La violence : surtout ne pas oublier de s'en indigner, au Dictionnaire des Idées reçues.
La journée de manifestations des gilets jaunes du 5 janvier a témoigné d'une reprise d'un mouvement qui s'était simplement estompé pendant la trêve des Fêtes de fin d'année, probablement galvanisé et revigoré par les déclarations belliqueuses et provocatrices de l'exécutif. Ce samedi a en outre été marqué par quelques affrontements avec les forces de l'ordre ainsi que par la perforation de la porte d'entrée du ministère de Benjamin Griveaux, lequel affichait quelques jours plus tôt un mépris violent envers les gilets jaunes, annonçant par ailleurs une radicalisation des méthodes gouvernementales avec un petit sourire narquois. Ces quelques images de débordements ont immédiatement tourné en boucle de manière virale, chacun étant sommé de s'en indigner et d'y résumer l'ensemble de la journée et du mouvement. Il s'agit de condamner la violence, par principe, parce que la violence c'est mal.
Et c'est exact qu'il convient de s'indigner contre la violence. L'on ne peut que cautionner cette noble indignation. La violence sociale, par exemple. Traiter mal les chômeurs, lancer contre eux d'insupportables mesures punitives, traiter mal les retraités, traiter mal les pauvres, voilà en effet une insupportable violence qu'on ne peut que condamner. Pareillement de la violence policière répressive qui a visé depuis des semaines le peuple de France, éborgnant, défigurant, estropiant, gazant, emprisonnant. Si rien ne justifie que quiconque s'en prenne à un policier, on aurait aimé que tous ceux qui se sont indignés samedi se récrient proportionnellement contre l'invraisemblable somme d'actes violents commis par les forces de l'ordre au fil des semaines à l'encontre du peuple révolté. La violence provocatrice d'un exécutif irresponsable, également, qui, histoire de bien démarrer l'année en fanfare, souffle perversement sur les braises en annonçant une «radicalisation» (sic) de ses mesures, en insultant les gilets jaunes, les qualifiant de « foules haineuses ». La violence symbolique du mépris, aussi, insupportable, et celle consistant à nier la réalité de ce mouvement, à prétendre par exemple stupidement que la révolte du peuple français concernerait moins d'un habitant par commune quand n'importe qui se déplaçant en dehors des hypercentres métropolitains bobos -il est vrai que pour cela il faut avoir son permis de conduire et être quelque peu sorti de l'adulescence impotente caractéristique de l'homo festivus- peut constater le contraire de ses propres yeux. Mais qu'importe le réel : la dénonciation outragée de la violence est un matériau propagandiste et hautement manipulable comme un autre, un peu plus qu'un autre en ce qu'elle rend impossible, par la réprobation globale qu'elle promeut, toute forme de discussion sur le fond.
Faut-il, dans pareil contexte inflammable, s'étonner que des incidents surviennent, qu'à force de subir des violences multiples, les révoltés - bien que patients- finissent par s'énerver et que certains perdent un peu les pédales, et pour peu qu'une voiturette de chantier (qui n'est tout de même pas non plus un de ces blindés que le pouvoir a mobilisés contre le peuple) soit posée à côté d'un ministère avec les clefs opportunément laissées sur le contact, quelque acte regrettable soit commis, que l'on se retrouve avec une porte trouée (qui ferait la différence avec une performance d'art contemporain ?) et un ministre arrogant qui s'enfuit courageusement par quelque issue de service...?
Aussitôt, les pompiers pyromanes aidés par toutes les chaisières bourgeoises de la création, font mine de s'indigner au moindre feu de poubelles, à la moindre castagne, au moindre symbole attaqué. On aurait bien aimé voir ces indignés à la manœuvre en 1789 (dont ils nous rebattent pourtant constamment les oreilles), ou lors de la révolte des Canuts, des Communards, des Croquants ou de celle d'Étienne Marcel : auraient-ils pareillement défendu les portes trouées et les arrogants ? C'est bien possible tant l'Histoire sous des formes multiples se répète.
Qui est dupe, pourtant ? Qui est dupe de ce que le durcissement éventuel du mouvement et les quelques inévitables débordements auxquels nous assistons sont exactement ce dont a besoin l'exécutif avec ses déclarations tonitruantes et provocatrices, de manière ensuite à pouvoir se poser en victime et durcir encore davantage la répression ? A qui profite le crime, aussi condamnable soit-il dans sa stricte dimension matérielle ? Qui est dupe de l'instrumentalisation de ces quelques cas de violences qui permettent de feindre que la République serait en danger et autres fariboles fantasmagoriques pour Républicains de salon, des internets et des prébendes ?
Pourtant, il est une chose certaine en tous temps et sous toutes les latitudes : un mouvement social, historique, profond finit toujours par déborder le cadre ancien dont il est issu et qui tente de le contrôler, de le circonvenir. Cela s'appelle la dialectique. Certains qui se prétendent philosophes devraient par conséquent réviser un peu leurs bases : l'herméneutique fumeuse à la Ricoeur c'est bien (quoique...), mais la bonne vieille dialectique hégélienne à la Papa, c'est mieux et cela a davantage fait ses preuves.
L'occasion aussi, en ce dimanche 6 janvier, de rappeler que le message épiphanique n'est pas qu'un mot d'ordre marchand pour consommer des galettes, grossir encore et faire tourner les commerces, mais un changement de paradigme spirituel et moral consistant à faire se prosterner les Rois, les puissants, devant le pauvre, devant le petit, devant le plus faible, et donc à sortir, toujours, des cadres et des formes du pouvoir dominant.