par Pepe Escobar
Si Téhéran bloque le détroit d'Ormuz, le prix du pétrole pourrait monter en flèche et provoquer une récession mondiale.
Contrairement à la légendaire 'Smoke on the Water' de Deep Purple, « Nous sommes tous venus à Montreux, sur les rives du lac Léman«, la 67ème réunion du groupe Bilderberg n'a produit ni feu ni fumée au luxueux Hôtel Fairmont Le Montreux Palace.
Les 130 invités d'élite ont passé un bon moment - et théoriquement calme - lors du « forum de discussion informel sur les grandes questions ». Comme d'habitude, au moins les deux tiers étaient des décideurs européens, les autres venait d'Amérique du Nord.
Le fait que quelques acteurs majeurs de ce Valhalla atlantiste soient étroitement associés à la Banque des Règlements Internationaux (BRI) de Bâle - la banque centrale des banques centrales - ou interfèrent directement avec elle n'est évidemment qu'un détail mineur.
La principale question discutée cette année était « Un Ordre Stratégique Stable », une entreprise noble qui peut être interprétée soit comme la création d'un nouvel ordre mondial, soit comme un effort bénin de quelques élites altruistes pour guider l'humanité vers l'illumination.
D'autres sujets de discussion étaient beaucoup plus pragmatiques - du « Future du Capitalisme » à la « Russie », la « Chine », « Armement des médias sociaux », le « Brexit », « Que nous réserve l'Europe de demain », « l'Éthique de l'Intelligence Artificielle » et bien sûr, le « changement climatique ».
Les disciples d'Antisthène soutiendraient que ces éléments constituent précisément les écrous et les boulons du Nouvel Ordre Mondial.
Le président du comité de pilotage de Bilderberg est, depuis 2012, Henri de Castries, ancien directeur général d'AXA et directeur de l'Institut Montaigne, un important think tank français.
L'un des principaux invités cette année était Clément Beaune, le conseiller Europe et G20 du président français Emmanuel Macron.
Bilderberg est fier d'appliquer la règle de Chatham House, selon laquelle les participants sont libres d'utiliser toutes les informations précieuses qu'ils souhaitent parce que ceux qui assistent à ces réunions sont tenus de ne pas divulguer la source des informations sensibles ou ce qui a été dit exactement.
Cela contribue à assurer le secret légendaire de Bilderberg - la raison de la myriade de théories de conspiration. Mais cela ne signifie pas pour autant que le secret ne sera pas révélé.
L'axe Castries/Beaune nous livre le premier secret de 2019. C'est Castries de l'Institut Montaigne qui a « inventé » Macron, cette parfaite expérience de laboratoire d'un banquier spécialisé en fusions et acquisitions au service de l'establishment en se présentant comme un progressiste.
Une source de Bilderberg a discrètement fait savoir que le résultat des récentes élections du Parlement européen était interprété comme une victoire. Après tout, le choix final était entre une alliance néolibérale/verte et le populisme de droite ; rien à voir avec les valeurs progressistes.
Les Verts qui ont gagné en Europe - contrairement aux Verts américains - sont tous des impérialistes humanitaires, pour citer le splendide néologisme inventé par le physicien belge Jean Bricmont. Et ils prient tous sur l'autel du politiquement correct. Ce qui importe, du point de vue de Bilderberg, c'est que le Parlement européen continue d'être dirigé par une pseudo-gauche qui continue de défendre la destruction de l'État-nation.
Tout comme Castries et son élève Macron.
L'horloge des produits dérivés tourne
Le grand secret de Bilderberg de 2019 était lié à la raison pour laquelle, soudainement, l'administration Trump a décidé qu'elle voulait parler à l'Iran « sans conditions préalables ».
Tout a à voir avec le détroit d'Ormuz. Bloquer le détroit pourrait couper le pétrole et le gaz de l'Irak, du Koweït, de Bahreïn, du Qatar et de l'Iran - 20% du pétrole mondial. Il y a eu des débats sur la question de savoir si cela pourrait se produire - si la Cinquième Flotte des États-Unis, qui est stationnée à proximité, pourrait empêcher Téhéran de le faire et si l'Iran, dont le territoire se trouve à la frontière nord du golfe Persique, pourrait aller jusque-là.
Selon une source américaine, une série d'études ont atterri sur le bureau du président Trump et ont provoqué la panique à Washington. Celles-ci ont montré qu'en cas de fermeture du détroit d'Ormuz, quelle qu'en soit la raison, l'Iran a le pouvoir de marteler le système financier mondial, en faisant exploser le commerce mondial des produits dérivés.
L'an dernier, la Banque des Règlements Internationaux a déclaré que la « valeur notionnelle des contrats sur les produits dérivés » était de 542 billions de dollars, bien que la valeur marchande brute ait été estimée à seulement 12,7 billions de dollars. D'autres suggèrent qu'il s'agit de 1,2 trillions de dollars ou plus.
Téhéran n'a pas ouvertement exprimé cette « option nucléaire ». Pourtant, le général Qasem Soleimani, chef de la Force Quds du Corps des Gardiens de la Révolution Iranienne et bête noire du Pentagone, l'a évoqué dans les discussions internes iraniennes. L'information a été dûment diffusée à la France, à la Grande-Bretagne et à l'Allemagne, les membres de l'UE-3, parties de l'accord nucléaire iranien (ou Plan d'Action Global Conjoint), ce qui a également provoqué une panique.
Les spécialistes des produits dérivés du pétrole savent bien que si le flux d'énergie dans le Golfe est bloqué, le prix du pétrole pourrait atteindre 200 dollars le baril, voire beaucoup plus sur une longue période. L'effondrement du marché des produits dérivés créerait une dépression mondiale sans précédent. Steve Mnuchin de chez Goldman Sachs et ancien secrétaire au Trésor de Trump, devrait le savoir.
Et Trump lui-même semble avoir abandonné le jeu. Il dit maintenant officiellement que l'Iran n'a aucune valeur stratégique pour les États-Unis. Selon la source américaine :
« Il veut vraiment un moyen de sauver la face pour se sortir du problème dans lequel ses conseillers Bolton et Pompeo l'ont mis. Washington a maintenant besoin d'un moyen de sauver la face. Ce n'est pas l'Iran qui demande des réunions. Ce sont les États-Unis«.
Ce qui nous amène à la longue escale imprévue du secrétaire d'État Mike Pompeo en Suisse, dans les environs du siège de Bilderberg, seulement parce qu'il est, selon ses propres mots, un « grand amateur de fromage et de chocolat«.
Pourtant, n'importe quel observateur bien informé pourrait noter qu'il a cruellement besoin d'apaiser les craintes des élites transatlantiques, en dehors de ses rencontres à huis clos avec les Suisses, qui représentent l'Iran dans les communications avec Washington. Après des semaines de menaces inquiétantes contre l'Iran, les Etats-Unis ont déclaré qu'aucune condition préalable ne serait posée à des pourparlers avec Téhéran, et cela a été émis depuis le sol suisse.
La Chine trace une ligne dans le sable
Bilderberg n'a pas pu s'empêcher de parler de la Chine. La justice géopolitique règne en maître et, pratiquement au même moment, la Chine transmettait un message puissant - à l'Est et à l'Ouest - lors du Dialogue Shangri-La à Singapour.
Le Dialogue Shangri-La est le principal forum annuel sur la sécurité en Asie, et contrairement à celui de Bilderberg, il se tient toujours dans le même hôtel de Orchard Road à Singapour. Comme Bilderberg, Shangri-La discute des « questions de sécurité pertinentes ».
On peut affirmer que Bilderberg encadre les discussions comme dans le récent article de couverture d'un hebdomadaire français, appartenant à un oligarque ami de Macron, intitulé « Quand l'Europe dirigeait le monde«. Shangri-La parle plutôt de l'avenir proche - quand la Chine pourrait réellement diriger le monde.
Pékin a envoyé une délégation de haut niveau au forum de cette année, conduite par le Ministre de la Défense le Général Wei Fenghe. Dimanche, le Général Wei a tracé les lignes rouges indubitables de la Chine ; un avertissement sévère aux « forces extérieures » qui rêvent de l'indépendance de Taiwan, et le « droit légitime » de Pékin d'étendre ses îles artificielles dans la mer de Chine du Sud.
Tout le monde avait alors oublié ce que Patrick Shanahan, secrétaire américain à la Défense par intérim, avait dit la veille, accusant Huawei d'être trop proche de Pékin et de représenter un risque pour la sécurité de la « communauté internationale ».
Le général Wei a aussi trouvé le temps de déchiqueter Shanahan en lambeaux.
« Huawei est une société privée, pas une société militaire... Ce n'est pas parce que le chef de Huawei a servi dans l'armée que sa société fait partie de l'armée. Ça n'a pas de sens«.
Le Shangri-La au moins est transparente. En ce qui concerne Bilderberg, il n'y aura pas de fuites sur ce que les maîtres de l'Univers ont dit aux élites occidentales sur la rentabilité de la poursuite de la guerre contre le terrorisme, la course vers la numérisation totale de l'argent, le contrôle total des organismes génétiquement modifiés et comment le changement climatique sera militarisé.
Au moins, le Pentagone n'a pas caché, avant même le Shangri-La, que la Russie et la Chine doivent être contenues à tout prix - et les vassaux européens doivent suivre la ligne.
Henry Kissinger était un participant de Bilderberg 2019. Les rumeurs selon lesquelles il aurait passé tout son temps à placer son « Nixon inversé » - séduire la Russie pour contenir la Chine - sont peut-être largement exagérées.
Source : Why Trump now wants talks with Iran
traduit par Réseau International