Par Thomas Scripps
19 septembre 2020
Daniel Ellsberg a apporté un témoignage puissant à l'audience d'extradition de Julian Assange mercredi, en s'exprimant par liaison vidéo à l'Old Bailey de Londres. La publication par Ellsberg des documents ultra-secrets du Pentagone en 1971 a révélé les mensonges et la criminalité du gouvernement américain pendant la guerre du Vietnam.
S'exprimant sur l'importance des communiqués de WikiLeaks, Ellsberg a déclaré: «C'était clair pour moi que ces révélations, tout comme les papiers du Pentagone, avaient la capacité d'informer le public. Le public a été gravement trompé sur la nature de la guerre [en Irak et en Afghanistan]; sur le déroulement de la guerre; sur la probabilité qu'elle se termine avec succès ou pas du tout; et que c'était une information de la plus haute importance pour le public américain».
Qualifiant les guerres démasquées par WikiLeaks, Ellsberg a expliqué que «la guerre en Irak était manifestement, même pour un profane, un crime contre la paix, une guerre d'agression».
Daniel Ellsberg receiving the Olaf Palme prize in 2018. (Credit: Björn Qvarfordt/OLOF Palmes Minnesfond)
«La guerre d'Afghanistan était immédiatement reconnaissable comme ce que l'on pourrait appeler le "Vietnam-istan". C'était une reprise de la guerre du Vietnam malgré les grandes différences de terrain, de religion, de langue... La nature fondamentale de la guerre, qui consiste essentiellement en une invasion et une occupation d'un pays étranger contre la volonté de la plupart de ses habitants, était la même. Et cela signifiait que les perspectives étaient essentiellement les mêmes, à savoir une impasse sans fin que nous connaissons en Afghanistan depuis maintenant 19 ans. Et cela aurait pu durer aussi longtemps au Vietnam si les vérités que le gouvernement essayait de cacher n'avaient pas été révélées au public».
Faisant référence à la brutalité de ces occupations que les communiqués de WikiLeaks ont mise au jour, Ellsberg a déclaré: «J'ai vu pour la première fois en presque quarante ans... depuis les papiers du Pentagone, la publication d'une quantité suffisante de documents pour rendre les modèles de prise de décision [dans la guerre] très évidents, pour montrer que des politiques étaient à l'œuvre et non pas seulement des incidents isolés».
Il a attiré l'attention sur la façon dont les documents avaient mis en évidence «de très graves et véritables crimes de guerre»... dans le cas de l'Afghanistan, les rapports de torture et d'assassinats et les escadrons de la mort décrivaient clairement des crimes de guerre. On m'aurait étonné d'ailleurs de voir de tels rapports dans des communications de niveau secret [par opposition à ultra-secret] en 1971 ou 1964 au Pentagone. Leur classification se trouverait bien plus élevée. Ce que ces rapports ont révélé, c'est que dans les années qui ont suivi, pendant la guerre d'Irak et la guerre d'Afghanistan, la torture a tellement été normalisée, ainsi que les escadrons de la mort et les assassinats, que ces rapports pouvaient être confiés à un réseau de niveau secret auquel pouvaient accéder... des personnes ayant des autorisations de bas niveau».
Ellsberg a déclaré à propos de la vidéo «Meurtre collatéral» en Irak: «Nous avons vu quelqu'un suivre avec sa mitrailleuse un homme désarmé, blessé, qui rampait pour se mettre à l'abri... J'étais très heureux que le public américain soit confronté à cette réalité de notre guerre.»
L'accusation a poursuivi sa stratégie consistant à essayer d'éloigner autant que possible l'affaire Assange des révélations des crimes de guerre. James Lewis QC a demandé en contre-interrogatoire: «Savez-vous que M. Assange n'est pas poursuivi pour avoir publié sur Internet la vidéo "Collateral Murder"... En ce qui concerne la publication sur Internet, il n'est accusé que de trois chefs d'accusation, 15, 16 et 17, qui se limitent à la publication des noms non expurgés des informateurs». Ellsberg a fait une brève description de ce stratagème, le décrivant comme «trompeur... Je crois comprendre qu'il n'est pas seulement accusé des chefs d'accusation 15, 16 et 17».
Daniel Ellsberg
Lewis a également essayé de mettre en opposition les actions d'Assange et celles d'Ellsberg dans le cas des papiers du Pentagone. Ellsberg a également rejeté cette tentative, déclarant qu'il «s'identifiait très fortement à la source et au processus de publication» et que lui et Assange partageaient «un grand désaccord non seulement avec l'administration actuelle, mais aussi avec toutes les administrations récentes du gouvernement américain». À savoir: on y trouve un tel manque de transparence dans la prise de décision du gouvernement, dans toutes ses déclarations au public - dont beaucoup étaient fausses - quant à la nature du conflit, aux perspectives de succès, à ce qu'on a fait en notre nom, qu'on n'avait pas de démocratie effective».
Les suggestions antérieures faites par l'accusation selon lesquelles Assange n'avait pas de motivations politiques pour ses actions qui sont pertinentes pour son inculpation étaient «extraordinaires et absurdes», a déclaré Ellsberg.
Lorsque Lewis a soutenu qu'Ellsberg avait choisi de ne pas publier quatre volumes des documents du Pentagone parce qu'il n'avait pas voulu «nuire aux intérêts des États-Unis», Ellsberg l'a corrigé en lui donnant une «description plus complète» de ses actions. Il a expliqué qu'il n'avait pas caché les volumes - qui portaient sur les négociations en cours entre les États-Unis et le Vietnam du Nord - pour cacher des noms mais pour empêcher que les États-Unis puissent utiliser la publication comme «excuse pour l'échec des négociations ou même pour les arrêter». Comme je me souviens l'avoir dit à l'époque: «Je veux faire obstacle à la guerre, je ne veux pas faire obstacle aux négociations».
Ellsberg a décrit comment: «Au cours des quarante années qui se sont écoulées depuis la fin des documents du Pentagone, j'ai fait l'objet de nombreux commentaires diffamatoires de la part de certaines personnes, puis d'une longue période de négligence de la part des médias, et tout à coup, avec les documents Manning et Assange, j'ai trouvé que chaque fois que l'on mentionnait mon nom, c'était pour dire combien j'étais une très bonne personne... et pour se servir de moi comme obstacle à ces nouvelles révélations qui étaient prétendument très différentes des miennes... Je suis en total désaccord avec la théorie du "bon Ellsberg mauvais Assange"».
L'accusation a tenté de suggérer que des preuves évidentes existaient que la publication de documents non censurés par WikiLeaks avait directement causées du tort à des personnes nommées. Ellsberg a vigoureusement répliqué à cette affirmation «cynique», contestant à un moment donné les propos de Lewis: «Ai-je raison de croire qu'aucune [des personnes dont le gouvernement américain dit qu'elles ont été mises en danger] n'a réellement subi de préjudice physique... La réponse n'est-elle pas non?»
Peu après cet échange, Assange a pris la parole. Après que la juge de district, Vanessa Baraitser, a réduit Assange au silence, la liaison vidéo avec les journalistes qui regardaient a été coupée sans explication, et on ne l'a rétablie que dix minutes plus tard, alors que la procédure était toujours en cours.
L'événement a mis en évidence l'avertissement lancé par Ellsberg plus tôt dans son témoignage, selon lequel son propre traitement antidémocratique aux mains du système judiciaire américain menaçait désormais Assange. Il a expliqué que lors de son procès en vertu de la loi sur l'espionnage, son avocat n'avait pas le droit de lui demander pourquoi il avait copié et divulgué les documents du Pentagone parce que cela était «non pertinent». «Il s'avère que chaque affaire depuis lors, dont deux affaires avant la présidence d'Obama, et neuf affaires sous Obama, ont toutes subi cette même interprétation de la loi sur l'espionnage... que la notion de motif ou de contexte n'est pas pertinente».
C'est, selon Ellsberg, «absolument inapproprié pour être utilisé contre les lanceurs d'alerte lorsque l'objectif et le contexte même de la loi est d'informer le public pour le bien de la politique... Le sens de cette loi est que je n'ai pas eu un procès équitable... Personne depuis moi n'a eu un procès équitable sous ces accusations. Julian Assange n'a pas pu bénéficier d'un procès le moindrement équitable».
Le procès contre Ellsberg a finalement été abandonné lorsqu'on a révélé que le gouvernement américain avait tenté de voler les notes de son psychiatre et avait mis ses conversations sur écoute. Établissant un parallèle entre sa persécution et celle d'Assange, Ellsberg a déclaré: «Sur les aspects d'espionnage, je ne vois aucune différence entre les accusations portées contre Assange et contre moi. Aussi il n'y a aucune différence en ce qui concerne les actes illégaux perpétrés: la surveillance qui, dans mon cas, impliquait des écoutes sans fil et des efforts pour me neutraliser et, si je comprends bien, dans le cas d'Assange, impliquait des écoutes illégales de ses communications avec ses avocats».
(Article paru en anglais le 17 septembre 2020)