18/10/2018 les-crises.fr  14 min #147154

«Censure politique» ?: Facebook supprime plus de 800 pages dont des médias alternatifs très suivis

Matt Taibbi : Méfiez-vous de la pente glissante de la censure sur Facebook.

Source :  Rolling Stone, Matt Taibbi, 02-08-2018

Le réseau social est trop gros et délabré pour fonctionner correctement et ces « réparations » ne feront que créer plus de problèmes

Par Matt Taibbi

Valentin Wolf/imageBROKER/REX Shutterstock, Ilana Panich-Linsman/The New York Times/Redux

Il se peut que vous ayez entendu parler cette semaine de la façon dont Facebook a fermé une série de comptes. Comme l'a indiqué  Politico, Facebook a déclaré que ces comptes « ont essayé d'attiser les tensions politiques et sociales aux États-Unis et a indiqué que l'activité de ces comptes était similaire - et dans certains cas liée - à celle de comptes russes au cours de l'élection de 2016 ».

Similaire ? Qu'est ce que « similaire » signifie ?

L'abîme mortel dans lequel sont précipitées les libertés individuelles est généralement créé par des personnes ou des idées extrémistes/impopulaires et une situation d'urgence nationale en termes de sécurité.

C'est là où nous en sommes avec cette nouvelle et troublante discussion initiée entre Facebook, le Congrès et l'administration Trump.

Lisez cette citation détonante du Sénateur Mark Warner (Démocrate - Virginie) à propos de la fermeture des comptes « inauthentiques » :

« La révélation d'aujourd'hui est une preuve supplémentaire que le Kremlin continue d'exploiter des plateformes telles que Facebook pour semer la division et répandre de fausses informations... J'attends de Facebook, ainsi que d'autres de ces plateformes, qu'elles continuent d'identifier l'activité des trolls russes et qu'elles continuent de travailler avec le Congrès... »

C'était écrit dans un article dans lequel Facebook  déclarait ne pas connaître la source des toutes les pages. Elles pourraient être russes, ou elles pourraient juste être une idée de Warner pour « semer la division ». Est-on à l'aise avec cet éventail de possibilités ?

Beaucoup des pages bloquées ressemblent à des parodies de l'idée que se font certains bureaucrates paranoïaques du discours dangereux.

Une page appelée « Black Elevation » montre une photographie de Huey Newton et propose à ses lecteurs un travail. « Aztlan Warriors » montre un mème célébrant des gens comme Geronimo et Zapata, les remerciant de leur service au cours de la « guerre de 500 ans contre le colonialisme ».

Et une page bloquée de « Mindful Being » a partagé ce qui suit, qui semble être un morceau choisi de  Deep Thoughts de Jack Handey :

« Nous devons désapprendre ce que nous avons appris car un esprit conditionné ne peut comprendre l'infini. »

Facebook a également effacé une page « No Unite The Right 2 », qui faisait de la publicité pour une action de mobilisation pour commémorer l'anniversaire des violences de Charlottesville en Virginie.

Facebook  a été « aidé » dans ses efforts pour faire disparaître ces dangereux mèmes par l'Atlantic Council,  dont le comité dirigeant compte des personnes avec des noms aussi inspirants que Henry Kissinger, l'ancien dirigeant de la CIA Michael Hayden,  l'ancien directeur adjoint de la CIA Michael Morell et l'ancien directeur de la Sécurité Intérieure sous l'ère Bush Michael Chertoff. (Ce dernier est la personne qui utilisait  un code couleur démentiel pour décrire son système de classification du niveau de terrorisme.)

Ces gens ont maintenant le contrôle sur ce qui est en fait un levier direct du réseau de distribution national d'informations. Il est difficile de minimiser la potentielle bêtise qui se cache derrière cette union des plateformes Internet et des aspirants censeurs du gouvernement.

Comme indiqué  dans le magazine Rolling Stone plus tôt cette année, 70 % des américains s'informent grâce à seulement deux sources: Facebook et Google. Comme ce chiffre est en augmentation, le pouvoir de quelques personnes de décider quelle information doit ou non atteindre le public va significativement augmenter.

D'une certaine façon, c'est l'autre pavé dans la mare après le brouhaha médiatique de la semaine dernière autour d'Alex Jones, le fou d'Infowars. Jones a vu  quatre de ses vidéos retirées de YouTube et  sa page Facebook bloquée pour 30 jours, même s'il semble trouver un moyen de contourner cela quasiment instantanément.

Ces actions ont été célébrées sur les réseaux sociaux car qui ne hait pas Alex Jones ?

Les plaignants de l'affaire Jones regroupent les parents des victimes de Sandy Hook, qui ont une rancune légitime envers Jones%2520et sa couverture conspirationniste de l'événement. Les rapports d'Infowars affirmant que les parents endeuillés étaient des imposteurs filmés sur fond vert n'étaient pas seulement visiblement faux et des causes légitimes de poursuites judiciaires mais ils ont aussi semblé franchir une ligne quand  ils ont publié des cartes avec les adresses des membres des familles qui ont été victimes de menaces.

Lorsque Jones et ses sympathisants ont crié à la censure et au parti pris, ils ont donné l'impression d'être un tant soit peu hypocrites. Après tout, la droite  n'a jamais cessé de défendre le droit à la liberté d'expression des grandes sociétés.

Les juges conservateurs sont à l'origine de décisions qui utilisent le premier amendement afin de freiner la réglementation des secteurs du tabac et des armes et de justifier les dépenses illimitées de campagne électorale. En s'attachant à définir l'influence des grandes sociétés comme étant de la liberté d'expression, Citizens United a franchi un tournant décisif dans la dégradation du premier amendement.

Comme beaucoup de personnes l'ont souligné la semaine dernière, l'interdiction faite à Jones de s'exprimer  ne relevait pas d'une question de droit relatif à la parole, ou pour le moins, pas tout à fait. Peu importe le nombre de fois où Jones a crié à une « censure digne d'Hitler » et peu importe le nombre de pages, au contenu décousu, que lui et ses sbires ont pu écrire pour leur  « rapport urgent » sur « les plans de l'État profond pour tuer le premier amendement », cela n'a rien changé au fait, objectivement vrai, que l'interdiction qui leur était faite n'était pas (à ce stade) un problème de premier amendement.

Après tout, le premier amendement ne concerne que les pouvoirs de l'État sur la restriction de la liberté de parole. Il ne s'intéresse pas à ce que des entreprises privées comme Facebook, Google, YouTube et Twitter peuvent faire au travers des modalités d'utilisation de leurs services.

C'est donc vrai ; il n'y avait pas de problème de premier amendement dans l'interdiction faite à Jones. Mais, c'est là le problème.

Avant l'internet, le système qui permettait de régler les questions de propos diffamatoires était le procès, ce qui était assez efficace. En matière de pénalité, les normes étaient aussi très élevées. En 1964, dans l'affaire du  New York Times contre Sullivan - une affaire de référence en matière de lois anti-diffamatoires concernant les personnalités publiques - la cour a tout fait pour s'assurer que les plaignants aient à prouver l'existence d'un mépris, désinvolte ou connu, des faits.

Entre autre chose,  la cour s'inquiétait qu'en l'absence d'une règle solide, les organes de presse s'attacheraient à trop de prudence en ne publiant que des déclarations qui éviteraient de très loin la zone légalement dangereuse.

Dans l'ensemble, cela a fonctionné. D'un point de vue historique, à cause du risque financier, qui faisait surtout peur aux éditeurs de presse, peu de cas du type d'Infowars ont atteint une large diffusion. Pour avoir un large pouvoir de diffusion, il vous fallait des ressources, mais celles-ci pouvaient être mise en péril en cas de diffamation.

Tout ceci changea avec le média numérique. En 1996, à l'ère des mastodontes où il fallait composer un numéro pour se connecter à l'internet, le Congrès adopta le  Communications Decency Act, qui comprenait le point de repère langagier suivant :

« Nul fournisseur ou utilisateur d'un service informatique interactif ne sera traité comme éditeur ou locuteur de toute information fournie par un autre fournisseur de contenus informatifs. »

En bref, cela voulait dire que les fournisseurs d'internet ne seraient pas traités comme des organes de presse. Au regard de la loi, ils s'apparentaient davantage à des librairies ou des kiosques à journaux qu'à CBS ou Random House.

La loi permettait à ces plateformes de croître de manière exponentielle sans la crainte d'un procès. Des sociétés comme Facebook et Google se transformèrent en diffuseurs de médias tout puissants et purent profiter de programmes dans le style d'Infowars sans être tenues responsables de leurs contenus.

Cette situation entraîna l'apparition de contenu tellement infect que le premier amendement fini par avoir une réputation d'arnaque raciste, et les diffuseurs de médias en ligne, au lieu d'être poursuivis en justice en tant qu'éditeurs, commencèrent à apparaître comme d'éventuels agents de l'ordre ou des censeurs bénéfiques.

Aujourd'hui, dans ce moment de crise et de forte tension politique, le public semble incapable de comprendre à quel point il est grave de permettre au gouvernement ou à n'importe qui d'autre de se servir de ce pouvoir.

Il est déjà scandaleux que ces médias privés, régulateurs de fait, aient des algorithmes secrets qui étouffent certains organes de presse en ligne en faveur d'autres. Prenez, par exemple, des médias comme Alternet, Truthdig et d'autres qui  se sont plaints du fait que les grosses plateformes ont réduit la portée des sites alternatifs au nom du combat contre les « fake news ».

Mais la révélation de cette semaine est pire. Lorsque Facebook travaille avec le gouvernement et des organisations aspirant à devenir des inquisiteurs, comme l'Atlantic Council, pour supprimer des sites pour des raisons de sécurité nationale, en utilisant une méthodologie secrète, cela ouvre la porte à des scénarios cauchemardesques comme ceux qu'on trouve dans des romans dystopiques.

Le simple pouvoir de marché de ces entreprises sur la circulation de l'information a toujours été la véritable menace. C'est pourquoi leur démantèlement aurait dû devenir depuis longtemps une priorité nationale urgente.

Au lieu de cela, comme  cela a été évident lors de l'audition au Sénat de Mark Zuckerberg plus tôt cette année, les politiciens sont plus désireux d'utiliser le pouvoir de ces sociétés que de le faire baisser. Les plates-formes, pour leur part, cèderont plutôt que d'être réglementées. La fin du jeu est on ne peut plus claire. C'est ainsi que commencent les mariages autoritaires, et les gens devraient être très inquiets.

Source :  Rolling Stone, Matt Taibbi, 02-08-2018

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