Source : The Hill, Jonathan Turley, 26-04-2018
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Le président français Emmanuel Macron a gagné le cœur de nombreux Américains, depuis la plantation d'un arbre à la Maison Blanche jusqu'à son discours enthousiaste devant une session conjointe du Congrès hier. Pour les défenseurs des libertés civiles, cependant, un moment restera effrayant et durable. C'est lorsque Macron a appelé à une guerre commune contre les « fausses nouvelles » et a déclaré : « La démocratie, c'est une question de vrais choix et de décisions rationnelles. La corruption de l'information est une tentative de corrompre l'esprit même de nos démocraties. »
Alors que les députés démocrates et républicains se livraient à une « ovation debout » enthousiaste, Macron a utilisé un code familier aux défenseurs de la liberté d'expression, et c'est l'antithèse des valeurs démocratiques. En effet, c'est un mantra qui a été utilisé pour faire reculer la liberté d'expression en Europe, où les dirigeants sont sur le point de faire la même chose à la presse dans les nouvelles réglementations de l'Internet. Bien qu'il ait été longtemps rejeté aux États-Unis, il semble que les politiciens et les académiciens américains les plus influents soient désormais mûrs pour accepter cette forme de censure.
Depuis un cinquantaine d'années, les Français, les Anglais et les Allemands ont mené une guerre ouverte contre la liberté d'expression en criminalisant les propos jugés insultants, ou qui visent à harceler ou à faire peur. En France, un politicien a été condamné pour s'être plaint du nombre croissant d'enfants d'immigrants qui inondent le système public d'éducation, et un comédien a été poursuivi pour avoir fait des blagues insultantes pour les Juifs. En Angleterre, un garçon a été retenu par la police pour avoir arboré un panneau disant « La Scientologie est une secte », et le gouvernement essaye, cette année, de criminaliser le fait de siffler une femme.
En Allemagne, un ministre a été exclu des médias sociaux pour avoir qualifié un auteur d'idiot, et un comédien a été poursuivi pour s'être moqué du dirigeant autoritaire turc Recep Tayyip Erdogan. D'autres ont été attaqués en justice pour avoir critiqué l'homosexualité ainsi que certaines religions et pratiques cultuelles. Après avoir réduit la liberté d'expression dans leur pays, ces pays s'efforcent de réglementer l'Internet afin de sanctionner les « fausses nouvelles ». Ce qui est particulièrement exaspérant, c'est qu'ils demandent aux citoyens de renoncer à davantage de liberté d'expression et de liberté de la presse au nom de la démocratie, comme Macron l'a fait cette semaine devant nos joyeux membres du Congrès, ce qui les a ravis.
Récemment, le maire de Londres, Sadiq Khan, est venu à Austin, au Texas, pour encourager les Américains à se joindre à l'effort européen visant à forcer les entreprises de l'Internet à censurer les messages de haine et à se soumettre à une réglementation ou à des amendes en cas d'infraction. Au-delà des déclarations à l'emporte-pièce, l'impact de ces législations est clair. Prenez la nouvelle stratégie de l'Union européenne pour lutter contre les « fausses nouvelles » la semaine dernière. Le groupe de travail East Stratcom a compilé une liste de 3 800 articles d'information qu'il a qualifiés de pires « fausses nouvelles », du type qu'il faudrait viser.
Sur cette liste figurait un article de Post Online qui qualifiait l'Ukraine « d'État oligarchique sans médias indépendants » et qui évoquait le sort que ce pays a réservé aux juifs polonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Bruxelles et de nombreux pays européens ont maintenu une position pro-Ukraine forte. L'article a été qualifié de « faux » bien qu'il repose sur l'analyse d'un journaliste qui a passé du temps en Ukraine, et que ce point de vue soit largement partagé. La Russie, la Chine, l'Iran, la Turquie et d'autres nations autoritaires ont adopté les « fausses nouvelles » pour justifier leur propre répression contre les dissidents.
Les États-Unis ont longtemps été un rempart contre cette tendance allant contre la liberté d'expression, mais cela pourrait prendre fin. Les leaders d'opinion états-uniens prônent désormais la répression des discours haineux ou fallacieux, et ce au nom de la tolérance. Un groupe de doyens d'université a appelé au rejet d'un large éventail de discours de haine, y compris les mots qui « propagent » ou « provoquent », ou qui « créent » « l'animosité » et « l'hostilité ». Ils ont simplement déclaré : « Le discours de haine n'est pas synonyme de liberté d'expression », et ont remis à plus tard la définition de ce qu'est un discours de haine. Nous avons pu constater comment ce pouvoir discrétionnaire était utilisé, sur nos campus universitaires, pour régulièrement punir un large éventail de manifestations de la liberté d'expression au motif qu'elles incitaient à la haine, ou qu'elles représentaient une forme de « micro-agression ».
La liberté d'expression, elle-même, est aujourd'hui souvent dénoncée, non pas comme une liberté à protéger, mais comme une oppression à combattre. A l'université « William and Mary » [établissement public de l'État de Virginie, NdT], le libéralisme classique, qui favorise la liberté d'expression, a récemment été dénoncé comme un instrument de la « suprématie blanche » quand un orateur de l'American Civil Liberties Union a été empêché de défendre la liberté d'expression. Le vice-président du Comité national démocrate [parti politique], le représentant Keith Ellison (D-Minn.), a récemment posté une photo du livre Antifa : The Anti-Fascist Handbook [Antifa : le manuel de l'antifasciste, NdT] qui défend la « perspective antifasciste rejetant l'expression libérale classique... qui dit que "je désapprouve ce que vous dites mais que je défendrai jusqu'à la mort votre droit de le dire" ».
D'autres justifient de telles tactiques au nom de la liberté d'expression elle-même. La doyenne de l'école de droit de la City University of New York, Mary Lu Bilek, a récemment déclaré que les étudiants qui empêchaient un professeur conservateur de s'exprimer sur le campus agissaient dans le respect des valeurs de la liberté d'expression. Bilek a essentiellement insisté sur le fait que perturber le discours sur la liberté d'expression était une forme de liberté d'expression. Cela révèle la logique tordue qui envahit nos écoles.
Il ne s'agit pas d'un problème exclusivement des libéraux. Récemment, un activiste conservateur a refusé le droit d'expression à l'ancien directeur du FBI, James Comey. De nombreux conservateurs demandent également le licenciement de Randa Jarrar, professeure à California State University, suite à ses commentaires offensants sur les réseaux sociaux, dans lesquels elle semblait se réjouir de la mort de l'ancienne première dame Barbara Bush. C'est pourquoi l'accueil enthousiaste de Macron est si inquiétant. De plus en plus de monde aux États-Unis souhaite que certains discours soient classés indéfendables, voire classés comme constituant des menaces en eux-mêmes.
Avant de protéger la liberté d'expression en la tuant, les Américains devraient regarder ce que Macron et ses collègues ont fait de l'autre côté de l'Atlantique pour parvenir à de « vrais choix et des décisions rationnelles ». Macron a aidé à planter un beau chêne européen sur les terres de la Maison-Blanche, mais ses efforts pour planter la graine de la réglementation sur la liberté d'expression à l'européenne devraient être rejetés comme le serait une espèce indésirable et envahissante.
Jonathan Turley est titulaire de la Chaire Shapiro de droit de l'intérêt public à l' Université George Washington.
Source : The Hill, Jonathan Turley, 26-04-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.