Dans le Vercors, les Gilets jaunes ont manifesté samedi dans un village, avec les habitants. Le but : protester contre le géant du lait, Lactalis, dont une fromagerie déverse ses eaux usées dans l'Isère.
- Saint-Just-de-Claix (Isère), reportage
10 heures, samedi 16 février. Une file de gilets fluo se dessine le long des plantations de noyers. Elle converge vers les deux cylindres en inox qui signalent au loin la fromagerie de L'Étoile du Vercors, un fleuron régional propriété depuis 2011 du leader mondial du lait, Lactalis. L'opération, rendue publique, a suffisamment été prise au sérieux par la direction de l'usine pour qu'elle décide de suspendre son activité entre 46.000 et 58.000 litres de lait traités par jour. Sur le parking, les véhicules de gendarmerie ont remplacé ceux des employés et les camions-citernes sont au point mort. « Il aurait fallu venir à l'improviste », soupire Nicole [*], de Saint-Sauveur, localité voisine et place forte des Gilets jaunes. « Au contraire, s'il suffit d'annoncer qu'on vient dans la presse pour qu'ils ferment l'usine, c'est déjà gagné », lui répond Baptiste [*], son camarade de rond-point.
Samedi 16 février, devant la fromagerie L'Étoile du Vercors.
La fromagerie, créée en 1942 et qui emploie 147 salariés, est l'un des points de ralliement isérois en ce XIVe acte de mobilisation des Gilets jaunes. Motif de la contestation : les effluents que l'usine déverse dans l'Isère, résidus de lait et substances chimiques de désinfection. Une pollution qui perdure depuis plusieurs décennies malgré le combat des élus locaux. Selon la Direction départementale du territoire, L'Étoile du Vercors rejette chaque année dans la rivière l'équivalent des eaux usées d'une ville de 8.000 à 10.000 habitants.
« Plus de poissons, moins de poisons »
Ils sont une centaine de Gilets jaunes, du coin et des départements voisins, à avoir quitté leurs ronds-points pour cette journée d'action. Dans une ambiance bon enfant, les premiers tractages commencent sous la supervision des forces de l'ordre. L'opération avait été lancée depuis plusieurs jours sur les réseaux sociaux par Julien Terrier, figure des Gilets jaunes grenoblois. Objectif : mettre l'accent sur un dossier qui empoisonne une commune et une région autant que redonner un souffle nouveau à la contestation. « Il faut se battre au niveau local, explique Julien Terrier, cibler des entreprises comme Lactalis aujourd'hui et dénoncer ces pratiques. »
La fromagerie L'Étoile du Vercors est la propriété de Lactalis depuis 2011.
Au désormais célèbre « RIC » [référendum d'initiative citoyenne] barrant les gilets s'ajoute le slogan « Plus de poissons, moins de poisons ». « Au début du mouvement, on a été présentés comme opposés à l'écologie alors que c'est une de nos batailles ! On veut une société, une agriculture humaine et respectueuse de l'environnement, pas des lobbies », lancent Katy et Patrick, Gilets jaunes drômois. « C'est toujours les petits producteurs qui sont emmerdés. Plus t'es gros, plus t'es au-dessus des lois », estime quant à lui Thierry, ancien « ouvrier du lait ».
Samedi 16 février, devant la fromagerie L'Étoile du Vercors.
Au cœur du dossier, le traitement des eaux. En 2011, la station intercommunale d'assainissement sortait de terre au prix de 22 millions d'euros. Aujourd'hui, elle est sous-utilisée et tourne à 40 % de son potentiel de traitement selon le syndicat mixte d'assainissement pour la Bourne et la Lyonne Aval. Alors que l'entreprise voisine s'est raccordée sans sourciller, L'Étoile du Vercors s'y refuse malgré maintes négociations, Lactalis souhaitant construire une station d'épuration autonome. Et ce, même si les canalisations de la station publique ont été prolongées devant sa porte. De quoi faire entrer dans une colère froide Nathalie, voisine de l'usine depuis 14 ans : « Je ne comprends pas que nous soyons obligés de payer notre raccordement à la station publique et pas Lactalis. »
« On est dos au mur »
Deux jours plus tôt, centre-bourg de Saint-Just-de-Claix. Au Gil'Bernie, le café-restaurant qui fait face à l'église, on nettoie les tables et on rentre la terrasse. « Vous êtes là pour L'Étoile du Vercors ? On en entend parler tous les jours ou presque », dit le patron dans un soupir. Quelques minutes plus tard, dans la salle du conseil municipal, la lassitude est tout aussi palpable. Entouré de huit conseillers sur quinze, le maire sans étiquette, Joël O'Baton, ouvre la séance en énonçant le premier point à l'ordre du jour : « Décision sur les suites à donner à l'affaire Lactalis. » Entre rictus crispés et grincements de dents, la discussion s'engage sur des considérations techniques.
Opération de tractage à Saint-Just-de-Claix, samedi 16 février.
Le contentieux entre Lactalis et la commune porte sur des questions administratives et urbanistiques. En décembre 2018, et pour la quatrième fois depuis 2014, le groupe a demandé une autorisation de permis pour construire sa propre station, au motif que « la station intercommunale n'était techniquement pas pérenne et ne pouvait recevoir le type d'effluents de la fromagerie sans pénaliser son fonctionnement ». Permis que la commune a systématiquement refusés, arguant notamment que les terrains visés par Lactalis sont situés en future zone agricole.
Samedi 16 février, devant la fromagerie L'Étoile du Vercors.
Maire depuis onze ans, conseiller municipal depuis vingt-cinq et embourbé dans cette affaire depuis autant, c'est un homme fatigué qui reçoit Reporterre dans son bureau, un homme pris entre le marteau de l'État et l'enclume d'un groupe trop gros pour lui et ses 1.300 administrés. D'un côté, « les dirigeants de Lactalis qui disent qu'ils veulent bien traiter nos effluents mais que je leur interdis le permis » ; et de l'autre, « le préfet qui m'écrit que si jamais ça se passe mal, c'est le maire qui sera responsable de la pollution de l'Isère pour leur avoir mis des bâtons dans les roues. » Dans un communiqué de presse transmis à Reporterre, le groupe Lactalis exhume un extrait de ladite lettre : « Il serait regrettable que cette procédure d'autorisation d'urbanisme constitue un dernier point de blocage à la mise en conformité de la fromagerie et engage in fine votre responsabilité ». « Voilà, où on en est, on n'a plus de marge de manœuvre, on est dos au mur. Et c'est moi qui finirais en prison !? » s'emporte le premier magistrat et ancien fromager.
« Moi, maire de Saint-Just-de-Claix, jamais je ne signerai ce permis de construire »
Du côté de la préfecture d'Isère, la position est dure à tenir. Après avoir mis Lactalis en demeure, le 9 septembre 2016, de se conformer à la réglementation en matière de traitement de ses effluents [1] précisant toutefois qu'elle ne pouvait forcer la société à choisir une solution plutôt qu'une autre, elle incite désormais le maire à signer le permis de construire afin que la situation se débloque. « Je n'en veux pas au préfet, il est comme moi, c'est un pion », dit Joël O'Baton, non sans préciser qu'il en a vu passer quatre. « Les commandes, c'est en haut que ça se passe, j'ai de plus en plus l'impression d'être victime d'un lobby. »
Mais l'édile persiste et ne signe pas, ponctuant ses discours de : « Moi, maire de Saint-Just-de-Claix, jamais je ne signerai ce permis de construire. » Et à qui lui reprocherait d'en faire une affaire personnelle, il répond que c'est une affaire de principe. Et de justice fiscale envers ses administrés, qui paient le surcoût d'une station surdimensionnée.
Joël O'Baton, maire de Saint-Just-de-Claix.
Selon le premier magistrat, la stratégie de Lactalis est de gagner du temps donc de l'argent et en attendant, de continuer à être « maîtres chez eux avec leurs déchets ». « Voyez ce qu'ils ont fait en Ille-et-Vilaine, aujourd'hui, le dialogue est rompu, je ne peux plus leur faire confiance », dit-il, faisant écho aux propos d'une conseillère municipale : « Le sentiment général, c'est qu'ils nous baladent depuis le début. »
Contactée par Reporterre, la direction du groupe Lactalis maintient sa position, jugeant le refus du maire « incompréhensible » et la situation « ubuesque et préjudiciable pour tous : l'environnement au premier chef, mais aussi la fromagerie, ses salariés, les producteurs de lait et donc toute la collectivité ».
Lassé de cet imbroglio, le conseil municipal a, un temps, envisagé la démission collective. Ce jeudi, il a finalement voté le principe d'une consultation publique invitant les électeurs à se prononcer sur l'éventuelle construction par L'Étoile du Vercors de sa propre station. Cette consultation est programmée le 30 avril prochain. Sous réserve de validation par la préfecture, ce qui promet une longue vie à ce banal fait d'Isère.
AU TRIBUNAL, LE « SENTIMENT D'IMPUNITÉ » DE LACTALIS
En 2017, la Frapna (Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature), rejointe par d'autres associations, a poursuivi L'Étoile du Vercors devant la justice pénale, ainsi que ses actuel et ancien dirigeants. Lors de l'audience, qui a eu lieu le 12 novembre 2018 au tribunal correctionnel de Grenoble, le procureur adjoint Laurent Becuywe a requis 500.000 euros d'amende la peine maximale ainsi que la cessation des rejets.
Sortie de la canalisation de L'Étoile du Vercors.
« Lactalis a gagné » en jouant la montre, dénonçait-il, expliquant que l'entreprise avait économisé au moins 800.000 euros depuis sa mise en demeure de 2016. « Même si vous condamnez l'entreprise à l'amende maximale, ceux-là sont largement financés », avait lancé le procureur, déplorant un « sentiment d'impunité ».
Les rejets de la fromagerie de Lactalis se mêlent aux eaux de l'Isère.
Entre recours administratifs, chantage à l'emploi et communication dosée au milligramme, on a en effet le sentiment que Lactalis tente de gagner du temps. Jacques Pulou, vice-président de la Frapna Isère, résume : « Sachant que Lactalis fonctionne en dehors de toute prescription légale depuis des années, on peut se poser des questions sur le caractère dilatoire de ses réponses. »
Le tract distribué par les Gilets jaunes samedi 16 février à Saint-Just-de-Claix.
Selon lui, le principal argument du géant mondial ne tient pas : « On est certains que la station intercommunale est capable d'absorber les effluents, c'est un secret de polichinelle, tout le monde le sait. Ce qui se passe, c'est que le préfet a choisi de privilégier l'industriel. On n'en a pas les preuves mais c'est notre sentiment. »
L'audience, initialement fixée le 14 janvier, a été renvoyée au 11 mars.