Source : Truthdig, Chris Hedges, 29-07-2018
Mr. Fish / Truthdig
Ci-dessous un republication d'une chronique du 17 décembre 2017 de Chris Hedges, qui est en congés. Ses nouveaux articles seront de retour le 19 août.
Le danger le plus préoccupant auquel nous sommes exposés n'est pas la fin de la liberté d'expression suite à la fin de la neutralité de l'Internet ou à cause des algorithmes de Google, qui détournent les internautes des sites contestataires, de gauche, progressistes ou antimilitaristes. Ce n'est pas un projet de loi fiscale qui renoncerait à toute recherche d'équité fiscale afin d'enrichir les entreprises et les oligarques et préparerait le démantèlement de programmes tels que la Sécurité sociale. Ce n'est pas l'accès aux terrains publics accordé aux industries des secteurs minier et des énergies fossiles, ni l'accélération de la dégradation de l'environnement suite à l'attaque contre les protections réglementaires ni la destruction de l'enseignement public. Ce n'est pas le gaspillage de l'argent de l'État au profit d'une armée pléthorique alors que le pays est en train de se délabrer, ni la mobilisation des forces de l'ordre pour criminaliser la contestation. La menace la plus inquiétante à laquelle nous devons faire face est la paralysie et la déconstruction d'institutions comme les tribunaux, les universités, les instances législatives, les organisations culturelles et la presse qui, par le passé, permettaient que le débat public soit enraciné dans la réalité, basé sur les faits, nous aidaient à distinguer le mensonge de la vérité et, en cela, contribuaient à maintenir une certaine équité.
Donald Trump et le Parti républicain d'aujourd'hui représentent l'avènement de la « corporatocratie ». Le pillage et l'oppression sont justifiés par le mensonge permanent. Le mensonge permanent est différent des faussetés et des demi-vérités prononcés par des politiciens comme Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama. Le mensonge politique habituel que ces politiciens employaient n'a pas été inventé pour faire disparaître la réalité. C'était une forme de manipulation. Clinton, lorsqu'il a signé l'Accord de libre-échange nord-américain, a promis que « l'ALENA signifie des emplois, des emplois aux États-Unis et bien rémunérés ». George W. Bush a justifié l'invasion de l'Irak parce que Saddam Hussein était censé posséder des armes de destruction massive. Mais Clinton n'a pas continué à prétendre que l'ALENA était bénéfique à la classe ouvrière quand la réalité prouvait le contraire. Bush n'a pas prétendu que l'Irak avait des armes de destruction massive bien qu'elles n'aient pas été trouvées.
Le mensonge permanent n'est pas encadré par la réalité. Il se perpétue même quand des faits avérés le contredisent. Il est irrationnel. Ceux qui parlent le langage de la vérité et des faits sont attaqués en tant que menteurs, traîtres et colporteurs de « fausses nouvelles ». Ils sont bannis de la sphère publique une fois que les élites totalitaires acquièrent un pouvoir suffisant, un pouvoir qui leur est maintenant accordé avec la fin de la neutralité du net. Ceux qui s'engagent dans le mensonge permanent, en refusant catégoriquement de regarder la réalité en face, aussi évidente soit-elle, créent une psychose collective.
« Substituer constamment et complètement la réalité par le mensonge n'a pas pour conséquence de faire passer le mensonge pour la vérité, ni de calomnier la vérité en la faisant passer pour du mensonge, mais de détruire les sens auxquels nous faisons appel pour nous repérer dans le monde réel, en particulier le processus cognitif de distinction du vrai et du faux », écrit Hannah Arendt dans The Origins of Totalitarianism » [Les origines du totalitarisme, NdT].
Le mensonge permanent transforme le discours politique en scène théâtrale absurde. Donald Trump, qui ment sur le nombre de participants au bain de foule lors de sa prise de fonction malgré les preuves photographiques, assure qu'en ce qui concerne ses finances personnelles, il va « tout perdre » suite à un projet de loi fiscale qui, en fait, fera économiser plus d'un milliard de dollars à lui et à ses héritiers. Le secrétaire au Trésor Steven Mnuchin prétend disposer d'un rapport prouvant que les réductions d'impôt se compenseront d'elles-mêmes et n'augmenteront pas le déficit. Le sénateur John Cornyn nous assure, contre toute évidence matérielle, « qu'il ne s'agit pas d'un projet de loi visant principalement à profiter aux riches et aux grandes entreprises ».
Entre-temps, deux millions d'acres [environ un million d'hectares, NdT] de terrains publics sont confiés aux industries minières et des combustibles fossiles, et Trump insiste sur le fait que le transfert signifie que « les terrains publics seront de nouveau à usage public ». Lorsque les écologistes dénoncent ce transfert comme étant du vol, le représentant Rob Bishop qualifie leurs critiques « d'arguments fallacieux ».
Ajit Pai, le président de la FCC [Commission Fédérale des Communications, NdT], après avoir mis fin à la neutralité du web, tuant ainsi la liberté d'expression sur Internet, déclare : « Il s'avère que ceux qui ont annoncé la fin de l'Internet tel que nous le connaissons ont eu tort.... Nous avons un Internet gratuit et qui progresse ». Et aux Centers for Disease Control and Prevention [Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, qui dépendent de l'agence de protection de la santé publique aux USA, NdT], des expressions telles que « evidence-based » [basé sur des faits avérés] et « science-based » [basé sur des connaissances scientifiques] sont bannies.
Le mensonge permanent est l'apothéose du totalitarisme. Ce qui est vrai n'a plus d'importance. Ce qui compte, c'est ce qui est « correct ». Les tribunaux fédéraux sont truffés de juges stupides et incompétents qui servent l'idéologie entrepreneuriale « correcte » et les mœurs sociales rigides de la droite chrétienne. Ils méprisent la réalité, y compris la science et la primauté du droit. Ils cherchent à bannir ceux qui vivent dans un monde réel défini par l'autonomie intellectuelle et éthique. Le régime totalitaire récompense toujours la brutalité et la stupidité. Ces idiots au pouvoir n'ont pas de philosophie ni d'objectifs politiques authentiques. Ils utilisent des clichés et des slogans, dont la plupart sont absurdes et contradictoires, pour justifier leur avidité et leur soif de pouvoir. C'est aussi vrai pour la droite chrétienne, qui comble le vide idéologique de l'administration Trump, que pour l'oligarchie qui prêche le néolibéralisme et la mondialisation. La convergence entre le pouvoir économique et la droite chrétienne est le mariage de Godzilla et de Frankenstein.
« Les personnalités politiques vénales n'ont même pas besoin d'appréhender les conséquences sociales et politiques de leurs actes », a écrit le psychiatre Joost A.M. Meerloo dans The Rape of the Mind : The Psychology of Thought Control, Menticide, and Brainwashing [Le viol de l'esprit : La psychologie du contrôle et de l'anéantissement de la pensée, et du lavage de cerveau, NdT] ». « Ils trouvent des limites non pas dans des convictions idéologiques, bien qu'ils soient prêts à tout pour se convaincre eux-mêmes du contraire, mais parce qu'ils se mentent sur leur propre personnalité. Ils ne sont pas animés par le prétendu désir de servir leur pays ou l'humanité, mais plutôt par un besoin compulsif et irrépressible de satisfaire les exigences de leurs troubles de la personnalité. Les idéologies qu'ils véhiculent ne sont pas vraiment ce qu'ils recherchent ; elles sont les dispositifs cyniques par lesquels ces hommes malades espèrent se réaliser selon des notions personnelles de mérite et de pouvoir. Se mentant subtilement à eux-mêmes, ils succombent à la tentation et vont de mal en pis. Déni défensif, mise en sommeil de la clairvoyance et de l'empathie, l'esprit dispose de nombreux mécanismes de défense pour aveugler la conscience ».
Lorsque la réalité est remplacée par les caprices de l'opinion et de l'opportunisme, ce qui est vrai un jour devient souvent faux le lendemain. On se débarrasse de la cohérence. La complexité, la nuance, la profondeur et le recul sont remplacés par la croyance du naïf dans les menaces et dans la force. C'est pourquoi l'administration Trump dédaigne la diplomatie et dynamite le département d'État [équivalent du ministère des affaires étrangères aux USA, NdT]. Le cœur du totalitarisme, a écrit le romancier et critique social Thomas Mann, est son désir d'un conte populaire simple. Une fois que ce récit populaire remplace la réalité, il n'y a plus de place pour la morale ni pour l'éthique.
« Ceux qui peuvent vous faire croire à des absurdités peuvent vous faire commettre des atrocités », a averti Voltaire.
Les élites entrepreneuriales, qui, même dans les meilleurs moments, brouillaient les cartes contre les gens de couleur, les pauvres et la classe ouvrière, ne respectent plus aucune règle. Leurs lobbyistes, politiciens à la botte, universitaires serviables, juges corrompus et célébrités de la télévision dirigent un État « kleptocratique » caractérisé par la corruption légalisée et le profit effréné. Ces élites rédigent des lois, des règlements et des amendements pour étendre le pillage et accroître leur butin, tout en contraignant les gens à s'endetter, comme ces étudiants qui sortent de l'université diplômés mais accablés de prêts exorbitants. Ils prennent des mesures d'austérité qui démantèlent les services publics, poussant à leur privatisation, et sabrent dans les programmes sociaux, dont l'école et la santé. Ils soutiennent, cependant, qu'en cas de problèmes, nous pouvons compter sur les institutions qu'ils ont dénaturées et corrompues. Ils nous demandent d'investir notre énergie et notre temps dans des campagnes politiques périodiques, d'adresser des pétitions à des représentants élus ou de faire appel aux tribunaux. Ils cherchent à nous attirer dans leur monde schizophrène, où leur charabia est opposé aux discours rationnels. Ils exigent que nous recherchions la justice dans un système conçu pour perpétuer l'injustice. C'est un jeu que nous ne pourrons jamais gagner.
« Ainsi, toute notre dignité réside dans la pensée », écrit Pascal. « C'est sur la pensée que nous devons miser pour nous relever, et non sur l'espace et le temps, que nous ne pourrions jamais combler. Efforçons-nous donc de bien penser ; c'est le principe de base de la vertu ».
Nous devons opposer le pouvoir au pouvoir. Nous devons bâtir des institutions et des organisations parallèles qui nous protègent des assauts des entreprises et qui résistent à leur emprise. Nous devons nous soustraire autant que possible à l'état vampire. Plus nous pourrons créer de communautés autonomes, avec nos propres monnaies et infrastructures, plus nous pourrons affamer et paralyser la bête capitaliste. Cela signifie la création de coopératives gérées par des travailleurs, de circuits courts pour l'alimentation, basés sur un régime végétalien, et de structures artistiques, culturelles et politiques indépendantes. Il s'agit d'entraver par tous les moyens possibles les assauts des multinationales, par exemple en bloquant les pipelines et les sites de fracturation [pour l'extraction des gaz et pétrole de schistes, NdT], et en descendant dans la rue pour des actes incessants de désobéissance civile contre la censure et l'atteinte aux droits fondamentaux. Et cela signifie créer des villes refuges. Tout cela devra être fait comme toujours auparavant, en nouant des relations de personnes à personnes. Peut-être qu'en fin de compte nous ne pourrons pas nous sauver nous-mêmes, surtout avec le refus des élites de s'attaquer aux ravages du changement climatique, mais nous pouvons créer des groupes de résistance où la vérité, la beauté, l'empathie et la justice perdurent.
Chris Hedges est un journaliste qui a reçu le prix Pulitzer, également auteur à succès du New York Times, ancien professeur à l'Université de Princeton, activiste et pasteur presbytérien. Il a écrit 11 livres, dont, en 2012, le best-seller du New York Times « Days of Destruction, Days of Revolt » [Jours de destruction, jours de révolte, NdT], qu'il a coécrit avec le dessinateur Joe Sacco. Parmi ses autres livres, mentionnons « Wages of Rebellion : The Moral Imperative of Revolt » [Les salaires de la rébellion : l'impératif moral de la révolte] (2015), « Death of the Liberal Class » [La mort de la classe libérale] (2010), « Empire of Illusion : The End of Literacy and the Triumph of Spectacle » [traduit en français sous le titre L'Empire de l'illusion : la mort de la culture et le triomphe du spectacle](2009) et le best-seller « American Fascists : The Christian Right and the War on America » [Les fascistes américains : la droite chrétienne et la guerre contre l'Amérique] (2008). Son livre « War Is a Force That Gives Us Meaning » [titre français : La guerre est une force qui nous octroie du sens](2003) a été finaliste pour le National Book Critics Circle Award for Nonfiction et s'est vendu à plus de 400 000 exemplaires. Il écrit une chronique hebdomadaire pour le site Truthdig à Los Angeles, dirigé par Robert Scheer, et anime une émission, On Contact, sur RT America.
Source : Truthdig, Chris Hedges, 29-07-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.