On a parlé de consommation compulsive, d'avions low-cost, d'extension de garantie, d' Amazon, du secteur de la logistique comme « nouvelle classe ouvrière du XXIe siècle », d'effondrement ou encore de dictature verte avec le sociologue Razmig Keucheyan, auteur du livre Besoins artificiels, Comment sortir du consumérisme (La Découverte, Zones, 2019).
Seule une minorité d'entre nous peut, aujourd'hui, observer la nuit étoilée. La pollution lumineuse, aussi dénoncée pour ses nuisances sur la santé et sur l'environnement, soulève une question : quel seuil fixer pour que l'éclairage artificiel, besoin légitime, ne soit pas - avec des lampadaires allumés toute la nuit dans une rue peu empruntée - un éclairage excessif, source de pollutions ? De quoi avons-nous vraiment besoin ? Partant de ce sujet peu traité, le sociologue Razmig Keucheyan, auteur du livre Besoins artificiels, comment sortir du consumérisme (Zones, 2019), déroule son argumentaire. À l'heure de l'urgence climatique et de la nécessaire transition écologique, nous produisons et consommons trop. Le sociologue pointe le capitalisme, productiviste et consumériste, qui nécessite que soient mises sur le marché des marchandises nouvelles, et que soient générés des « besoins artificiels » toujours nouveaux. Il propose une feuille de route à la dimension politique assumée, pour inviter à « combattre le capitalisme sur son propre terrain » et trouver ainsi des solutions à la crise environnementale.
Usbek & Rica : Comment peut-on définir ce qu'est un besoin « artificiel », qu'il ne serait plus légitime de satisfaire, tout en respectant la liberté de chacun ?
Razmig Keucheyan : On pourrait dire évidemment que chacun a sa propre définition, mais on ne s'en sortirait pas. Il faut une base commune parce que la transition écologique est indispensable. J'appelle « besoins artificiels » des besoins qui, d'une part, ne sont pas soutenables sur le plan écologique, qui donnent lieu à une surexploitation des ressources naturelles, des flux d'énergie, des stocks de matière première ; et d'autre part, des besoins dont l'individu ou la collectivité sent d'une manière ou d'une autre qu'ils endommagent la subjectivité, des besoins qui ne donnent pas lieu à des formes de satisfaction durable. Des besoins aliénants, en quelque sorte. L'obsession pour le dernier gadget, le dernier vêtement, la dernière voiture, cette obsession pour la nouveauté inhérente au système capitaliste est une dimension du caractère artificiel des besoins. C'est la définition du besoin artificiel néfaste.
« Voyager est un besoin artificiel, pas forcément néfaste, mais qui le devient quand on voyage avec des avions low-cost »
Mais tout ce qui est artificiel ne l'est pas forcément. Le voyage, par exemple : très répandu, il n'est pas un besoin vital, mais certains le considèrent comme un besoin essentiel. Pourtant, c'est un besoin advenu au cours de l'histoire, et c'est une construction culturelle : on ne voyage pas dans toutes les sociétés. Voyager est un besoin artificiel, pas forcément néfaste, mais qui le devient quand on voyage avec des avions low-cost... Il y a donc une frontière à définir entre le voyage comme besoin artificiel, qu'on pourra continuer à effectuer dans le cadre de la transition écologique, et celui qui devient néfaste dès lors que les émissions de gaz à effet de serre des avions low-cost deviennent insoutenables sur le plan environnemental.
Vous invitez à délibérer collectivement afin de définir cette frontière-là...
La thèse que je défends, et qui est celle d' André Gorz (philosophe ayant porté en France l'écosocialisme, ndlr), c'est qu'à part les besoins vitaux eux-mêmes - respirer, manger, dormir, se protéger du froid, boire - une part significative de nos besoins sont construits historiquement, culturellement. Et s'ils sont construits, ils évoluent, et ils sont aussi l'objet d'une délibération politique. Quel besoin est négociable et quel autre ne l'est pas ? Qu'est-ce qui est politique et culturel ou bien de l'ordre de la biologie ? Ce qui est intéressant, c'est que tout est mélangé et que les choses ne sont pas aussi claires pour celui ou celle qui ressent les besoins.
Vous donnez l'exemple du confort thermique. Une loi d'octobre 1979 fixe à 19°C la température dans les logements, bureaux et lieux d'enseignement. Une loi antérieure la fixait à 20°C. La loi peut donc évoluer pour définir les besoins.
S'il fait trop froid, un organisme ne survit pas, il y a un besoin vital qu'il n'est pas question de négliger. Mais les normes du confort thermique ont aussi évolué dans l'histoire. Il y a donc un jeu possible avec ces besoins vitaux. Si le besoin est historique, il est politique : ça veut dire qu'on peut réguler, déréguler, re-réguler si besoin, le tout au nom de la soutenabilité écologique et du fait que certaines options sont préférables à d'autres. Qui dit confort thermique dit dépenses énergétiques : la question est de savoir d'où vient l'énergie, comment on la répartit équitablement entre les citoyens etc. On touche là à la dimension politique de la satisfaction des besoins : comment on utilise les ressources limitées à notre disposition pour que les besoins soient satisfaits équitablement pour tout le monde.
Vous consacrez un chapitre détaillé aux troubles de la consommation compulsive. Que nous apprennent-ils sur notre société consumériste ?
La consommation compulsive est une pathologie, il s'agit de cas graves. Mais lire la littérature psychiatrique m'a intéressé parce qu'il m'a semblé qu'on pouvait en apprendre davantage sur la consommation en général. L'une des solutions que préconisent les psychiatres pour essayer, si ce n'est de guérir, au moins de contrebalancer les comportements consuméristes compulsifs, c'est de socialiser la consommation. De faire en sorte que les individus sujets à la consommation compulsive puissent par exemple aller faire des achats avec quelqu'un ou plusieurs autres personnes, ou que ces personnes puissent « objectiver » les sentiments qui les animent quand ils consomment compulsivement en tenant un journal de bord de la consommation lu par d'autres. Pour la guérir, il faut donc à la fois objectiver et socialiser la consommation. En somme, ce n'est que par le collectif, par l'interaction avec autrui, que l'on arrive à se ressaisir et à faire en sorte que l'individu ne soit plus en tête-à-tête avec la marchandise. Je trouve que c'est une grande leçon qui peut s'appliquer pour diminuer les niveaux de consommation.
Mais ça veut dire quoi, concrètement, « sortir du tête-à-tête avec la marchandise » ?
Il faut être créatif et faire de la futurologie. Aujourd'hui, l'individu est dans un supermarché seul, il va éventuellement décider de ce qu'il veut aller acheter collectivement avec sa famille, et ça ne va pas plus loin. Cela voudrait dire que certains achats - ceux qui sont dommageables pour l'environnement, et aliénants - feraient l'objet d'une délibération en amont, que l'individu n'irait pas acheter seul, que ça passerait par des délibérations dans des conseils, des comités. A une échelle réduite, les AMAP sont peut-être une préfiguration de ce que des achats collectifs pourraient être, qu'il s'agirait de généraliser à d'autres secteurs. Il faut socialiser le consumérisme pour le combattre. La crise environnementale est tellement grave qu'il faut être imaginatif.
« Cette idée selon laquelle on existe par les marchandises que l'on possède, à l'échelle de l'histoire, c'est tout récent »
Mais là-encore, la consommation est considérée comme une liberté...
C'est quelque chose de tout à fait récent. On pourrait construire notre liberté autrement, sans se dire qu'elle passe par la consommation. Cette idée selon laquelle on existe par les marchandises que l'on possède, à l'échelle de l'histoire, c'est tout récent. Donc on peut aussi imaginer qu'à l'avenir les choses pourraient évoluer différemment. Nos sociétés sont pleines de régulations, il n'y a pas de raison pour que la consommation ne soit pas elle aussi régulée.
Vous vous attaquez ensuite à l'autre partie du problème : stabiliser la production. Pour « conjurer la révolution continue des choses », l'extension de la garantie sur les objets de consommation est, selon vous, un outil légal facile à activer.
Cette question de la garantie ne vient pas de moi. Un ensemble de mouvements sociaux, emmené par les Amis de la Terre et le Réseau Action Climat, demande que la durée de la garantie sur les objets soit élevée de 2 à 10 ans. Quand la garantie est moindre - et donc que la réparation à leurs frais est moindre - les gens ont plus volontiers la tentation de jeter l'objet concerné et de s'en acheter un nouveau. Donc pour freiner un tant soit peu la circulation et la rotation rapide des marchandises, la garantie est un outil assez performant.
Le capitalisme, du fait de son caractère productiviste et consumériste, est tenté d'imposer un renouvellement permanent et toujours plus rapide des marchandises - Marx parlait de « vitesse de rotation des marchandises ». Son taux de profit en dépend, et c'est lié aussi à sa logique concurrentielle. Mais j'ai voulu montrer qu'historiquement, il y a toujours eu des mouvements sociaux, syndicaux, de consommateurs qui ont cherché à ralentir ce rythme de renouvellement des marchandises. Il y a donc des luttes sociales autour de la durée de vie des marchandises. C'est un levier important, qui a fait l'objet de pas mal de débats, notamment dans le cadre de la préparation de la loi Hamon (qui a prolongé la garantie légale de conformité de 6 mois à 2 ans, ndlr) en 2016.
« En ralentissant le rythme de renouvellement des marchandises, on allège la pression du capitalisme sur les écosystèmes »
D'une part, en ralentissant le rythme de renouvellement des marchandises, on allège quelque peu la pression du capitalisme sur les écosystèmes : avec moins de marchandises, moins de ressources naturelles sont prélevées sur l'environnement. D'autre part, ça permet de faire en sorte que l'individu ne soit pas soumis en permanence au renouvellement frénétique des marchandises, qui va avec la publicité, la facilitation des conditions de crédit, et qui implique souvent l'obsolescence programmée.
Dans la seconde partie de votre livre, vous appelez de vos voeux la constitution d'associations de consommateurs-producteurs. On voit bien le rôle joué aujourd'hui par les associations de consommateurs. Imaginer leur fusion avec celles de producteurs est moins évident. Quelle forme pourrait-elle prendre, concrètement ?
Quand elles sont créées, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les associations de consommateurs parlent évidemment du consommateur et de ses droits mais aussi des conditions de travail de ceux qui produisent les marchandises. Puis, tout au long du XXe siècle, les associations de consommateurs et les syndicats se sont de plus en plus divisés. Les associations s'occupent aujourd'hui des considérations liées à la consommation, et les syndicats du niveau du salaire et des conditions de travail. Le point important, c'est qu'il n'en a pas toujours été ainsi. Ce qui a été historiquement, aux États-Unis mais aussi en France, pourrait ré-advenir. Donc on pourrait faire l'hypothèse de reconnecter les associations de consommateurs avec les syndicats, ce qui permettrait à la fois une politisation par la consommation et une alliance avec ce qui reste du mouvement ouvrier et des syndicats. Les syndicats ont perdu tellement de terrain depuis des décennies qu'une forme de réinvention va d'une certaine manière être une condition de leur survie. Reconnecter les enjeux de production et les enjeux de consommation, rappeler que les travailleurs sont aussi des consommateurs, doit les revitaliser.
Vous évoquez longuement le secteur de la logistique, qui connaît un essor sans précédent avec l'explosion du e-commerce, et emploie des millions de personnes dans des entreprises dont Amazon est la plus emblématique. Pour vous, ce secteur opère la connexion entre la production et la consommation, et ses travailleurs sont « la classe ouvrière du XXIe siècle ».
La concentration des travailleurs, la prise de conscience progressive de la centralité de la logistique par ces travailleurs eux-mêmes, ou les grèves qu'il y a eu dans les entrepôts Amazon récemment et partout dans le monde : tout ça montre que c'est une fraction du salariat qui fait l'expérience de sa propre puissance depuis quelques temps, et va avoir une importance croissante.
L'hypothèse que je livre à la discussion, c'est que les enjeux de logistique pourraient devenir centraux dans les luttes sociales à venir, notamment dans ces fameuses associations de producteurs-consommateurs. Amazon, et plus généralement la logistique, représente les transformations fondamentales du système. Il faut partir de ces évolutions récentes du capitalisme et essayer de penser quel genre de lutte, quel genre de blocage des flux logistiques ça rend possible...
Vous proposez de bloquer les entrepôts Amazon ? C'est une démarche ouvertement militante qui va au-delà de l'observation sociologique, non ?
Ce n'est pas moi qui le propose, ils le font déjà d'eux-mêmes, et il faut les encourager ! Cela se veut une contribution parmi d'autres à la construction d'un programme politique pour le XXIe siècle, qui passerait notamment par la politisation des enjeux de consommation au sens large, par des mesures immédiates comme l'extension de garantie, et par des mesures de plus long terme qui supposent la construction de mouvements sociaux nouveaux.
« Les GAFA représentent une variante particulièrement sophistiquée de dictature sur les besoins », écrivez-vous en reprenant une expression employée par la philosophe Agnes Heller pour désigner l'Union Soviétique. Vraiment ?
Oui, c'est une hypothèse que je lance à la discussion. Agnès Heller était une dissidente en Union Soviétique dans les années 1960-1970. Elle réfléchissait à ce système dictatorial très particulier qu'était l'URSS : une caste de bureaucrates décide quels sont les besoins légitimes qu'on va satisfaire et quels sont les besoins non-légitimes qu'on ne va pas satisfaire. Pour elle, il s'agissait d'une « dictature des besoins », dont elle a développé une critique en défendant une vision humaniste du marxisme.
« Je ne dis pas que Google, c'est la même chose que l'Union Soviétique ! Mais les GAFA dictent nos besoins »
D'une certaine manière, les GAFA sont une dictature sur les besoins. Mais par l'omniprésence de Google dans nos existences, la capacité prédictive qu'ont désormais les algorithmes sur nos comportements, il y a une forme de performativité sur les besoins qui s'exerce par les GAFA. Je ne dis pas que Google, c'est la même chose que l'Union Soviétique ! Ce n'est pas du tout mon propos. Mais il y a une dimension de cet ordre, et l'idée c'est : comment lutter contre cette forme de dictature sur les besoins. Je pense, comme Marx d'ailleurs, que le capitalisme développe des innovations au caractère oppressif, réactionnaire, mais qu'il y a aussi souvent dans ces innovations un caractère libérateur, émancipateur potentiel, si ce n'est réel. Et que le job des mouvements sociaux et politiques et des intellectuels critiques est de voir ce que ça pourrait avoir comme potentialité émancipatrice. Des gens ont par exemple travaillé sur la façon dont les algorithmes pourraient être utilisés pour planifier l'économie de manière vertueuse en respectant les préférences des consommateurs, mais avec une utilisation sobre des ressources naturelles.
Un algorithme aux commandes de la planification de la transition, c'est risqué : vous écrivez vous-même que les scénarios de transition réalisés aujourd'hui sont souvent trop « technocratiques ».
Oui. Je n'ai rien contre les ingénieurs mais ces scénarios manquent de « politique » au sens où ils ne disent pas quels mouvements sociaux sous-tendent leur réalisation. Par ailleurs, les ingénieurs et les big data pourraient tout à fait être soumis à un contrôle démocratique. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas ouvrir la boîte noire des algorithmes, écarter certains types d'algorithmes néfastes en eux-mêmes, et en utiliser certains pour faciliter la prise de décisions dans certains domaines comme l'utilisation des ressources naturelles. Évidemment, ce ne sont pas les algorithmes mis au service de Google ! Il faudrait d'une certaine manière les exproprier, les socialiser. Un auteur important, Evgeny Morozov, dit qu'il faut « socialiser les data centers », les soumettre au contrôle démocratique. Ça, c'est une potentialité émancipatrice.
Que pensez-vous de ceux qui, à mesure que le constat d'urgence écologique se répand, agitent la menace d'une « dictature verte » ? Vous analysez plusieurs propositions de délibération collective - Le Théâtre des Négociations de Bruno Latour, L'Assemblée du futur de Dominique Bourg - et imaginez de votre côté un débat politique qui se ferait « avec démocratie et conflit »...
Il me semble que les gens qui parlent de « dictature verte » passent à côté du problème essentiel : celui de reprendre un contrôle politique sur l'économie. Et ce contrôle politique sur les mécanismes marchands n'ira pas sans conflits. Ce n'est pas une « dictature verte » au sens où on va suspendre la démocratie représentative, mais ça suppose que le monde de l'entreprise et le champ économique deviennent un enjeu de luttes, que l'on mette un coup d'arrêt à la logique du profit, c'est à dire du productivisme et du consumérisme. Parce que cette logique du profit et du marché supposé libre et non faussé nous emmène droit dans le mur. Il faut y mettre un coup d'arrêt énergique. Je ne dis pas « dictatorial » mais si ça suppose des formes d'expropriation, des formes d'occupation des usines, des grèves et des boycotts massifs, moi je n'ai pas de problèmes avec ça.
« On a perdu le goût de la grève et du boycott »
L'écologie est aujourd'hui brandie par tous, les grandes entreprises défendent dans leur communication un « capitalisme responsable »... Il y a ce sentiment de ne pas savoir à qui ou quoi s'attaquer...
On ne sait pas à quoi s'attaquer parce que du côté des consommateurs, on a perdu le goût de la grève et du boycott. Parce que l'histoire du mouvement ouvrier des quarante dernières années est une histoire de reculs et de défaites. Mais historiquement, tout ça a existé, tout comme les expropriations et le contrôle politique sur les processus productifs. On a perdu le goût de la mobilisation dans l'entreprise : c'était très marquant dans le cas des Gilets jaunes. Ils se sont adressés à l'Etat et au Président, pas au monde de l'entreprise en disant « Il faut que vous augmentiez nos salaires. » Depuis les années 1980-1990, le monde de l'économie n'est plus perçu comme un monde de luttes. La repolitisation du monde de l'économie est une condition nécessaire pour trouver des solutions à la crise environnementale. Ça suppose une reconnexion entre les mouvements écolo et les organisations issues du mouvement ouvrier : c'est en combattant le capitalisme dans le champ de l'économie, sur son propre terrain, que les solutions seront trouvées.
N'est-ce pas aussi lié à l'incapacité du politique à penser au long terme ?
Ça, c'est un problème, mais mineur : c'est le profit qui suit une logique de court terme et une logique aveugle ! Dès lors que vous avez repris le contrôle sur le profit, cela dégage des marges de manoeuvre temporelles. Le court-termisme découle du capitalisme, en particulier sous sa forme financiarisée actuelle. On règlerait le problème du long terme en s'attaquant au système court-termiste qu'est le capitalisme.
« Est-ce qu'on fait de la politique avec des angoisses ? »
La crise environnementale va s'approfondir mais personne ne sait dans quelles proportions. Vous évoquez très brièvement la collapsologie et l'effondrement. Que vous inspire le succès actuel de ces discours chez une certaine frange de la population ?
Il y a toute une dimension psychologique à l'effondrement. Le terme suscite des angoisses. C'est problématique politiquement : est-ce qu'on fait de la politique avec des angoisses ? Est-ce que les angoisses, ça ne bloque pas ? Soit ça permet de mobiliser, soit les gens sont sidérés, et c'est sauve-qui-peut. Donc je ne sais pas si c'était une très bonne opération, cette histoire d'effondrement. C'est une thématique qui occupe l'espace public depuis peu de temps, cela passera peut-être.
Il y a en tout cas un bouillonnement très intéressant. Il faut espérer que de tout ça émerge des formes de synthèse, intellectuelle aussi bien qu'en termes d'expériences. Avant l'émergence du mouvement ouvrier, à la fin du XVIIIe siècle et au cours de la première décennie du XIXe siècle, il y avait une sorte d'ébullition politico-économique-culturelle. Puis le mouvement ouvrier a transformé les sociétés modernes. Peut-être est-on dans une période semblable. Quelqu'ait été leur programme, les Gilets jaunes ont au moins réintroduit du dissensus dans ce pays, donc c'est plutôt une bonne nouvelle. Au moins il y eu du conflit, de l'occupation, on a interpellé l'État sur les inégalités, sur des questions de dignité, de justice, ça c'est nouveau. Même si le mouvement des Gilets jaunes ne revient pas du tout, il y aura des conséquences à tout ça. Je ne suis pas complètement déprimé. ll y a un petit frémissement d'optimisme !