23/10/2018 reseauinternational.net  8 min #147364

Brésil: Le candidat d'extrême-droite Jair Bolsonaro en tête de la présidentielle

Brésil : L'éternel pays de l'avenir piégé dans son passé colonial

par Jorge Majfud

Quelques jours avant les élections au Brésil, un jeune Brésilien s’est approché de moi et m’a dit :

« Si Dieu le veut, Bolsonaro va gagner. C’est un militaire et il mettra fin à la corruption« .

Je ne voulais pas répondre. J’estime ce garçon comme quelqu’un de bien, peut-être trop jeune pour être autre chose. Mais ces deux brèves phrases résument plusieurs volumes de l’histoire de l’Amérique latine jusqu’à nos jours.

Commençons par la première : s’il y eu des gouvernements et des régimes corrompus sur le continent, il s’agissait de régimes militaires. D’abord parce que toute dictature est corrompue par définition, ensuite parce que les vols directs ont toujours été monnaie courante, ainsi que les disparitions de personnes qui réapparaissaient flottant dans une rivière avec des marques de torture. Il suffit de mentionner l’enquête la plus récente sur la fortune du Général Pinochet, un chef militaire qui a accumulé plusieurs millions de dollars en tant que président non élu, sans parler des milliers de morts et des nombreuses autres personnes persécutées sous son règne. Il y avait des simulacres de décorations pour avoir assumé la « réserve morale » et le « bastion du courage » avec des armes financées par le travail du peuple, pour ensuite voir ces mêmes personnes être menacées par leurs propres armées pour « restaurer l’ordre », par la garnison ou le cimetière. Cette même culture barbare d’innombrables généraux, soldats et canailles se vantant d’être des « machos » et de vaillants combattants, n’a jamais gagné ni participé à une guerre contre d’autres armées, mais s’est consacrée à servir l’oligarchie en terrorisant et menaçant les peuples. Des millions de voyous sont maintenant cachés dans leur nouvelle condition de « lâcheté ».

Augusto Pinochet

Cette mentalité militaire appliquée à la pratique civile et à la vie domestique (qui s’écarte de toute raison d’être d’une armée) est une tradition latino-américaine née avant la guerre froide bien avant la naissance des nouvelles républiques et consolidée par la corruption, profondément dans un racisme hypocrite. C’est particulièrement vrai au Brésil, le dernier pays du continent à avoir aboli l’esclavage. Même le candidat à la vice-présidence du capitaine Bolsonaro, le Général Mourão, mulâtre comme la plupart de ses compatriotes, est heureux que son petit-fils contribue au « branqueamento da raça » (blanchiment de la race). L’un d’entre nous s’est-il déjà heurté à ce genre de mépris racial et social profond à l’égard de 90 % de sa propre famille ? Les mêmes problèmes historiques se retrouvent dans d’autres régions qui se distinguent par leur brutalité en Amérique centrale et dans les Caraïbes.

La seconde, moins évidente, est l’appel à Dieu. De la même manière que les États-Unis ont remplacé la Grande-Bretagne dans la consolidation coloniale espagnole, les Églises protestantes ont fait de même avec ces sociétés ultraconservatrices (propriétaires terriens et masses silencieuses de pauvres obéissants), qui avaient été façonnées par la hiérarchie précédente de l’Église Catholique. Il a fallu à certaines sectes protestantes comme les pentecôtistes et d’autres au moins un siècle de plus que le dollar et les canons. Le phénomène a probablement commencé dans les années soixante et soixante-dix : ces messieurs innocents, vraisemblablement apolitiques, qui allaient de porte en porte pour parler de Dieu, devraient avoir une traduction politique claire.

L’effet paradoxal de l’amour chrétien (cet amour radical de Jésus, un rebelle entouré de gens pauvres et marginaux de toutes sortes, qui ne croyait pas aux chances des riches d’atteindre le ciel, et qui ne recommandait pas de prendre l’épée mais de tendre l’autre joue, qui violait plusieurs lois bibliques comme l’obligation de tuer les adultéresses avec des pierres, qui fut exécuté comme criminel politique) a fini par amener la haine des gais et des pauvres, dans leur volonté de tout réparer par la fusillade. C’est le cas de candidats médiévaux comme le capitaine Jair Messias Bolsonaro et bien d’autres en Amérique latine, qui sont soutenus par un vote évangélique fort et décisif. Ces gens en transe sont trempés de sueur et pleins de cris hystériques, mais ils disent simplement avec leur langage désarticulé de haine politique et sociale dans un fanatisme aveugle que Dieu les préfère avec une arme dans les mains plutôt que dans la lutte pacifique pour la justice, le respect des différences et contre les pouvoirs arbitraires.

Au milieu de la décennie dorée euphorique des gouvernements progressistes, comme celui de Lula, nous constatons deux erreurs : l’optimisme naïf et les dangers de la corruption, et les ramifications d’un effet domino car la corruption n’était pas une création d’un gouvernement, mais plutôt une marque d’identité de la culture brésilienne. Pour ne citer qu’un cas de plus, c’est aussi le cas de l’Argentine voisine.

Il faut ajouter à tout cela que les narrateurs sociaux traditionnels d’une Amérique latine plus rance et plus puissante se trouvent au Venezuela de Maduro où l’opposition tout aussi pathétique n’est jamais mentionnée. A titre d’exemple, c’est l’excuse parfaite pour continuer à terroriser autour de sujets avec lesquels presque tous les pays du continent vivent depuis la colonie : pauvreté, crises économiques, dépossession, impunité, violence civile et militaire. C’est donc le Venezuela qui illustre la propagande brésilienne et non le Brésil de Lula qui a sorti 30 millions de personnes de la pauvreté, celui avec des super entrepreneurs, celui de « Dieu est Brésilien », le Brésil qui s’en allait manger le monde et qui avait dépassé le PIB du Royaume Uni.

C’était l’alibi parfait : pour d’autres, croire que la corruption n’a pas eu 200 ans d’exercice brutal, mais qu’elle a été créée par les cinq à dix dernières années d’un couple de gouvernements de gauche. Au contraire, ces gouvernements étaient une exception idéologique dans un continent profondément conservateur, raciste, classiciste et sexiste. Tout ce qui trouve aujourd’hui une résonance de l’Europe à l’Amérique latine, aux Etats-Unis, abandonne les idéaux des Lumières et plonge névrotiquement dans un nouveau Moyen Âge.

Nous ne savons toujours pas si cette réaction médiévale des forces traditionnelles au pouvoir n’est qu’une réaction, ou une longue tendance historique de plusieurs générations qui a commencé dans les années 80 et a trébuché il y a 15 ans.

Pour le deuxième tour au Brésil, la coalition contre Bolsonaro a déjà lancé le slogan : « Juntos pelo Brasil do diálogo e do respeito (Ensemble pour le Brésil pour le dialogue et le respect) ». Cette devise ne fait que montrer que ceux qui s’opposent à Bolsonaro au Brésil, comme ceux qui s’opposent à Trump aux États-Unis, ne comprennent pas cette nouvelle mentalité de lâcheté. Les lâches ont besoin de savoir qu’il y a quelqu’un d’autre (pas eux) qui va renvoyer les femmes dans les cuisines, les gays dans leurs placards, les noirs dans les plantations, et les pauvres dans les industries, que quelqu’un va lancer une bombe dans une favela (« mort aux chiens, mort à la colère »). Quelqu’un torturera tous ceux qui pensent différemment (surtout les pauvres noirs, les enseignants, les journalistes, les féministes, les critiques, les gens éduqués sans titres, et autres dangereux subversifs aux idées étrangères, tous au nom de Dieu) et de cette façon, quelqu’un punira et exterminera toutes ces personnes misérables uniquement responsables de la frustration personnelle des lâches.

Source :  Brazil: The Eternal Country of the Future Trapped in Its Colonial Past

traduit par Pascal, revu par Martha pour  Réseau International

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