13/08/2019 tlaxcala-int.org  18 min #160307

The guardian : Décès de Toni Morrison, auteur et lauréat du Pulitzer, à l'âge de 88 ans

Postscriptum : La vérité de Toni Morrison

 Hilton Als

Elle avait vu il y a des années la folie dans laquelle nous vivons aujourd'hui

Toni Morrison (1931-2019) par Katy Horan,  Literary Witches.

Quand elle vous regardait et s'adressait à vous par votre prénom, elle faisait sonner cela comme une promesse, une promesse qui se tenait du côté de tout ce qui était juteux, intelligent, noir, amusé, à vous. Autrefois, quand les dames étaient "de couleur" et qu'elle n'était elle-même qu'une enfant, elle avait appris de ces dames, probablement, le même regard d'incrédulité qui roulait des yeux, lèvres serrées, qu'elle employait quand elle racontait une erreur flagrante de jugement de la part de quelqu'un d' autre, ou une stupidité proférée par quelqu'un ou dont il ne se doutait pas qu'il était sur le point de la proférer. Après qu'elle vous avait jeté ce genre de regard, vous n'aviez plus aucune envie de dire quoi que ce soit de stupide. Si elle vous recevait comme un ami - et c'était rare dans un monde où tant de gens voulaient lui prendre son temps et estimaient qu'ils avaient droit à son temps, étant donné le caractère intime de sa voix - elle était accueillante mais réservée. Puis, si vous aviez eu la chance de remplir les critères qu'elle exigeait de tous ses amis, dont la capacité de rire fort et longtemps de votre propre folie, et de la sienne aussi, elle était moins réservée, puis très franche : il n'y avait pas de temps pour autre chose que la franchise.

Un jour, elle m'a dit que lorsqu'elle était une jeune mère célibataire élevant ses deux garçons, elle allait regarder ses enfants pendant qu'ils dormaient. Ici, Toni, l'ancienne étudiante-actrice, s'agrippait à son chemisier pour exprimer son émerveillement et son abnégation quand elle regardait ses enfants. « C'est ainsi que je me voyais moi-même à l'époque », dit-elle, le rire se mettant à jaillir de sa poitrine. Parce que, en vérité, ses enfants n'appréciaient pas du tout. En effet, un de ses garçons lui a demandé de ne pas errer dans la pièce comme ça la nuit, ça lui faisait peur. Et là, elle éclatait d'un rire qui se moquait de l'idée même de la perception de soi, sans parler de l'auto-dramatisation : elles étaient toujours esquintées par la réalité d'autrui.

C'était une conversationniste merveilleuse avec de belles mains : les manucures soignées étaient l'une de ses rares indulgences après une vie passée à s'occuper des autres, à faire la vaisselle, le ménage, le rangement. Lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois, en 2002, elle n'avait plus à ranger le désordre des autres. Comme les femmes plus âgées qu'elle décrivait si joliment dans L'œil le plus bleu, elle était, à ce moment-là, de fait enfin libre. Libérée de la responsabilité d'avoir à faire plaisir à quelqu'un d'autre qu'à elle-même. Elle était excitée d'être elle-même. Lorsque vous lui rendiez visite ou que vous la rencontriez lors d'un événement, elle s'asseyait et racontait des histoires. Elle le faisait sans l'aide d'un iPhone pour vérifier certains détails. Les détails étaient dans sa tête ; elle était écrivaine. Comme elle décrivait ceci ou cela, elle vous captivait non seulement par le choix de ses mots, mais aussi par le flot continu de rires qui soutenait ses mots, jusqu'à ce que, à la fin de l'histoire, lorsque la scène, les gens, le temps, étaient à vos pieds, elle produise une fusillade de gloussements qui s'élevaient et retombaient, puis disparaissaient quand elle hochait la tête.

Plus de vérités : elle n'avait pas aimé quelque chose que j'avais écrit sur un de ses livres dans un article de mes débuts et elle l'a dit. Nous étions assis dans un grand restaurant vide près de chez elle, dans le comté de Rockland. Elle nous y avait conduits avec une vitesse et une force qui m'avaient choqué, mais, encore une fois, pourquoi cela aurait-il été le cas ? C'était Toni Morrison. C'était l'une des premières fois que nous étions seuls. (Auparavant, nous nous rencontrions toujours par l'intermédiaire d'amis.) Quand elle a dit que mes critiques lui déplaisaient, je me suis retourné : je ne savais vraiment pas à qui elle parlait, et je le lui ai dit. La personne qui avait écrit ce qu'elle n'aimait pas était quelqu'un dont je ne me souvenais pas, quelqu'un avec qui je ne m'identifiais plus, une personne qui avait probablement essayé de se grandir parce que les fourmis pensent toujours qu'elles sont plus grandes en rampant sur l'épaule des géants. Après que j'ai dit ma version de tout ça, elle a dit qu'elle comprenait. Et puis la conversation a commencé sérieusement, mais pas avant que j'aie eu un autre choc, en réalisant ceci : J'avais blessé Toni Morrison. Toni Morrison pouvait être blessée.

Quand vous étiez avec elle, la légendaire éditrice apparaissait, et elle voyait votre vraie dimension en tant que personne, et ce que vous pouviez faire, ou ce qu'elle pensait que vous pouviez faire, parce qu'elle est arrivée dans l'édition quand l'édition était synonyme de soin [orig. care, NdT]. Je pense qu'elle se préoccupait de ma tendance à m'inquiéter et à ne pas prendre trop de place en tant qu'écrivain, à laisser les autres passer en premier, à tracer un voile entre moi et le monde par honte, peur et frénésie. Elle avait probablement vu cette tendance chez un certain nombre d'écrivaines qu'elle a nourries au fil des ans et chez certains artistes gays noirs, comme Bill Gunn, qu'elle avait aussi aimé. (Quand il était malade du SIDA, elle est allée le voir à l'hôpital avec un de ses fameux gâteaux. « Je savais qu'il ne pouvait pas manger ce gâteau, » dit-elle. « Mais il était heureux d'avoir ce gâteau. ») Alors quand vous sortiez, elle vous applaudissait. Une fois, je suis allé avec un ami faire faire des chaussures par un cordonnier. Quand les chaussures ont été finies, Toni m'a vu les porter à un dîner. Je lui ai raconté l'histoire. Elle m'a regardé, s'est extasiée et m'a dit : « C'est ça, mes chaussures. »

L'audace peut rendre solitaire, mais elle ne s'est jamais plainte de solitude. Elle parlait du monde comme s'il était en conversation avec elle. Je n'ai encore jamais rencontré quelqu'un qui puisse "lire" les médias avec autant de rapidité et de bon sens qu'elle. Elle a vu la folie dans laquelle nous vivons maintenant il y a des années à cause de certaines tendances dans les reportages et dans la littérature. « La complexité de ce qu'on appelle l'individu, dont on fait l'éloge depuis des décennies en Amérique, s'est en quelque sorte réduite au " moi " », a-t-elle dit.

En tant qu'étudiante magnifique à l'Université Howard, dans les années 1950, Toni a joué un peu avec les Howard Players, un groupe animé alors par notre ami commun, le regretté et grand réalisateur et écrivain Owen Dodson. Il m'a dit quelle superbe actrice elle avait été, belle dans la forme et la voix, et c'est toujours intéressant pour moi de voir combien de femmes écrivaines que j'ai admiré - Colette, Jean Rhys, Jamaica Kincaid, Toni- ont, sans le savoir, commencé à se chercher, à chercher leurs voix d'écrivaines, sur scène. Jouer et chanter exigent de l'interprète qu'il fasse deux choses simultanément : être soi-même et ne pas être soi-même mais un personnage, donner vie à un scénario qu'on n'a pas écrit.

Bien sûr, cette condition n'est pas inconnue des femmes en général, et quand Toni avait coutume de dire : « Je ne voulais pas grandir pour devenir écrivain, je voulais grandir pour devenir adulte », elle disait beaucoup. Parce qu'être adulte, c'est prendre au sérieux la race humaine et le rôle qu'on y joue. Elle a écrit ce qu'elle a appelé la "littérature de village" pour la tribu, c'est-à-dire les Noirs. Pour être compris dans la diaspora que nous appelons la vie noire, il faut un haut degré d'alacrité intellectuelle et de finesse technique : les Noirs parlent de nombreuses langues en partie parce qu'ils ont dû survivre à de nombreuses cultures dominantes différentes pour vivre, sans parler de prospérer, faire des choses, pour laisser une marque. Il faut être un artiste extrêmement ambitieux pour dire que je parlerai à ces gens - mon peuple - d'une voix que nous pouvons tous comprendre, ensemble, juste nous, et si quelqu'un d'autre veut suivre, ils peuvent le faire. Pour ce faire, Toni a fermé la porte à ce qui préoccupe beaucoup trop d'écrivains et d'artistes de couleur lorsqu'ils font, directement ou indirectement, de la "blanchitude" leur sujet. Toni a donné un coup de pied au patriarcat et l'a envoyé valser avec à peine un regard en arrière.

Une partie de l'extraordinaire puissance de Sula est que c'est un monde où les hommes ne sont pas au centre. C'est le son des voix de femmes qui prime, qui fait l'histoire. Dans environ les deux tiers du livre, Sula, une artiste sans art, une femme de couleur libre, retourne dans la ville où elle a grandi et où elle a été élevée, en partie, par sa grand-mère Eva.

Sula se jeta sur le lit d'Eva. "Le reste de mes affaires viendra plus tard."

"J'espère bien. "Ces petites queues en fourrure ne vont pas te servir à grand-chose, pas plus qu'au renard qui les avait."

"Tu dis bonjour aux gens que t'as pas vus depuis dix ans ?"

« Si les gens disaient où ils sont et quand ils viennent, alors les autres pourraient s'y préparer. Sans ça - si c'est pour te tomber dessus sans crier gare - faut bien qu'ils prennent les choses comme elles viennent. »

"Comment tu vas, Grand-maman ?"

« On fait aller. Bien aimable de t'en soucier. Tu traînais pas, quand tu voulais quelque chose. Quand t'avais besoin d'un peu de monnaie ou... »

« Viens pas me dire tout ce que tu m'as donné, grand-maman, et tout ce que je te dois Mamma, et combien je te dois ou rien de tout ça. »

"Oh ? Il parait que je dois pas en parler ?"

"OK. Parles-en."

« Y a pas dix secondes que t'es dans la maison depuis 10 secondes et déjà tu commences. »

"Faut être deux, grand-maman."

« Eh bien, empêche ta bouche de commencer ce que ton cul ne peut pas suivre. Quand est-ce que tu vas te marier ? Tu as besoin d'avoir des bébés. Je vais te caser. »

"Je ne veux avoir personne d'autre. Je veux m'avoir, moi."

"Egoïste. Aucune femme n'a rien à faire à traîner sans un homme."

"Tu l'as fait."

"Pas par choix."

"Maman aussi."

« Pas par choix, j'ai dit. Tu n'as pas le droit de vouloir rester toute seule. Tu as besoin... Je vais te dire ce dont t'as besoin. »

Sula se redressa.

« J'ai besoin que tu fermes ton clapet. » « Personne ne me parle comme ça. Personne... »

« Moi, si. C'est pas parce que t'as été assez salope pour te couper la jambe qu'il faut nous botter le cul avec le moignon. »

« Qui dit que je me suis coupé la jambe ? »

« Eh bien, tu l'as mise sous un train pour toucher l'assurance. »

« Attends un peu, menteuse, garce ! »

« J'attends. »

« La Bible dit d'honorer ton père et ta mère pour qu'ils jouissent longtemps de la terre que Dieu t'a donnée. »

« Maman a dû sauter ce passage. Elle n'a pas duré si longtemps. »

« Gueule d'enfer ! Dieu va te foudroyer ! »

« Quel Dieu ? Celui qui t'a regardée brûler Plum ? »

« Me parle pas de brûler. Tu as regardé ta propre mère. Sale punaise ! C'est toi qui aurais dû brûler ! »

« Mais c'est pas le cas. T'entends ? C'est pas le cas. S'il y a encore des feux ici, c'est moi qui les allumerai ! »

« Le feu de l'enfer, on ne l'allume pas et il brûle déjà en toi... »

« Tout se brûle en moi, c'est à moi ! »

« Amen ! »

« Et je foutrai cette ville en l'air et tout ce qu'il y a dedans avant que tu puisses l'éteindre ! »

« L'orgueil s'en va avant la chute. »

« Qu'est-ce que je m'en fous de la chute ? »

[Sula, traduit de l'anglais par Pierre Alien, Chr. Bourgois, éd. Kundle, 2015, pp. 101-106]

Le caractère brillant de cette conversation réside dans son économie et dans la réalité du discours des femmes : si vous avez grandi près de ces types de personnages, c'est comme si vous écoutiez une transcription d'un dialogue que vous avez entendu dans l'intimité de votre propre maison ou de celle d'un parent. Sula montre son cul pour montrer sa colère, et plus encore.

Quand Toni parlait d'écrivains et de livres qu'elle admirait, comme "Invisible Man" de Ralph Ellison, elle faisait savoir qu'elle était un peu ennuyée par le présupposé d'Ellison que son protagoniste n'existait pas dans le monde car les blancs ne le voyaient pas. La protagoniste d'Ellison n'était pas invisible pour elle, dit-elle, elle connaissait ces types. Et elle nous a montré comment ses autres personnages connaissaient ses hommes : parfois en colère, parfois en conflit, toujours avec grand intérêt. Elle a retourné le miroir du monde - son monde - sur eux et, ce faisant, a forcé ses personnages masculins à faire ce que les hommes noirs n'étaient pas censés très bien faire dans la vie réelle : rester, ne serait-ce que pour un temps. Et en les faisant rester, ils ont changé les choses, même s'ils étaient fous, comme Shadrack, dans "Sula" (1973), ou Plum le maudit, dans le même roman, ou le tyrannique Macon Dead II, dans "Song of Solomon" (1977), ou le mort Bill Cosey, dans "Love" (2003), ou Frank Money, un Ulysse contemporain en recherche de sa sœur, dans "Home" (2012). Le fait est que les hommes étaient engagés, ils étaient vus.

Dans "Tar Baby" (1981), on rencontre Jadine, une mannequin noir qui tombe amoureuse de Son, un rebelle. La classe, l'un des grands sujets inexplorés de notre vie noire usaméricaine disparate, est ce qui les sépare, finalement, mais je ne pense pas que même James Baldwin, l'ami de Morrison, l'ait vu. Dans une interview que Baldwin a donnée à Quincy Troupe vers la fin de sa vie, il a dit que Toni était une allégoriste, mais ce n'est pas vraiment vrai. Baldwin a grandi en tant que romancier à l'époque de "From Here to Eternity" [Tant qu'il y aura des hommes, film de Fred Zinnemann, 1953] et "The Naked and the Dead"[Les Nus et les Morts, film de Raoul Walsh, 1958]- une époque définie par une "prose musclée" et des histoires empreintes de réalisme. Baldwin s'est perdu dans l'atmosphère de Toni, dans laquelle elle se perdait parfois aussi. En 1981, dans une interview, elle dit : « Je dois avouer, cependant, que je me désintéresse parfois des personnages et que je m'intéresse beaucoup plus aux arbres et aux animaux. Je pense que je fais preuve d'une grande retenue, mais mon éditeur m'a dit : "Arrêtez cette histoire de beauté ». Et je lui ai dit : "Attendez, attendez que je vous parle de ces fourmis. " »

Postscript

Toni, une jardinière passionnée, était une naturaliste dans un monde où la nature avait été maltraitée et utilisée pour le commerce, tout comme les corps qui la récoltaient étaient utilisés pour le commerce. La nature apparaît à travers les fissures de plusieurs de ses livres. Parfois, les fleurs ne poussent pas dans ses histoires, parce que la vie est rabougrie à un endroit ; parfois, les ordures qui entourent la vie jetée aux orties deviennent une sorte de jardin. Fermez les yeux et souvenez-vous de la pauvre Pecola Breedlove condamnée, à la fin de L'œil le plus bleu, qui picore parmi tout ce verre brisé, avec son rêve de beauté -beauté blanche - contribuant à sa chute. Ou le paysage outrageusement luxuriant qui compose le terrain de l'Isle des Chevaliers, dans "Tar Baby", ou le bois et la plaine dans "A Mercy" (2008) : le monde extérieur est beau et reste beau, même quand on y met la main. Parfois, quand je la lis, je pense à cette remarque extraordinaire de Diane Arbus, quand elle décrit la beauté et le désespoir qu'elle a trouvé en photographiant dans les colonies nudistes : « C'est comme si, après la Chute, Adam et Ève avaient supplié le Seigneur de leur pardonner et Lui, dans son exaspération sans bornes, avait dit : "Très bien, alors. Restez. Restez dans le Jardin. Devenez civilisés. Procréez. Bousillez-le'. Et ils l'ont fait. »

La grandeur de Toni en tant que romancière tenait beaucoup à son talent - sa grande habileté - à montrer comment nous avons gâché le paysage, non seulement dans le monde mais en nous-mêmes. L'esclavage était une façon de le bousiller, bien sûr, et l'énorme blessure au centre de Beloved (1988) a à voir avec la façon dont l'esclavage a non seulement tué des corps, mais a bousillé nos esprits, créant ainsi un mode de pensée particulièrement usaméricain. En raison de cette histoire, les personnages de Toni vivent dans ses histoires et se tiennent en dehors de l'action en même temps. Son dernier chef-d'œuvre, "A Mercy" [Un don], est un roman sur l'institution mentale de l'esclavage dans ce pays, mais, à un autre niveau, le livre traite des voix et comment ces voix remplissent un nouveau paysage usaméricain de différence : Nous venons tous d'ailleurs, alors qu'est-ce qui fait un USAméricain ?

L'une des voix les plus puissantes de "A Mercy" appartient à Florens, une jeune femme dont la recherche de l'amour la conduit dans des lieux assez dangereux, dont une profonde vulnérabilité du cœur. On l'entend dans sa voix, surtout après que son amant, le Forgeron, l'a abandonnée dans la plantation où elle est esclave.

Depuis votre départ sans adieu, l'été passe, puis l'automne, et avec le déclin de l'hiver, la maladie revient. Pas comme avant avec Sorrw mais avec Sir..... Tu ne sais probablement pas du tout à quoi ressemble ton dos, quel que soit le ciel : lumière du soleil, lever de lune. Je m'y repose. Ma main, mes yeux, ma bouche. La première fois que je le vois, tu es en train d'activer le feu avec des soufflets. L'éclat de l'eau coule le long de ta colonne vertébrale et je suis choquée par moi-même pour mon envie de lécher là.

La Florens de Toni est une voix imaginaire enracinée dans la brillante capacité et le désir de l'auteure de ressentir ce que la chair ressent en dehors de sa propre expérience, et ce qu'il faut pour que l'amour survive, même quand il a été abandonné. Son travail est un argument plus que crédible pour le pouvoir de l'invention. « Cessez de penser à sauver la face », dit-elle, dans son discours du prix Nobel de 1993. « Et dites-nous votre monde particulier. Inventez une histoire. » Elle a inventé des histoires, d'accord, des contes qu'elle a développés dans un contexte clairement littéraire. En effet, on ne lui reconnaît pas assez le mérite d' être une grande moderniste, l'égale des modernistes qu'elle admirait et dont elle parlait à l'université : Faulkner et Virginia Woolf. Elle adorait aussi Gabriel García Márquez, un autre romancier qui s'intéressait au pouvoir corrosif et rédempteur des phénomènes naturels, de la vie végétale et de la terre. Une fois, elle m'a demandé ce que je pensais de son travail. J'ai avoué que je ne l'avais pas lu depuis longtemps. Elle a souri et dit : « Moi ? Je dévore tout de lui. »

Ce que ces artistes ont en commun, bien sûr, c'est la grandeur de l'intention façonnée par certaines idées de ce que la fiction peut faire et devrait faire pour le lecteur de livres littéraires. Dès le début, Toni travaillait à plusieurs niveaux à la fois, mais la complexité de la pensée - les idées dans la fiction - était au centre de ses préoccupations. Le désir de trouver la plasticité du langage, ce qui peut se plier et s'écouler avec les pensées et les sentiments d'un personnage, était à peu près égal à cela. C'est différent d'être postmoderniste. En tant que postmoderniste, elle aurait dû s'immiscer dans l'histoire avec ses propres observations et commentaires, et où serait la fiction là ? Si elle voulait créer un monde fracturé, comme elle l'a fait dans "Jazz" (1992), la fracture devait exister dans le tissu lui-même, pour ainsi dire, c'est-à-dire dans un récit qu'elle avait façonné et contrôlait.

Elle croyait que raconter des histoires était la meilleure façon "d'apprendre quoi que ce soit". Une partie de ce à quoi les lecteurs réagissent dans son travail est la façon dont elle leur donne le droit d'auteur sur leur propre vie. Et elle a créé l'illusion, parfois, que ses personnages arrivaient à votre porte, tout entiers. (Elle avait l'habitude de plaisanter en disant que Pilate, dans Le Chant de Salomon, était si présente quand elle écrivait son roman qu'elle devait rappeler à la brillante matriarche que c'était son livre). Mais aucun d'entre eux n'aurait pu trouver sa liberté sans son extraordinaire discipline. C'est la discipline qui sous-tend son art qui nous a permis d'entendre ses citoyens fictifs parler entre eux et avec eux-mêmes, permettant ainsi aux lecteurs de Toni de se parler à eux-mêmes et de s'écouter aussi.

Pourtant, peu importe l'isolement individuel des personnages de Toni, on leur donne généralement l'occasion de parler à quelqu'un d'autre ; c'est une façon pour elle de nous montrer leur complexité dans le monde. Claudia et Pecola, dans "The Bluest Eye" ; Nel et Sula, dans "Sula" ; Milkman et Guitar, dans "Song of Solomon" ; Jadine et Fils, dans "Tar Baby" ; Sethe et Denver et Beloved, dans "Beloved" ; Joe et Violet et Dorcas, dans "Jazz" ; les femmes dans "Paradise" - tous ces êtres sont à la fois seuls et composés de multiples intentions, de haine, de création et de destruction, de haine et d'amour, d'espérance, et de conneries. Parfois l'amour est le plus fort entre deux hommes, parfois entre deux femmes, et des fois, maintenant, je me demande ce que cela aurait été pour elle de créer un monde aussi fluide que son langage, un monde où le genre n'aurait pas été vu en opposition ou en soutien à lui-même et aurait juste été. Quelle chose intéressante et provocante à dire, aurait-elle pu dire. Et puis elle aurait peut-être empoché l'idée, peut-être, pour s'en servir plus tard, probablement, dans un autre roman unique en son genre.

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  newyorker.com
Publication date of original article: 08/08/2019

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