11 Jan 2018
Article de : Glenn Greenwald
En septembre de l'année dernière, nous avons noté que des représentants de Facebook rencontraient le gouvernement israélien pour déterminer quels comptes Facebook appartenant à des Palestiniens devaient être supprimés au motif qu'ils constitueraient une «incitation». Ces réunions - convoquées et présidées par l'un des responsables israéliens les plus extrémistes et autoritaires, le ministre de la Justice Ayelet Shaked - sont intervenues après qu'Israël ait menacé Facebook d'adopter des lois pour l'obliger - sous peine d'énormes amendes, voire d'un blocage total du service en Israël - à se conformer aux ordres du gouvernement israélien, à défaut pour lui de le faire "volontairement".
Les résultats, prévisibles, de ces réunions sont maintenant clairs et bien documentés. Depuis lors, Facebook pratique avec fureur la censure contre les militants palestiniens qui protestent contre l'occupation israélienne illégale qui dure depuis plusieurs décennies, obéissant à des directives données par des responsables israéliens. En effet, les responsables israéliens se vantent publiquement de l'obéissance de Facebook en ce qui concerne les ordonnances de censure israéliennes :
«Peu de temps après qu'on ait appris la conclusion d'un accord entre le gouvernement israélien et Facebook, le ministre israélien de la Justice, Ayelet Shaked, a déclaré que Tel Aviv avait soumis 158 demandes au géant des médias sociaux au cours des quatre derniers mois lui demandant d'enlever les contenus qu'il considérait comme "incitation". Elle a déclaré que Facebook avait accepté 95% des demandes.»
Elle a raison. La soumission de Facebook aux diktats israéliens est difficile à surestimer : comme l'a dit le New York Times en décembre de l'année dernière, "les agences de sécurité israéliennes surveillent Facebook et lui signalent les publications qu'elles considèrent comme une incitation. Facebook a répondu en supprimant la plupart d'entre eux".
Ce qui rend cette censure particulièrement importante, c'est que « 96% des Palestiniens ont déclaré que leur principale utilisation de Facebook est de suivre les nouvelles ». Cela signifie que les autorités israéliennes ont un contrôle quasi absolu sur un forum de communication clé des Palestiniens.
Dans les semaines qui ont suivi ces réunions entre Facebook et Israël, a rapporté The Independent, le collectif militant Palestinian Information Center a indiqué qu'au moins 10 comptes de leurs administrateurs pour leurs pages Facebook en arabe et en anglais - suivies de plus de 2 millions de personnes - ont été suspendus, pour 7 d'entre eux de manière permanente. Il s'agit, disent-ils, du résultat de nouvelles mesures mises en place à la suite des rencontres de Facebook avec Israël. «En mars dernier, Facebook a brièvement fermé la page Facebook du Fatah, suivie par des millions de personnes à cause d'une vieille photo de l'ancien chef Yasser Arafat tenant un fusil».
Un rapport publié en 2016 par le "Palestinian Center for Development and Media Freedoms" a détaillé l'étendue de la censure de Facebook :Pages et comptes personnels qui ont été filtrés et bloqués : Palestine Dialogue Network ( PALDF.net), Gaza now, Jerusalem News Network, Shihab Agency, Radio Bethléem 2000, Orient Radio Network, page Mesh Heck, Ramallah News, journaliste Huzaifa Jamous d'Abu Dis, activiste Qassam Bedier, activiste Mohammed Ghannam, journaliste Kamel Jbeil, comptes d'administration pour Al Quds Page, comptes d'administration Agence Shihab, activiste Abdel-Qader al-Titi, jeune activiste Hussein Shajaeih, Ramah Mubarak (le compte est activé), Ahmed Abdel Aal (le compte est activé), Mohammad Za'anin (compte toujours supprimé), Amer Abu Arafa (compte toujours supprimé), Abdulrahman al-Kahlout (compte toujours supprimé).
Inutile de dire que les Israéliens ont pratiquement toute latitude pour publier ce qu'ils veulent sur les Palestiniens. Les appels au meurtre de Palestiniens lancés par des Israéliens sont monnaie courante sur Facebook et restent en grande partie intacts.
Comme l'a rapporté Al Jazeera l'année dernière, "les discours incendiaires publiés en hébreu... ont suscité beaucoup moins d'attention de la part des autorités israéliennes et de Facebook". Une étude a révélé que «122.000 utilisateurs ont appelé directement à la violence en usant de mots comme "meurtre" ou "brûler". Les Arabes étaient les premières cibles des commentaires haineux». Pourtant, il semble y avoir peu d'efforts de la part de Facebook pour censurer aucun de ces propos.
Bien que certains des appels à l'assassinat les plus incendiaires et explicites soient parfois retirés, Facebook continue de permettre aux appels à la haine les plus extrémistes contre les Palestiniens de se multiplier. En effet, le Premier ministre d'Israël, Benjamin Netanyahu, a souvent utilisé les médias sociaux pour diffuser ce qui est clairement des incitations à la violence contre les Palestiniens en général. Contrairement à la censure active de Facebook contre les Palestiniens, l'idée même que Facebook utiliserait son pouvoir de censure contre Netanyahou ou d'autres Israéliens éminents appelant à la violence est impensable. En effet, comme l'a si bien dit Al Jazeera, "Facebook n'a pas rencontré les dirigeants palestiniens pour discuter de leurs préoccupations".
Il semble que désormais Facebook admette explicitement avoir également l'intention de suivre les ordres de censure du gouvernement des États-Unis. Récemment, l'entreprise a supprimé les comptes Facebook et Instagram de Ramzan Kadyrov, le leader répressif, brutal et autoritaire de la République tchétchène, qui comptait 4 millions de followers sur ces comptes. Pour dire les choses simplement, Kadyrov - qui a toute latitude pour gouverner la province en échange d'une loyauté sans faille envers Moscou - est le contraire d'un personnage sympathique : il a été accusé de manière crédible d'un grand nombre de violations horribles des droits de l'homme, allant de l'emprisonnement et la torture des LGBT à l'enlèvement et au meurtre de dissidents.
Mais rien de tout cela ne change quoi que ce soit au caractère dérangeant et dangereux de la justification avancée par Facebook pour la suppression de ses comptes. Un porte-parole de Facebook a déclaré au New York Times que l'entreprise a supprimé ces comptes non pas parce que Kadyrov est un meurtrier de masse et un tyran, mais que "Les comptes de M. Kadyrov ont été désactivés parce qu'il venait d'être ajouté à une liste de sanctions des États-Unis et que la compagnie était légalement obligée d'agir".
Comme le souligne le Times, cette logique semble douteuse ou au moins appliquée de manière incohérente : d'autres qui figurent sur la même liste de sanctions, comme le président vénézuélien Nicolas Maduro, restent actifs sur Facebook et Instagram. Mais considérez simplement les implications incroyablement menaçantes des explications de Facebook.
Ce que cela signifie est évident : que le gouvernement étatsunien - autrement dit, pour le moment, l'administration Trump - a le pouvoir unilatéral et sans contrôle d'expulser qui bon lui semble de Facebook et Instagram en les incluant simplement sur une liste de sanctions. Est-ce que quelqu'un pense que c'est une bonne chose ? Est-ce que quelqu'un fait confiance à l'administration Trump - ou à tout autre gouvernement - pour contraindre les plateformes de médias sociaux à supprimer et à bloquer toute personne qu'elle veut faire taire ? Comme Jennifer Granick de l'ACLU 1 l'a dit au Times:
Ce n'est pas une loi qui semble avoir été écrite ou conçue pour faire face aux situations particulières où il est légal ou approprié de réprimer des propos.... Cette loi sur les sanctions est utilisée pour réprimer l'expression publique sans tenir compte des valeurs de la liberté d'expression et des risques particuliers de blocage du discours, par opposition à bloquer le commerce ou les fonds comme le prévoyaient les sanctions. C'est vraiment problématique.
Est-ce que la politique de Facebook qui exclut des gens de sa plateforme qui sont visés par des sanctions s'applique à tous les gouvernements ? Évidemment pas. Il va sans dire que si, par exemple, l'Iran décidait d'imposer des sanctions à Chuck Schumer pour son soutien à la politique de Trump consistant à reconnaître Jérusalem comme capitale israélienne, Facebook ne supprimerait jamais les comptes du chef de la minorité démocrate du Sénat. Tout comme Facebook ne supprimera jamais les comptes des responsables israéliens qui incitent à la violence contre les Palestiniens ou qui sont sanctionnés par des responsables palestiniens. Le mois dernier, la Russie a annoncé des sanctions en représailles contre divers responsables et dirigeants canadiens, mais il va sans dire que Facebook n'a pris aucune mesure pour les censurer ou bloquer leurs comptes.
De même, Facebook oserait-il censurer les politiciens américains ou les journalistes qui utilisent les médias sociaux pour appeler à la violence contre les "ennemis de l'Amérique" ? Poser la question, c'est y répondre.
Des journalistes ont lancé des appels publics pour que les États-Unis coulent un navire iranien "pour manifester leur détermination" ou encore pour qu'un drone soit utiliser pour éliminer physiquement Julian Assange.
Comme toujours quand il s'agit de censure, il y a un seul principe qui conduit à tout cela : le pouvoir. Facebook se soumettra et obéira aux demandes de censure des gouvernements et des fonctionnaires qui exercent effectivement un pouvoir, tout en ignorant ceux qui ne le font pas. C'est pourquoi les ennemis déclarés des gouvernements américain et israélien sont vulnérables aux mesures de censure de Facebook, alors que les officiels américains et israéliens (et leurs alliés les plus tyranniques et répressifs) ne le sont pas :
Tout cela illustre que les plaidoyers pour que les géants de la Silicon Valley censurent plus activement les «mauvais discours» présentent les mêmes graves dangers que la censure étatique. Les appels à la censure d'État peuvent souvent être bien intentionnés - un désir de protéger les groupes marginalisés des dangers des "discours de haine" - mais il est prévisible qu'ils sont beaucoup plus souvent utilisés contre des groupes marginalisés pour les censurer plutôt que pour les protéger.
Il suffit de regarder comment les lois sur les " discours de haine " sont utilisées en Europe ou sur les campus universitaires américains pour constater que les victimes de la censure sont souvent des critiques des guerres européennes ou des militants contre l'occupation israélienne ou des défenseurs des droits des minorités.
On peut se créer un monde imaginaire dans sa tête, si l'on veut, dans lequel les dirigeants de la Silicon Valley utilisent leur pouvoir pour protéger les peuples marginalisés du monde entier en censurant ceux qui souhaitent leur faire du mal. Mais dans le monde réel, ce n'est qu'un triste rêve. Tout comme les gouvernements le feront, ces entreprises utiliseront leur pouvoir de censure pour servir et non pour nuire aux factions les plus puissantes du monde.
Tout comme on peut encourager la censure de quelqu'un que l'on n'aime pas sans envisager les conséquences à long terme de la légitimation ainsi apportée au principe, on peut encourager la disparition de Facebook et Instagram d'un monstre tchétchène. Mais Facebook vous dit explicitement que cette décision vise à obéir aux ordres du gouvernement américain à propos de qui il faut écarter.
Il est difficile de croire que le point de vue idéal sur l'Internet implique le pouvoir du gouvernement américain, du gouvernement israélien et d'autres puissances mondiales de décider qui peut s'exprimer et qui doit être muselé. Pourtant de plus en plus, sous couvert de plaider auprès des entreprises Internet pour qu'elles nous protégent, c'est exactement ce qui se passe.
Cet article a été publié par "The Intercept" le 30 décembre 2017, sous le titre «Facebook Says It Is Deleting Accounts at the Direction of the U.S. and Israeli Governments».
Traduction : Luc Delval
SOURCE: Pour la Palestine
Glenn Greenwald est un journaliste politique, avocat, blogueur et écrivain américain.
Il a apporté une contribution décisive à la publication des révélations d'Edward Snowden sur les programmes de surveillance de masse (PRISM, XKeyscore) à l'échelle mondiale par la NSA étatsunienne.
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