24/11/2018 usbeketrica.com  16 min #148690

Gilets jaunes : nous sommes le peuple

Gilets jaunes : « Une émeute n'a pas vocation à devenir un parti »

L'émergence d'un mouvement comme celui des « gilets jaunes » a pris une partie des observateurs de cours. Pour prendre du recul, tenter d'y voir plus clair et s'interroger sur l'impact d'un tel mouvement dans les années à venir, Usbek & Rica s'est entretenu avec le sociologue Albert Ogien.

De quoi les « gilets jaunes » sont-ils le nom ? La question agite tout ce que la France compte de commentateurs, observateurs ou acteurs de la vie politique. Et n'épargne pas Usbek & Rica. Pour y voir plus clair et tenter de prendre du recul, nous avons sollicité  Albert Ogien. Directeur de recherches au CNRS et directeur de l' Institut Marcel-Mauss, il a notamment écrit avec Sandra Laugier  Antidémocratie (La Découverte, 2017) dans lequel il estime que l'utilisation à outrance du terme « populisme » traduit le refus de reconnaître que les citoyens peuvent prendre collectivement des décisions respectueuses de l'égalité et la justice.

On revient avec lui sur l'importance d'Internet dans l'émergence d'un mouvement difficilement définissable, qui a pourtant des points communs avec d'autres mouvements sociaux. Et si pour le sociologue les « gilets jaunes » ne vont pas s'inscrire dans la durée, il convient de mesurer ce qu'il dévoile d'une société dans laquelle les corps intermédiaires ne jouent plus leur rôle. Entretien.

Usbek & Rica : Qu'est-ce qui distingue selon vous le mouvement des « gilets jaunes » d'autres mouvements sociaux récents, comme les  Bonnets rouges ou Nuit debout ?

Albert Ogien : Il y en a plusieurs. Nuit Debout se singularisait, avec plus une moins d'intensité, par un engagement idéologique d'une certaine nature : condamnation du capitalisme, condamnation des conditions d'existence des ouvriers, avec au départ la condamnation de la loi travail, et donc du managéralisme, de la finance, de tout ce que la capitalisme provoque. Ce qui amenait les gens à se mobiliser, c'était ça.

Albert Ogien / Capture d'écran d'un entretien vidéo pour  hors-serie.net Hors-Série

Les Bonnets rouges articulaient de leur côté une revendication très organisée, notamment par le milieu patronal, qui avait des intérêts bien précis. Il y avait une organisation syndicale, agricole et patronale à l'origine du mouvement.

« Ce sont des gens qui sont plutôt des déclassés qui n'arrivent pas à vivre dignement »

En ce qui concerne les « gilets jaunes », tout le monde accepte qu'il n'y ait pas d'organisation, que des gens qui en ont assez s'auto-organisent. Donc on exclut les partis et les syndicats, et il n'y a pas non plus de référence idéologique, ce qui rend totalement incohérente la formulation de revendications. Et ça dit assez bien la singularité des « gilets jaunes », que l'on ne parvient pas à réduire à une chose.

La spécificité du mouvement touche aussi à la typologie sociale des individus qui le composent ?

C'est compliqué à établir. Je ne sais pas si des études sont en cours sur le sujet, d'autant qu'il y a aussi des gens qui refusent d'être abordés. Mais ce que l'on peut observer, c'est que ce sont des gens qui sont plutôt des déclassés qui n'arrivent pas à vivre dignement. Et c'est intéressant, puisque cela illustre le fait que le pouvoir ne prend pas en considération ceux qu'il considère comme des laissés-pour-compte. Dans l'esprit de certains dirigeants, il apparaît assez clairement qu'il y a 10 % de la population qui va passer par pertes et profits.

« Le monde change, et on voudrait que les nouveaux usages ne soient pas utilisés dans les mouvements sociaux ? »

Une autre des spécificités du mouvement, c'est qu'il comprend beaucoup de femmes, ce qui illustre également les conditions sociales des individus qui se mobilisent : on sait que la catégorie des femmes qui vivent seules avec de petits salaires ou de petites retraites et les charges qui vont avec est l'une des plus frappée par la pauvreté. Et bien évidemment, les gens qui manifestent et se mobilisent n'en ont pas l'habitude, et ne sont pas rôdés aux mouvements sociaux traditionnels et encadrés.

Parmi les spécificités du mouvement, le recours massif au selfie vidéo est frappant. La secrétaire d'Etat Emmanuelle Wargon a d'ailleurs choisi ce mode d'expression pour répondre directement à l'une des initiatrices des « gilets jaunes ». Il existe des exemples de l'usage de cet outil dans d'autres mouvements ?

Il ne faut pas exagérer avec la nouveauté : le monde change, et on voudrait que les nouveaux usages ne soient pas utilisés dans les mouvements sociaux ? L'iPhone utilisé en manifestation ou pour donner son avis sur les réseaux sociaux, c'est courant et normal puisque tout le monde s'en sert massivement. Alors évidemment, c'est neuf, mais ça n'a rien d'étonnant.

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La question de savoir ce que ça produit sur les mobilisations est très variable. La chose la plus naturelle à dire c'est que cela peut être un accélérateur. Le fait de reconnaître que beaucoup de gens sont dans une situation similaire à la vôtre peut inciter à descendre dans la rue, en cela que ça vous sort de l'isolement.

« Par clics, il ne se passera pas grand chose »

Pendant les Printemps arabes par exemple, les réseaux sociaux ont été un véritable déclencheur. Quand la peur d'être surveillé ou envoyé en prison est consubstantielle à votre existence, voir sur Internet qu'on n'est pas seul vous renforce dans l'idée qu'on peut descendre dans la rue. Parce que plus on est nombreux, moins on risque de se faire taper dessus. Malheureusement, il faut que les gens sortent et se fassent taper : il faut matérialiser l'affrontement, un pouvoir ne cède jamais comme ça. Par clics, il ne se passera pas grand chose, même si les « gilets jaunes » sont partis d' une pétition qui réunit aujourd'hui plus de 900 000 signatures, on n'a déjà oublié ses revendications.

Capture d'écran de la pétition qui a servi de déclencheur au mouvement / Change.org

Le parallèle avec le mouvement de mobilisation contre la loi travail est intéressant à faire : c'est  une pétition qui a réuni plus d'un million de signataires qui a fait bouger les syndicats. Il y a eu un effet d'entraînement de la pétition qui a donné un peu de courage aux syndicats. Ces pétitions jouent en fait le rôle d'alerte, ou de sondage d'opinion comme les sondeurs d'opinion n'en font pas. C'est de l'information politique à vif, et qui a du poids.

Assiste-t-on en ce moment à l'illustration de la désintermédiation promise par Internet et les réseaux sociaux ? On parle beaucoup de l'absence de corps intermédiaires traditionnels, mais est-ce qu'Internet joue un rôle dans ce face-à-face direct entre le peuple et ses élites ?

Ce serait idiot de répondre non à cette question. Si on prend la loi travail et Nuit debout, on voit bien le rôle des corps intermédiaires entre la pétition et la mobilisation. Mais le face-à-face direct est toujours fasciste s'il n'y a pas une mise en forme politique de la revendication. Ça ne veut pas dire qu'il n'y a que les corps intermédiaires existants qui peuvent faire ce travail.

« Un mouvement a structurellement besoin d'une mise en forme politique de la revendication »

L'exemple du Mouvement 5 étoiles en Italie est à cet égard signifiant : il a fini par se constituer en tant que corps intermédiaire. Un mouvement a structurellement besoin, s'il veut durer longtemps et obtenir quelque chose, d'une mise en forme politique de la revendication. Dans la loi travail, c'était simple : le mouvement était contre l'adoption de la loi. Il me semble qu'on a besoin d'une mise en forme politique, qui peut évidemment provenir d'ailleurs que des partis et des syndicats.

Certains parlent de jacquerie, d'autres de révolte, les « gilets jaunes » eux-mêmes mettent des mots différents sur leur mobilisation. Comment vous nommeriez ce mouvement ?

Le mot jacquerie m'est venu en tête en effet. Mais ce mouvement est trop lié à la situation politique actuelle pour que ce soit le bon terme. On est dans une situation où le gouvernement dispose de l'autorité et pas de la légitimité. Et il a donné les preuves de cette illégitimité en se coupant totalement de tout travail avec les corps intermédiaires. Il faut bien comprendre que c'est très articulé théoriquement. Emmanuel Macron pense que la seule manière de transformer le pays est de se passer des corps intermédiaires. Le fait qu'il ne souhaite pas négocier décrédibilise complètement la capacité des syndicats et des partis à prendre en charge une négociation politique, ce qui fait que les gens sont laissés dans le face-à-face et qu'ils ne font plus confiance aux organes traditionnels de la représentation.

Personnellement, je pense qu'il serait plutôt intéressant que l'exécutif tire les leçons de ça, et se rende compte de la façon dont il s'est complètement isolé de ce qui est le cours normal de légitimité politique qui est d'avoir des négociations avec les partenaires sociaux.

« C'est un mouvement assez inédit qui est le dévoilement d'un dysfonctionnement global »

Les « gilets jaunes » dévoilent cela, et dans le même mouvement en sont la résultante. Je ne sais pas si il faut le nommer, mais c'est un mouvement assez inédit qui est le dévoilement d'un dysfonctionnement global, d'un état de la réalité. Ce dévoilement est un peu sauvage, comme ce qu'il se passe à  La Réunion ou ce qu'il s'est passé dans les banlieues françaises en 2005. Là, on a affaire à une émeute, ce qui n'est pas le cas du mouvement des « gilets jaunes », qui relève plus de l'expression sauvage et politique d'une partie de la société.

Selon certains, cette expression sauvage bénéficie d'une doctrine du maintien de l'ordre moins intransigeante que celles d'autres mouvements, comme celui de la ZAD par exemple : d'où viennent selon vous les différences ?

Ce que vous décrivez est lié à une spécificité matérielle des choses. Le mouvement à ceci d'inédit que c'est la première fois que les gens manifestent au nom d'une chose : leur bagnole. Le problème, c'est que quelqu'un avec une voiture, ce n'est pas la même chose que quelqu'un à pied. C'est pour ça que leur système de blocage fonctionne bien. Les forces de police sont bien embarrassées, parce que techniquement, il compliqué d'évacuer, et que ça prend du temps. Par ailleurs, les points de blocages sont nombreux et répartis dans toute la France. Et puis ça crée des images, dont le contrôle peut s'avérer compliqué.

Par ailleurs depuis l' élection de Donald Trump, il y a une forme de culpabilité des milieux médiatiques et politiques à ne pas s'occuper du petit peuple. Aller taper sur celles et ceux qui sont le plus déconsidérés peut avoir des conséquences néfastes pour le gouvernement. C'est une équation difficile. Pour moi, les autorités jouent le pourrissement, en se disant qu'à la fin il ne restera que quelques casseurs et que la population en aura marre. La manifestation prévue de ce week-end à Paris constituera peut-être cette occasion. À ce sujet, il est étrange de voir que c'est ce qui émerge comme deuxième mobilisation massive est une manifestation à Paris. Cela montre à quel point on peut bloquer tout le pays, mais que si on ne va pas à Paris, ça ne marche pas.

Vous dites que le mouvement ne va pas s'inscrire dans la durée, pour ce faire, il faudrait qu'il se structure, qu'il se transforme en parti politique ?

Au sein des « gilets jaunes », certains évoquent déjà le fait de créer un parti. Ce qui a provoqué un certain nombre de commentaires et d'analyses qui comparaient les « gilets jaunes » au Mouvement 5 étoiles italien. Pourtant, cela n'a absolument rien à voir ! Les 5 étoiles ont quinze ans d'existence, ils se sont constitués et structurés pendant des années. Il se trouve en revanche que c'est un mouvement de citoyens qui est aujourd'hui au pouvoir : et ça, c'est insupportable pour un certain nombre de dirigeants. Mais les 5 étoiles n'ont rien demandé à personne : ils se sont présentés aux élections et 25 % des suffrages se sont portés sur eux, puis 32 % cinq ans plus tard. Luigi Di Maio, le dirigeant actuel du mouvement a été vice-président du Parlement italien pendant cinq ans, il faut être halluciné pour émettre une comparaison avec les « gilets jaunes » !

« Une émeute n'a pas vocation à devenir un parti »

Après, il peut émerger, comme pour fr.wikipedia.org en Espagne d'ailleurs, un corps qui ne prend pas la forme d'un parti mais qui fait le travail de médiation politique. Une émeute n'a pas vocation à devenir un parti : l'émeute a une fin, et les émeutiers le savent bien, ils ne se voient pas vivre pendant 10 ans en émeute. Nuit debout était à cet égard une rupture, puisque l'occupation a débuté à la fin d'une manifestation. Mais au bout de 25 jours, les gens à Nuit debout en ont eu marre.

Place de la République à Paris, pendant le mouvement Nuit debout / CC Wikimédia Commons

Pour le moment, ce que les gens ont trouvé pour prolonger leur engagement dans ces mouvements c'est de faire des partis politiques pour se présenter aux élections. Je trouve que c'est une bonne solution, mais je ne pense pas que structurellement les « gilets jaunes » puissent le faire. Notamment parce que les représentants normaux de leurs revendications existent déjà : il y a soit la France insoumise, soit le Rassemblement national. Deux partis qui ne sont pas encore discrédités puisqu'ils n'ont pas encore été à l'épreuve du pouvoir, et ont encore un rôle d'opposition : ce sont eux qui font ce boulot. En Italie, il n'y avait personne dans la position qu'occupait le Mouvement 5 étoiles.

Alors le mouvement des « gilets jaunes » pourrait évidemment se muer en insurrection civile, mais il me semble que la classe moyenne n'est pas encore suffisamment déstructurée pour qu'on en arrive là. Peut-être que dans dix ans, cela deviendra une insurrection.

Est-ce que vous pensez qu'il y a des solutions pour éviter que ce type de mouvement se multiplie ?

C'est inutile de vouloir atténuer les conflits, c'est ça qui est beau dans la vie ! Une fois qu'on a dit ça, on peut tout de même répéter, comme on le fait avec Sandra Laugier, qu'il y a un principe qu'il faut retenir parce qu'il guide nos existences : c'est celui d'égalité entre les gens. Ce principe d'égalité est le principe démocratique par excellence, et il n'est pas encore advenu, ne serait-ce qu'en ce qui concerne les revenus. Le chantier est énorme, et on assiste depuis 40 ans à une immense régression. On ne dit pas qu'il faut que ça se calme, mais qu'il est injuste que les gens soient traités de façon inégale. C'est pour cela que l'on prône la démocratie directe, réelle : parce qu'il s'agit d'une meilleure expression de l'égalité des gens.

« C'est ça qui fait la beauté de ces mouvements : ils mettent la société face à un problème qu'elle ne voit pas »

Mais même si l'on y parvient, on ne peut pas régler ou réguler les mouvements sociaux : ils éclatent et font irruption sans que personne ne puisse les prévoir. C'est ça qui fait la beauté de ces mouvements : ils mettent la société face à un problème qu'elle ne voit pas.

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