Dans Capital et idéologie (Seuil, 2019), son nouveau pavé, Thomas Piketty retrace 2000 ans d'évolution des inégalités dans le monde. L'histoire récente est connue : après une réduction inédite lors des Trente glorieuses, elles sont reparties à la hausse, au point d'atteindre des seuils record. S'il n'affirme pas que le cycle va prendre fin et repartir forcément vers davantage d'égalité, l'économiste avance dans son livre quelques pistes pour tenter d'y parvenir.
Depuis la publication, en 2013, du Capital au XXIe siècle, on avance plus souvent des chiffres que des lettres pour parler de Thomas Piketty. 2,5 millions d'exemplaires vendus et la traduction dans 40 pays d'un pavé qui démontre que l'argent va à l'argent, et que la rente paye plus que la prise de risques, à rebours des discours héroïsés des entrepreneurs triomphants et de la start-up nation. Avec cette première somme de plus de 1000 pages, l'économiste français est devenu une star mondiale, consultée comme l'oracle et conseillant nombre de responsables politiques à travers le monde dans des formations et des partis marqués à gauche.
Six ans plus tard, rebelote avec 1 200 pages et une centaine de graphiques passionnants pour montrer que les inégalités sont construites et que les conquêtes égalitaires ont toujours été le fruit de longues luttes. Après les reproches sur le premier opus, jugé par beaucoup trop occidentalo-centré, Piketty se livre à de longues analyses des inégalités au sein des sociétés coloniales et esclavagistes, avec notamment le cas assez fou d'Haïti. Quand la France accorda l'indépendance à l'île, en 1825, elle le fit moyennant une dette de 150 millions de francs-or... L'équivalent de 40 milliards d'euros d'aujourd'hui. Un fardeau considérable et rarement rappelé quand on parle de ce pays si pauvre.
Le grand mérite du livre de Piketty est de montrer à quel point les choix politiques qui sont fait sont systématiquement en faveur du capital, concentrant les richesses, les meilleurs parcours scolaires, les meilleurs emplois, au sein de franges étroites partout dans le monde. Même si la mondialisation accélérée en place depuis les années 1980 a permis de sortir un grand nombre de personnes de la pauvreté dans les pays du Sud, ainsi qu'en Chine et Inde, avec la montée en puissance de classes moyennes, le phénomène de la captation de l'essentiel des richesses par le 1% des plus riches se vérifie partout dans le monde. Il est même particulièrement intense au Moyen Orient, en Inde et en Russie (ou une flat tax à 13% pour tous tient lieu de système fiscal), un peu moins aux États-Unis ou en Chine, et encore un peu moins en Europe.
Or, alors même que nous sommes dotés d'outils de traçage très puissants et que l'époque se caractérise par une manie de la comptabilité pour tout, les inégalités sont relativement mal renseignées... D'où le plaidoyer de Piketty pour une montée en puissance de la transparence des données fiscales. On ne peut décemment pas mener une politique de taxation des fortunes en s'appuyant simplement sur les estimations de Challenges ou Forbes... S'il est techniquement possible de taxer les grandes fortunes, la mauvaise volonté politique commence souvent avec l'opacité chiffrée, nous dit l'économiste.
Au-delà de cette montée en puissance de l'information, le pari de Piketty est celui de la progressivité de la taxation de toute forme de capital. Il rappelle comment l'impôt progressif sur le revenu a mis plusieurs décennies à se mettre en place, du fait d'oppositions patronales fortes qui trouvèrent des relais juridiques. Une histoire des obstructions judiciaires qui s'étend des arrêts de la Cour Suprême aux États-Unis au XIXe siècle jusqu'à la sanction de la taxe à 75% par le Conseil Constitutionnel, en 2012. À propos de cette dernière, Thomas Piketty rappelle d'ailleurs qu'elle repose exclusivement sur un avis politiquement subjectif et absolument pas une réalité arithmétique. Une taxation, même à 100%, n'aurait rien d'anticonstitutionnel.
Pour un impôt progressif
Progressivité sur toutes les sommes et tout au long de la vie, prône Piketty, qui démine d'emblée l'excuse d'une remise à plat des milliardaires une fois ceux-ci décédés : « On ne va pas attendre que Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos atteignent 90 ans et transmettent leur fortune pour commencer à leur faire payer des impôts. Par construction, l'impôt successoral n'est pas un bon outil pour mettre à contribution les fortunes nouvellement constituées. Il faut pour cela avoir recours à l'impôt annuel sur le patrimoine. » Les quelques pages du livre concernant les écrans de fumée brandis à travers les dons faussement philanthropiques de certains milliardaires valent le détour.
Les taxations à 90% sur les hauts revenus pratiquées pendant des décennies ont de fait mis une fin aux rémunérations astronomiques par un mécanisme d'auto-limitation
Autre argument souvent invoqué pour contrer les thèses de Piketty : si on taxe trop fortement les grandes fortunes, celles-ci partiront dans un pays à la fiscalité plus clémente. Prenant appui sur les débats qui animent actuellement le camp démocrate américain en vue de l'élection de 2020, avec des propositions plus radicales de taxation des grandes fortunes (notamment une exit tax à hauteur de 40% de l'ensemble des actifs de toute personne désireuse de renoncer à la nationalité américaine), Piketty livre cette analyse acérée : « La question de savoir si les États-Unis vont ou non mettre en place une fiscalité plus progressive (pouvant aller jusqu'au système d'impôt progressif sur la propriété et la circulation du capital) est purement idéologique et politique ; elle ne pose aucun problème technique. » C'est sans doute évident, mais ça va mieux en le rappelant, à l'heure où certaines voix libérales continuent d'opposer « l'infaisabilité » de mesures vraiment redistributives.
Sobriété pour tous
Au-delà de ces redistributions « par le haut », Piketty avance une solution « par le bas » prenant la forme d'un revenu universel ambitieux. Évalué à 60% du revenu moyen après impôt pour les personnes sans ressources - on est donc sur un modèle beaucoup plus ambitieux que les propositions débattues lors de la présidentielle de 2017 en France -, Piketty fait mouche car il propose une vision de société au-delà du chiffre, une société de sobriété pour tous. Il rappelle que les taxations à 90% sur les hauts revenus pratiquées pendant des décennies ont de fait mis une fin aux rémunérations astronomiques par un mécanisme d'auto-limitation. Dans certains secteurs, on verrait alors se dégonfler certaines baudruches financières, comme Neymar dans le cas du sport de haut niveau, Beyoncé pour la musique ou Jeff Koons pour l'art contemporain.
La justice écologique n'occupe que quatre des cents pages que Piketty consacre à la fiscalité de demain. Pour lui, il s'agit d'étendre la taxe carbone à l'ensemble des émissions carbone pour que celle-ci tienne compte des réalités du dérèglement climatique, avec une grande mise à contribution des entreprises polluantes. Un peu court, diront certains (le reproche lui fut notamment fait par Jade Lindgaard dans le grand entretien accordé par l'économiste à Médiapart, dans lequel la journaliste lui oppose une vision « redistributive, certes, mais croissanciste ») mais le sujet reste vraiment connexe aux thèses défendues dans le livre.
Enfin, pour que les générations futures soient plus égales devant le capital, Piketty propose une révolution de la justice éducative. Constatant qu'aux Etats-Unis le taux d'accès à l'université est parfaitement corrélé à la naissance (voir graphique) et que, même en France, les inégalités en la matière sont très fortes, il en déduit que tous les enfants ne bénéficient pas du même investissement éducatif dans leur vie et, en conséquence, propose un transfert de l'investissement. Ainsi, ceux qui ne sont pas allés dans le supérieur pourraient, de fait, avoir accès à des crédits formation substantiels plus tard pour recréer une vraie égalité des chances.
En définitive, malgré sa longueur, le livre de Piketty se révèle souvent passionnant, instructif sur les réussites et les échecs passés, et les propositions de réformes avancées sont très ambitieuses. Reste un hic de taille : à quelle échelle les appliquer ? Pour l'auteur, le socialisme participatif du XXIe siècle ne peut être que global. Or, si l'argument peut s'entendre s'il s'agit de fustiger les égoïsmes locaux, que faire d'une phrase comme « la solution idéale serait que tous les États, en Europe comme dans le reste de la planète, cessent de se livrer une concurrence néfaste et instaurent des coopérations nouvelles. » On comprend l'idée, on voit l'envie de mettre fin au dumping fiscal des multinationales, mais ça nous paraît à peut près aussi prévisible qu'une victoire à la prochaine présidentielle de Benoît Hamon (qui était d'ailleurs conseillé par Piketty en 2017). Et si c'était ça le problème de la gauche aujourd'hui : on sait qu'elle a raison, mais on peine à y croire ?