Marion d'Allard Clotilde Mathieu - Sylvie Ducatteau
Emmanuel Macron espérait l'essoufflement des mobilisations des gilets jaunes. Pari perdu : samedi, partout en France, elles ont clairement redémarré. Pouvoir d'achat, ISF, RIC, les revendications ont été une nouvelle fois rappelées à l'exécutif.
«Vous êtes où ? » « Concorde ! » « C'est officiel ? Pourquoi les organisateurs ne confirment pas ? » « Oui, c'est officiel. » « J'y suis, y a personne ! » « Ça fait une heure qu'on se gèle dans la rue. » Ce samedi matin, les commentaires postés sur la page Facebook « Acte VIII, le renouveau » s'enchaînent sans interruption. Dans leur jeu du chat et de la souris avec la police, les organisateurs des rassemblements parisiens matinaux avaient pris soin de ne pas dévoiler les lieux de rendez-vous, appelant les gilets jaunes à « patienter dans l'ouest de Paris, à gauche pour ceux qui connaissent pas ». Des petits groupes se forment autour des Champs-Élysées, éparses. « Ça commence à chauffer du côté de Concorde... » « On arrive ! » Les yeux rivés sur leur smartphone, les manifestants se cherchent dans la capitale. Ils finiront par se retrouver en début d'après-midi devant l'Hôtel de Ville. Point de départ officiel d'un cortège qui doit rallier l'Assemblée nationale. Un parcours déposé en préfecture, sévèrement encadré par les compagnies de CRS. Sur la place du Châtelet, à quelques encablures de la mairie, ils sont des centaines à patienter dans le calme avant le top départ.
Boris Horvat/AFP
Les marées humaines de l'acte VIII partout en France
Par petits groupes éparpillés dans toute la France, les gilets jaunes ont ainsi multiplié, ce jour-là, les marées humaines de l'acte VIII. Nantes, Bordeaux, Rouen, Toulouse, Dijon, Lyon, Marseille... les cortèges étaient deux à quatre fois plus nombreux que la semaine précédente : près de 50 000 gilets jaunes recensés dans toute la France par le ministère de l'Intérieur, contre 32 000 la semaine dernière. En somme, les vœux du président n'ont convaincu personne. Répartition des richesses, amélioration des conditions de travail, protection des travailleurs, justice fiscale, représentativité parlementaire, démocratie directe, souveraineté monétaire, référendum d'initiative citoyenne (RIC), critique des médias de masse... dans les cortèges, les revendications, loin de la seule lutte pour le pouvoir d'achat, investissent désormais tous les champs politiques et sociaux.
Dans les rues de Nantes, Catherine est là pour ses enfants. Elle est en colère de devoir, à chaque fin de mois, remplir le frigo de son fils. Avec 1 400 euros de salaire et un loyer de 750 euros, celui-ci ne s'en sort pas. Les 100 euros promis par l'exécutif aux smicards, il ne les touchera pas. « Il est temps de prendre l'argent là où il y en a ! » dit-elle. À Paris, Denise et Frédéric sont venus « de la banlieue sud » avec leur fils de 18 ans. « On est encore là parce qu'on n'a pas obtenu grand-chose », explique la mère de famille. « L'augmentation des taxes touche toujours les mêmes, c'est l'appauvrissement général », poursuit-elle en appelant à la démission d'Emmanuel Macron. « Oui, mais c'est surtout ce système qu'il faut mettre à plat », l'interrompt Frédéric, qui reconnaît chez les gilets jaunes « un fond anticapitaliste ». Un sentiment que partage Mélanie. Salariée, « dans une situation confortable », elle voit pourtant quotidiennement les conséquences d'un système qui marche sur la tête.
« Ne pas laisser la France aux mains des banquiers »
Depuis « trop longtemps nous avons laissé notre conscience de côté, aujourd'hui on doit réparer, prendre notre avenir en main pour nos gosses, car tous les jours les choses s'aggravent ». William est au chômage depuis quelques semaines, il a en travers de la gorge le décret renforçant les sanctions contre les chômeurs tombé la semaine dernière. « Mon permis de conduire a été suspendu pour cinq mois et si on me propose un poste qui exige un permis, je n'ai pas le droit de le refuser sinon je serai radié », dénonce ce technicien d'assainissement. Jeudi dernier, à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), une dizaine de gilets jaunes se sont d'ailleurs postés devant une agence Pôle emploi pour dénoncer « une criminalisation des chômeurs et de la pauvreté ».
À Paris, entre les pancartes pro-Frexit, les banderoles enjoignant à ne pas « laisser la France aux mains des banquiers » et les drapeaux français, au son de la Marseillaise entonnée çà et là, Florian fait une pause. « Ah, la CGT ! Allez les gars, faut faire la grève ! » lui lance un manifestant. Gilet jaune au nom du syndicat sur le dos, le salarié de la Mairie de Paris opine du chef. « Je suis syndicaliste et gilet jaune, et on est beaucoup dans ce cas-là », explique-t-il. Pour lui, pas question de parler d'essoufflement du mouvement. « C'est que le début », affirme ainsi celui qui prédit que la réforme annoncée des retraites ou celle de la fonction publique vont renforcer considérablement la colère. « Ce gouvernement détruit tout, on doit tous descendre dans la rue, les syndicats aussi, c'est un mouvement politique profond. » À Martigues (Bouches-du-Rhône), les gilets jaunes et stylos rouges ont même appelé à une manifestation commune autour de sept revendications partagées : suppression des taxes et de la TVA, hausse générale des salaires, des pensions et des minima sociaux, accès à la santé et aux soins pour tous, rétablissement de l'ISF et fiscalité équitable pour les contribuables comme pour les PME et PMI, développement des services publics et consultation régulière des citoyens.
Marqueur du mouvement, la mobilisation sur le Web se conjugue aussi dans les rues. De nouveaux appels se lancent sur Facebook : « Manifestation régionale des gilets jaunes du Grand-Ouest », samedi prochain ; chaîne humaine du nord au sud et d'est en ouest de l'Hexagone... « Ça ne s'essoufflera pas », disent-ils, partout en France. « Nous ne sommes pas une minorité : 55 % des Français souhaitent qu'on soit dans la rue », affirme Mathias, à Nantes. Confirmation sur Periscope, en direct depuis Clermont-Ferrand. « Nous avons fait une pause mais nous n'avons pas renoncé », renchérit Karine. En famille, elle a profité de la trêve des confiseurs pour organiser un nouveau point de résistance à proximité de son village. Ce samedi matin, ils étaient une dizaine autour du feu. À Paris, c'est Pierre qui filme le cortège parisien en route vers l'Assemblée nationale. « Je filme et je diffuse sur les réseaux sociaux. Pour montrer qu'on est très nombreux, qu'on est toujours là, pour partager ce moment avec tous ceux qui n'ont pas pu venir. » En dehors des rendez-vous hebdomadaires, les gilets jaunes savent qu'ils vont devoir préciser et structurer leur avenir. Beaucoup ne croient pas en une traduction politique du mouvement par une liste aux européennes, mais d'autres y voient une possibilité de faire émerger leurs combats. Quant à la consultation proposée par Emmanuel Macron à partir du 15 janvier, la méfiance prime. « Ils vont chercher à nous endormir. La confiance est rompue depuis qu'on nous envoie les gilets bleus pour discuter », explique une manifestante.
Des centaines de femmes gilets jaunes se sont rassemblées hier matin sur la place de la Bastille à Paris et dans plusieurs villes de France. B. Guay/AFP
Pour dénoncer « l'usage incompréhensible » de la violence et des armes par les CRS et la brigade anticriminalité, les femmes, visage maquillé de rouge sang, ont pris la tête du cortège nantais. « Ça gaze devant ! On va se prendre le nuage ! » À des kilomètres de là, Kevin remonte les quais parisiens de la Seine à contresens. Les yeux rougis. « Les CRS m'ont pris mes lunettes, j'ai perdu les gens avec qui j'étais », explique cet Alsacien qui manifeste pour la deuxième fois dans la capitale. « Je me bats pour ma grand-mère, qui touche 600 euros de retraite, et pour tous les gamins. » Lui qui n'a jamais voté croit dur comme fer à la victoire des gilets jaunes : « C'est de mieux en mieux organisé, on va y arriver ! » Loin, très loin, de se résumer à une poignée de « factieux » qui voudraient « détruire la République », dixit le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux, le mouvement des gilets jaunes est bien entré, samedi, de plain-pied dans la nouvelle année.
La consultation du CESE trollée par la droite
« Gilets jaunes : l'abrogation du mariage pour tous, revendication n° 1 de la consultation en ligne », pouvait-on lire hier dans les médias, comme si les priorités du mouvement avaient radicalement changé. Or cette initiative lancée mi-décembre par le Conseil économique, social et environnemental (Cese) a donné lieu à une importante mobilisation des réseaux de la Manif pour tous. En témoignent les mails de différents collectifs, mais mentionnant à chaque fois le contact de Frigide Barjot, en circulation. C'est ainsi une « contribution » pour l'abrogation de la loi Taubira qui est arrivée en tête avec près de 5 900 votes sur les 260 854 recensés par la plateforme dédiée (31 040 participants). Ce n'est pas la seule proposition absente des ronds-points à se retrouver en bonne place. « La fin des subventions dans l'éolien » y fait, par exemple, son apparition.
Courtesy of L'Humanité
Source: humanite.fr
Publication date of original article: 07/01/2019