spécialisé qui ouvre une procédure en ligne permettant le débat contradictoire : pendant une période de temps limitée l'auteur des contenus censurés peut soit accepter la censure (ne rien faire) - ce qui ne le met pas à l'abri des poursuites légales - soit la contester, ce qui doit donner lieu à une décision rapide par l'autorité judiciaire soit de remise en ligne par l'intermédiaire soit de poursuites. L'intermédiaire, en échange de son implication volontaire dans ce système, n'est pas poursuivi pour atteinte à la liberté d'expression s'il s'est « trompé » en censurant, mais il s'engage à respecter la « jurisprudence » ainsi créée dans ses décisions ultérieures.

Il faudrait affiner bien sûr, prévoir des recours dans le cas de saisines abusives contre un utilisateur par exemple, et encore une fois je ne prétends pas fournir de solution « clé en mains » pour une question de société aussi complexe et qui de toute évidence nécessite un débat démocratique poussé

La moins pire des solutions

Dans ce débat nécessaire, et de plus en plus urgent, j'aimerais comme tout le monde trouver de quoi parvenir au meilleur des mondes possibles dans lequel chacun aurait la possibilité de s'exprimer librement, sans intermédiaire, et sans que tel ou tel soit privilégié dans son accès à l'audience. Et c'est sans doute un choix que nous aurions pu faire il y a 20 ans si nous nous en étions donné les moyens tant en terme de formation du public que d'innovations techniques si les pouvoirs en place avaient pris en temps et en heure la mesure de cette révolution sociale qu'était l'accès à la parole publique pour tous.

Mais ce n'est pas arrivé et nous en sommes plutôt arrivés au pire des mondes numériques possibles, celui des GAFAM et de la surveillance généralisée de la population. C'est dans ce cadre donc que j'interviens ici, pour proposer un peu à contre-coeur ce qui me semble être une solution moins pire que d'autres (la meilleure solution étant à mon sens d'interdire toute publicité en ligne, ou a minima toute publicité ciblée, de manière à limiter l'intérêt du traçage permanent d'une part et celui de la maximisation de l'attention du public de l'autre. Autant dire que je rêve).

Je préfère cependant proposer cette piste, même - sans doute - encore utopique, plutôt que de choisir tel ou tel camp et me contenter de critiquer l'existant (ou de l'encenser). Au moins ai-je ainsi l'impression d'apporter quelque chose à un débat aussi vieux que le Web et pour lequel les solutions jusqu'ici proposées ne m'ont jamais semblé respectueuses des libertés.

Source :  Blog Mediapart - 10/01/2021


Après le bannissement de Trump, « make social networks great again »

Source :  Enetter.fr - 11/01/2021

Il n'a pas fallu trois jours après les événements du Capitole pour que de grands réseaux sociaux décident de fermer définitivement ou de suspendre indéfiniment les comptes du président sortant Donald Trump. C'est l'aboutissement d'un long processus.

La première étape a consisté à expliquer qu'un réseau social ne peut pas s'interposer entre la source et les destinataires d'un discours politique : si ce discours leur semble problématique,  expliquait Mark Zuckerberg, c'est aux électeurs qu'il revient d'exercer une modération par les urnes. La deuxième étape a consisté à laisser les publications du Président en ligne mais  en les assortissant de messages d'alerte lorsqu'elles étaient trompeuses ou en  freinant leur diffusion par l'interdiction des partages. La troisième et dernière étape vient donc de retirer à M. Trump ses mégaphones numériques.

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