30/09/2019 les-crises.fr  27 min #162355

La guerre commerciale conduira-t-elle à une guerre armée avec la Chine ? Par Chas W. Freeman, Jr

Source :  Consortium News, Chas W. Freeman Jr,

Ce à quoi les États-Unis sont confrontés avec la Chine n'est pas une nouvelle guerre froide mais un affrontement comme ils n'en ont jamais connu auparavant, affirme Chas W. Freeman, Jr.

Il y a cinq cents ans, Hernán Cortés débutait l'anéantissement des civilisations maya, aztèque et autres civilisations autochtones de l'hémisphère occidentale. Six mois plus tard, en août 1519, Magellan (Fernão de Magalhães) entamait son tour du monde. Par la suite et durant cinq siècles, plusieurs puissances occidentales - le Portugal, l'Espagne, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne, la Russie et, plus récemment, les États-Unis - renversèrent les ordres régionaux préexistants en imposant les leurs au monde. Cette époque est aujourd'hui révolue.

Dans les dernières phases de la période de la domination occidentale, nous, les Américains, avons établi et fait respecter les règles. Nous avons été en capacité de le faire à deux occasions. Premièrement, vers 1880, les États-Unis sont devenus la plus grande économie mondiale. Ensuite, en 1945, après avoir libéré l'Europe occidentale de l'Allemagne et renversé l'hégémonie japonaise en Asie de l'Est, les Américains ont acquis la primauté tant dans l'Atlantique que dans le Pacifique. Presque immédiatement, l'Union soviétique et son compagnon asiatique, alors supposé fidèle, la Chine communiste, ont contesté notre nouvelle sphère d'influence. En réaction, nous avons placé nos ennemis vaincus (l'Allemagne, l'Italie, le Japon), nos alliés du temps de la guerre et la plupart des pays précédemment occupés par nos ennemis sous protection américaine. Avec notre aide, ces pays - que nous appelions « alliés » - ont rapidement retrouvé richesse et puissance mais sont restés nos protectorats. Aujourd'hui, d'autres pays, comme la Chine et l'Inde, s'élèvent pour contester notre suprématie mondiale.

M. Trump reçoit le vice-premier ministre chinois Liu He dans le Bureau ovale, janvier 2019 (Photo officielle de la Maison-Blanche par Tia Dufour sur Flickr)

Le président Donald Trump a très pertinemment posé la question suivante : le contribuable américain doit-il encore payer pour les États dotés des formidables capacités de leurs vieux « alliés » américains ? Du point de vue de notre propre sécurité, représentent-ils des atouts ou des boulets ? En d'autres termes, nos alliés de la guerre froide et leurs voisins sont-ils confrontés à des menaces crédibles auxquelles ils ne peuvent faire face seuls ? Ces menaces menacent-elles également les intérêts vitaux des États-Unis ? Et justifient-elles par conséquent de mettre en danger des vies américaines par une présence militaire américaine et des garanties de sécurité ? Ce sont là des questions qui déconcertent notre complexe militaro-industriel et invitent à une profonde critique de ce que certains ont appelé « le Blob » - les partisans de l'état de guerre maintenant retranchés à Washington. Ce sont des questions sérieuses qui méritent un débat sérieux. Nous, Américains, ne les envisageons pas.

Au lieu de cela, nous avons clos le débat en désignant à la fois la Russie et la Chine comme des adversaires auxquels nous devons faire face en permanence. Cela présente de nombreux avantages politiques et économiques. C'est un remède contre le syndrome d'absence d'ennemi - ce sentiment désagréable ressenti par notre complexe militaro-industriel lorsque, de manière irréfléchie, nos ennemis nous perturbent en se soustrayant à leur obligation de lutter contre nous en disparaissant, comme l'Union soviétique il y a trois décennies. La Chine et la Russie sont également des adversaires technologiquement redoutables qui peuvent justifier la recherche, le développement ainsi que l'acquisition par les États-Unis de systèmes d'armes coûteux et de haute technologie. Malheureusement, les conflits de basse intensité contre des guérillas « terroristes » dépenaillées ne le permet pas complètement.

La Chine et la Russie tenues pour responsables de notre mal-être

Personne aux États-Unis ne semble maintenant prêt à défendre la Chine ou la Russie contre l'accusation qu'elles, et non nous, sont responsables de notre dysfonctionnement et de notre malaise national actuel. Après tout, nous sommes les meilleurs, la Russie est un voyou et la Chine est un concurrent déloyal. Notre patriotisme est admirable, le leur est malveillant.

Ce doit être les Russes qui ont su nous convaincre de voter contre Hillary Clinton et pour Donald Trump. Qui d'autre que la Chine aurait pu amener nos entreprises à externaliser le travail dans des endroits où la main-d'œuvre est bon marché, au lieu de moderniser leur équipement et de reconvertir leurs travailleurs pour faire face à la concurrence étrangère ? Une calamité pour tous les étrangers, pas seulement pour les violeurs mexicains, les escrocs européens, les profiteurs japonais, les trolls russes, les immigrés des pays « de merde », les cyber-cambrioleurs chinois. Pourquoi s'inquiéter de savoir comment stimuler notre propre compétitivité alors que nous pouvons paralyser la compétitivité des autres ?

La Maison-Blanche après une averse de neige, le 1er février 2019. (Photo Maison-Blanche par Joyce N. Bogosian via Flickr)

Aujourd'hui, notre gouvernement tente de briser l'interdépendance sino-américaine, d'affaiblir la Chine et de l'empêcher de nous dépasser en richesse, en compétence et en influence. Nous lui avons imposé des tarifs douaniers. Nous lui avons interdit d'investir. Nous l'avons accusé de vol de propriété intellectuelle, arrêté ses chefs d'entreprise, bloqué ses transferts technologiques. Nous avons restreint ce que ses étudiants peuvent étudier ici, interdit ses échanges culturels avec nos universités et menacé d'en interdire l'accès à ses étudiants. Nous patrouillons agressivement les eaux et les espaces aériens au large de ses côtes et de ses îles. Que la Chine mérite ou non d'être traitée de cette manière, nous lui laissons peu de raisons de vouloir coopérer avec nous.

Notre soudaine hostilité envers la Chine est le reflet d'un avis unanime - tout du moins à Washington, celui de devoir mettre la Chine à terre et de l'y maintenir. Mais quelles sont nos chances de réussir ? Quels sont les risques à vouloir essayer ? Vers quoi allons-nous avec la Chine ?

Le réalisme est passé de mode à Washington, même s'il est encore bien vivant ailleurs aux États-Unis. Cela devrait nous faire réfléchir au fait que notre nouvel ennemi de prédilection est un pays très différent, plus grand et plus dynamique que tous ceux auxquels nous nous étions frottés auparavant. La Chine a traversé quelques mauvais siècles. Mais il y a 40 ans, le Parti communiste et le gouvernement chinois ont commencé à développer un modèle réussi de développement économique mêlant le capitalisme d'État et la libre entreprise. Cela a libéré les talents entrepreneuriat du peuple chinois. Les résultats ont été stupéfiants. Le revenu par habitant en Chine aujourd'hui est 25 fois supérieur à ce qu'il était en 1978. À l'époque, plus de 90 % des Chinois vivaient dans la pauvreté, selon la définition de la Banque mondiale. Aujourd'hui, ce taux est de moins de 2 %. Le PIB de la Chine est actuellement 60 fois plus élevé qu'il y a 40 ans.

La Chine n'est désormais plus isolée, pauvre ou insignifiantes dans les affaires du monde. C'est une société dont les capacités rivalisent et commencent à supplanter les nôtres. La Chine fait face à de nombreux défis, mais son peuple est résilient, plein de ressources et optimiste quant au fait que la vie de ses descendants sera bien meilleure que la leur, à un moment où nous, Américains, sommes pessimistes quant à la situation actuelle et future de notre propre pays.

Vue aérienne de l'aéroport international de Beijing (Wikimedia)

Malgré des politiques toujours plus problématiques, l'économie chinoise continue de croître près de trois fois plus vite que la nôtre. D'après certaines données, elle est déjà plus élevée d'un tiers. Le secteur manufacturier chinois représente plus d'un quart de la production industrielle mondiale et est une fois et demie plus important que celui des États-Unis. La capacité de la Chine à se défendre et à défendre sa périphérie contre les attaques étrangères est aujourd'hui redoutable bien que ses dépenses militaires ne représentent que moins de 2 % de son PIB. Si elle y était contrainte, la Chine pourrait dépenser autant que nous en matière de défense - et ce montant est énorme : près de 1,2 billion de dollars en additionnant toutes les dépenses militaires dissimulées comme des œufs de Pâques dans les budgets hors Département de Défense.

La Chine est légèrement plus vaste que les États-Unis - elle représente 6,3 % de la surface terrestre contre 6,1 % pour les États-Unis. Mais il y a 1,4 milliard de Chinois, avec seulement un tiers des terres arables et un quart de l'eau dont disposent les Américains. Si nous avions le même rapport entre la population et les ressources agricoles que les Chinois, il y aurait près de 4 milliards d'Américains - dont 600 millions de plus de 65 ans - la plupart prévoyant probablement de prendre leur retraite en Floride.

En Chine, aucune marge d'erreur

Route de Nanjing, Shangai. (Wikimedia)

Je soupçonne que, si autant de personnes étaient entassées aux États-Unis, les Américains auraient une tolérance beaucoup plus faible pour le désordre social et une attitude différente à l'égard de la planification familiale qu'actuellement. Nous serions aussi plus préoccupés par les perspectives de sécurité et de survie individuelles. Il y a soixante ans, 30 millions de Chinois sont morts en raison d'une famine qui a été la conséquence de la politique du « Grand Bond en avant ». Les Chinois sont tout à fait conscients qu'ils n'ont que de très faibles marges de manœuvre. Cela les rend naturellement peu enclins à prendre des risques et les rend, à bien des égards, plus prévisibles en terme de conduite des affaires étrangères que nous ne le sommes aujourd'hui.

Jusqu'à ce que nous lancions soudainement une guerre commerciale l'an dernier, la Chine était notre marché extérieur dont la croissance était la plus rapide. Il s'agit après tout du plus grand consommateur d'une vaste gamme de produits de base et de denrées. Au niveau mondial, la Chine consomme 59 % du ciment, 47 % de l'aluminium, 56 % du nickel, 50 % du charbon, 50 % du cuivre et de l'acier, 27 % de l'or, 14 % du pétrole, 31 % du riz, 47 % du porc, 23 % du maïs et 33 % du coton. Elle consomme environ un quart de l'énergie mondiale et fournit un tiers du marché mondial des semi-conducteurs. La demande de ses entreprises pour ces produits a augmenté d'environ 16 % par an. Les puces électroniques sont devenues la plus grande importation de la Chine - environ 110 milliards de dollars cette année. La Chine a été le principal marché pour les puces américaines, l'un des rares produits de l'industrie dont nous, Américains, avons encore le monopole.

En imposant des tarifs douaniers, des quotas et des interdictions d'exportation à la Chine, les États-Unis détruisent ces marchés, tout en augmentant les prix et en réduisant les choix des consommateurs américains. La sécurité alimentaire a été une obsession pour tous les gouvernements chinois depuis 2 500 ans. Aucun dirigeant responsable en Chine n'engagera à nouveau son pays dans une dépendance à long terme envers les États-Unis pour son approvisionnement en céréales fourragères, blé, maïs, coton, porc ou fruits frais. Un comportement erratique dans les affaires fait de vous le fournisseur en dernier ressort. Quel que soit le résultat à court terme de la guerre commerciale que nous avons lancée contre elle, la Chine se tournera à l'avenir vers d'autres pays pour se procurer ses importations vitales.

Aucun « mur » n'est en vue à la frontière américano-mexicaine, mais les États-Unis s'entourent d'un fossé rempli de mesures protectionnistes visant à empêcher la Chine non seulement de vendre sur le marché américain, mais aussi d'investir sa richesse croissante dans l'industrie, l'agriculture et les services américains. C'est en partie une réponse à un problème réel mais loin d'être sans précédent. Au XIXe siècle, encouragés par Alexander Hamilton et d'autres, les Américains ont été les pionniers du vol de technologie en Grande-Bretagne et dans d'autres économies manufacturières plus avancées. Au début du XXe siècle, alors que nous devenions nous-mêmes un exportateur net d'innovation, nous avons renoncé au piratage de la propriété intellectuelle. Le Japon et Taïwan ont ensuite pris la relève. Après s'être enrichi, le Japon s'est également retiré. Taïwan a déplacé ses industries pirates de l'autre côté du détroit vers la Chine continentale.

Faire la dernière guerre

La Chine a adopté la pratique désormais bien établie qui consiste à moderniser sa base industrielle en développant la technologie là où elle le pouvait. Mais, comme les États-Unis et le Japon dans le passé, la Chine est en train de devenir elle-même un exportateur non seulement de capitaux, mais aussi de technologies avancées et novatrices. Avec beaucoup de concurrence entre ses propres entreprises et une part croissante de la propriété intellectuelle mondiale, les entreprises chinoises sont devenues très soucieuses de protéger leurs innovations du vol. Cela les a rendues capables de réagir aux pressions que nous exerçons sur eux pour qu'ils y mettent de l'ordre. Dans leur propre intérêt, ils sont pratiquement certains de le pouvoir, que nous concluions ou non un accord avec eux. Comme des généraux bien connus, nous sommes peut-être en train de faire la dernière guerre, pas celle à venir.

La fin de la deuxième décennie du XXIe siècle est un moment remarquablement peu propice pour nous de rompre les liens avec les scientifiques, les technologues, les ingénieurs et les mathématiciens - appelés travailleurs des STIM - en Chine. La technologie progresse grâce à la collaboration, et non grâce à la rétention du savoir. Aux États-Unis, nous diplômons environ 650 000 scientifiques et ingénieurs chaque année, dont plus du tiers sont des étrangers. (Dans certaines disciplines, comme le génie et l'informatique, les étudiants étrangers représentent environ la moitié des nouveaux diplômes américains). Près d'un tiers de tous les étudiants étrangers sont originaires de Chine. À elle seule, la Chine forme maintenant 1,8 million de scientifiques, d'ingénieurs et de mathématiciens chaque année. Elle est sur le point de nous dépasser dans le nombre de doctorats qu'elle décerne dans ces domaines.

En 2008, les travailleurs effectuent des tests de contrôle de la qualité sur les disques durs informatiques ; Seagate Wuxi China Factory Tour. (Robert Scoble via Wikimedia)

Déjà, environ un quart des travailleurs des STIM dans le monde sont des Chinois. Cette main-d'œuvre intellectuelle chinoise est huit fois plus nombreuse que la nôtre et croît six fois plus vite. D'ici 2025, la Chine devrait compter plus de travailleurs qualifiés sur le plan technologique que l'ensemble des pays membres de l'OCDE. (L'OCDE n'est pas un groupement anodin. Il comprend les économies les plus avancées du monde : les États-Unis, le Canada et le Mexique, l'Europe non russophone, l'Australie, Israël, le Japon, la Corée, la Nouvelle-Zélande et la Turquie). En rompant les liens avec les Chinois, nous, Américains, nous nous isolons de la plus grande population de scientifiques, d'ingénieurs et de mathématiciens du monde.

Diplômés US, travaillant en Chine

Les États-Unis ont toujours été un grand importateur de cerveaux étrangers. Depuis 2000, 39 % de nos lauréats du prix Nobel sont des immigrants. Un grand nombre de nos entreprises technologiques ont été créées par des immigrants ou sont maintenant gérées par eux. Les immigrants asiatiques, principalement de Chine (y compris Taïwan), d'Inde et de Corée, représentent environ 17 % de notre main-d'œuvre actuelle en STIM. En grande partie en raison de l'atmosphère moins accueillante qui règne aujourd'hui dans notre pays, moins de la moitié des diplômés chinois de nos universités font maintenant partie de la population active américaine. La plupart d'entre eux rentrent chez eux pour travailler ou créer des entreprises en Chine plutôt qu'ici. La Chine abrite aujourd'hui 36 pour cent des start-ups mondiales, dont la valeur est estimée à plus d'un milliard de dollars.

Selon certaines estimations, aux États-Unis il manque déjà un million de travailleurs dans le secteur des STIM, travailleurs dont notre économie a besoin pour soutenir notre compétitivité. Le renforcement des restrictions imposées aux étudiants et aux travailleurs étrangers, tel que nous le faisons actuellement, nuit à notre capacité de combler cette lacune. Nous réduisons notre ouverture à la science et à la technologie étrangères précisément au moment où d'autres pays - non seulement la Chine, mais aussi des pays comme l'Inde et la Corée - font front commun avec nous, l'Europe et le Japon, ou vont de l'avant. La Chine a commencé à dépenser plus que nous en recherche et développement, en particulier dans les sciences fondamentales, où des percées dans les connaissances humaines menant à de nouvelles technologies ont lieu.

Notre stratégie ne vise pas à améliorer notre propre performance, mais à paralyser celle de la Chine. Ceci est plus susceptible d'induire la congestion intellectuelle chez nous qu'en Chine. Les Chinois ne vont pas nous faire plaisir en cessant d'éduquer leurs jeunes, en arrêtant leurs progrès ou en rompant leurs relations scientifiques et technologiques avec les autres pays. La plupart des autres pays ne se joindront pas non plus à nous pour les fuir. Nous, les Américains, et non les Chinois, sommes les plus susceptibles d'être affaiblis et appauvris par notre xénophobie et notre extrémisme croissant. D'autres, et non les Américains, tireront parti de la prospérité et de la puissance intellectuelle croissantes de la Chine à leur avantage.

Au fond, bien sûr, notre préoccupation face aux prouesses technologiques croissantes de la Chine porte sur le rapport de force militaire entre nous. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les Américains se sont habitués à être les gardiens privilégiés des biens communs mondiaux, à établir les règles et à diriger les opérations dans tous les océans du monde, y compris le Pacifique occidental. Nous y avons acquis notre suprématie il y a près de soixante-quinze ans lorsque nous avons vaincu le Japon et comblé le vide de pouvoir qui en résultait dans son ancien domaine impérial.

Les dirigeants alliés (de gauche à droite) à la Conférence de Yalta, 1945 : Winston Churchill, Franklin D. Roosevelt et Joseph Staline. (Wikimédia)

Mais le Japon est de retour en tant que grande puissance, même s'il a préféré prétendre le contraire. La Corée du Sud, le Vietnam, l'Indonésie et d'autres pays d'Asie de l'Est sont devenus des États puissants et indépendants qui ne se soumettent à aucune puissance étrangère. Il n'y a pas de vide à combler en Asie, que ce soit par les États-Unis ou par la Chine.

Aucun pays d'Asie ne peut ignorer le pouvoir que lui confère l'énorme économie chinoise en pleine croissance. Personne n'a pu remporter une victoire décisive dans une guerre avec la Chine. Mais personne n'est prêt à s'engager dans notre campagne contre la Chine ou contre les réactions hostiles de la Chine envers les États-Unis. Personne ne veut choisir entre nous deux. Aussi mal à l'aise que puissent être les voisins de la Chine face à son ascendant économique et militaire, ils savent tous qu'ils doivent s'y adapter.

Pendant plus de la moitié du dernier millénaire, tout ou partie de la Chine a été la proie d'un nombre remarquable d'envahisseurs étrangers - Qiang, Jurchens, Mongols, Mandchous, Portugais, Espagnols, Hollandais, Anglais, Français, Russes, Austro-Hongrois, Allemands, Américains et Japonais. Souvent, la Chine a été gouvernée par des étrangers ou dominée par eux. La plus récente série d'invasions provenait des mers de Chine du Sud et de l'Est. Il ne faut pas s'étonner que les Chinois soient déterminés à défendre les approches de leurs côtes ou qu'à cette fin, ils développent ce que le Pentagone appelle des capacités « interdiction d'accès, zones d'exclusion » ou A2/AD.

Le renforcement rapide des capacités de l'Armée Populaire de Libération de la Chine est devenu un obstacle redoutable pour quiconque envisage de lancer une attaque contre la Chine ou contre les navires qui approchent ou quittent les ports chinois. Les États-Unis ont déclaré à plusieurs reprises que nous considérons la nouvelle capacité de la Chine à contrôler sa périphérie comme une menace pour nous. Les Chinois considèrent ceci, notre plan de « basculer » une grande partie de nos militaires à leurs frontières et nos patrouilles agressives envers leur défenses comme une preuve ipso facto de la préparation américaine pour une guerre avec eux. Les États-Unis et la Chine sont pris dans un « dilemme de sécurité » classique, dans lequel les mesures défensives de chaque partie sont considérées comme des menaces par l'autre.

La lutte entre notre détermination à défendre notre primauté militaire dans l'Indo-Pacifique et l'impératif de la Chine de tenir à distance des forces armées potentiellement hostiles comme la nôtre est plus évidente en mer de Chine du Sud. Bien que revendiquée depuis longtemps par la Chine et le Vietnam et exploitée par les pêcheurs Philippins, cette zone était traditionnellement un no man's land - une partie du patrimoine régional où les pêcheurs de tous les pays du littoral se sentaient libres de faire leur commerce. Mais, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, la Malaisie, les Philippines et le Vietnam se sont emparés de la plupart des terres des îles Spratly dans le but de s'approprier les ressources des fonds marins. Dix ans plus tard, la Chine a pris les quelques roches et récifs qui restaient. Depuis lors, elle les a transformées en îles dotées de ports sûrs, d'une garnison et y a construit des aérodromes.

Jeu de la poule mouillée : Le premier qui s'arrête est un lâche ! [Jeu qui voit s'affronter deux joueurs fonçant l'un vers l'autre en voiture, frontalement. Jeu extrêmement pratiqué par les adolescents dans les années 50 aux États-Unis. Beaucoup en sont morts ou se sont gravement blessés NdT]

Les forces navales des États-Unis et les forces navales populaires de libération (Chine) sont actuellement engagées dans un jeu de la poule mouillée de plus en plus intenses autour de ces îles artificielles ainsi que le long des côtes de la Chine continentale. Les deux marines sont très professionnelles. Le risque d'accident est donc faible, mais le risque d'erreur de calcul est élevé. Si des combats se déroulaient entre nos forces armées, ils pourraient s'intensifier rapidement.

Dans la mer de Chine orientale, les États-Unis se sont engagés à soutenir les revendications du Japon sur les îles Senkaku (ou Diaoyu). Ce sont des roches stériles à environ 100 milles [1 mille nautique = 1,852 km NdT] à l'est-nord-est de Taïwan et à 250 milles à l'ouest d'Okinawa. Les Chinois de Taïwan et du continent les revendiquent comme faisant partie de Taïwan. Les gardes-côtes japonais et chinois ont commencé à y patrouiller il y a dix ans... Au moins pour l'instant, les deux semblent déterminés à gérer leurs désaccords avec prudence. Ni l'un ni l'autre ne veut la guerre. Pourtant, il y a un risque évident que nous, Américains, nous soyons entraînés dans une rencontre sanglante entre le nationalisme chinois et le nationalisme japonais.

Mais le plus grand danger d'une guerre sino-américaine est Taïwan. Taïwan est une ancienne province chinoise qui a été récupérée de ses occupants japonais par la Chine nationaliste à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En 1949, après avoir été vaincu partout ailleurs en Chine, Chiang Kai-shek et ses forces nationalistes s'y sont repliés.

À l'époque, tout le monde s'attendait à ce que l'Armée populaire de libération traverse le détroit de Taiwan et unifie la Chine en éliminant Chiang et les nationalistes. Mais, lorsque la guerre de Corée a éclaté, les États-Unis sont intervenus pour empêcher son extension par une invasion de Taïwan par l'APL [Armée Populaire de Libération] ou une tentative nationaliste de reprendre la Chine continentale. Nous, les Américains, avons donc suspendu la guerre civile chinoise, mais nous n'y avons pas mis fin. Jusqu'à ce jour, nous demeurons déterminés à prévenir la guerre dans le détroit de Taïwan. À cette fin, nous continuons de vendre des armes à l'île. La Chine y voit une ingérence hostile dans une querelle entre Chinois dans laquelle les étrangers ne devraient pas s'impliquer.

Marché de nuit à Taipei. (Wikimedia)

Derrière son bouclier américain, en 70 ans, Taïwan est devenue une société chinoise démocratique prospère, avec des sentiments mitigés quant à son appartenance à la Chine. L'île est maintenant gouvernée par un parti politique qui est dissuadé de déclarer son indépendance de la Chine seulement parce qu'il réalise que cela provoquerait une reprise violente de la guerre civile chinoise qui détruirait presque certainement Taïwan et sa démocratie.

Les Chinois sur le continent considèrent la division continue de leur pays comme un artefact de la politique américaine. Bien qu'ils se soient engagés à tenter de régler pacifiquement leurs différends avec Taïwan, ils demeurent déterminés à effacer l'humiliation que représente la poursuite de la séparation de Taïwan du reste de la Chine soutenue par l'étranger. La guerre n'est pas imminente, mais c'est un danger omniprésent, avec la possibilité de produire un échange nucléaire entre la Chine et les États-Unis.

Taïwan illustre les dangers de la gestion des différends en s'appuyant exclusivement sur la dissuasion, à l'exclusion de la diplomatie. La dissuasion peut inhiber le déclenchement d'une guerre, mais elle ne fait rien pour en résoudre les causes sous-jacentes. Dans le cas de Taïwan, les États-Unis n'ont pas de stratégie diplomatique pour encourager les parties en litige à régler leurs différends et à les aplanir. En l'absence d'une stratégie, nous doublons maintenant notre soutien politico-militaire à Taïwan. Mais si Pékin perd confiance dans la possibilité d'une réconciliation pacifique avec les autorités taïwanaises, il sera de plus en plus tenté de recourir à la force. C'est précisément la tendance actuelle. Nous n'avons pas d'autre plan pour faire face à cette tendance que de nous préparer au combat.

La Chine jouit d'une supériorité militaire de plus en plus grande sur Taïwan. Nombreux sont ceux qui estiment qu'elle pourrait déjà vaincre un effort de notre part pour défendre Taïwan. L'APL n'a pas besoin d'envahir Taïwan pour la dévaster. Taïwan serait le principal perdant dans tout conflit, que les États-Unis l'appuient ou non.

Une guerre sino-américaine au sujet de Taïwan pourrait rapidement dégénérer en guerre nucléaire. La Chine a une politique de non-recours en premier aux armes nucléaires, mais elle pourrait lancer une contre-attaque dévastatrice sur la patrie américaine si nous l'attaquions. Il y a très peu de contacts concrets entre les militaires américains et chinois, et il n'y a aucun mécanisme de contrôle de l'escalade en place. Si nous en arrivions à l'affrontement, et c'est une éventualité, qui peut prétendre savoir comment l'un ou l'autre côté pourraient gérer les pressions en interne en faveur d'une escalade, c'est loin d'être clair. Au lieu d'explorer les moyens d'établir et de gérer un équilibre stratégique avec la Chine, nous nous retirons du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) en partie pour nous permettre de déployer des armes nucléaires plus près de la Chine.

Pour le meilleur ou pour le pire, la société chinoise admirablement libérale de Taïwan ne peut assurer sa sécurité ou sa prospérité sans parvenir à un compromis avec la société chinoise autoritaire et beaucoup plus grande qui est de l'autre côté du détroit. Tôt ou tard, Taïwan devra négocier un modus vivendi durable avec le continent. Les politiques américaines actuelles aident Taïwan à éviter les choix difficiles, alors même que l'équilibre des pouvoirs change contre elle. Nous aidons par inadvertance Taïwan à se préparer à une offre chinoise qu'elle ne pourra refuser. Dans le même temps, les relations sino-américaines deviennent de plus en plus hostiles sur les plans politique, économique et militaire.

Ce à quoi nous sommes confrontés avec la Chine, ce n'est pas à une nouvelle guerre froide, mais à un affrontement comme nous n'en avons jamais connu en 230 ans en tant que démocratie constitutionnelle. La Chine est pleinement intégrée dans l'économie mondiale. La grande stratégie d'endiguement de George Kennan était basée sur le jugement correct que, si elle était isolée assez longtemps, les défauts du système autarcique soviétique la feraient échouer. La Chine ne peut être isolée et son économie surpasse actuellement la nôtre.

L'Union soviétique était un État trop militarisé qui s'est effondré sous le poids des dépenses excessives de défense. La Chine a maintenu la part de son PIB consacrée à l'armée à un niveau égal ou inférieur à celui de nos « alliés » européens, que nous accusons de dépenser trop peu pour leur défense. L'Union soviétique contrôlait des pays satellites et cherchait à imposer son idéologie aux autres, y compris à nous. Les Chinois n'ont pas de satellites et sont connus pour ne pas se soucier du tout de la façon dont les étrangers se gouvernent.

Notre concurrence avec la Chine est avant tout économique. Ce n'est pas l'idéologie la plus séduisante, les porte-avions les plus puissants ou la plus grande réserve d'armes nucléaires qui déterminera qui a l'idéologie la plus séduisante, mais bien quel pays a la performance économique la meilleure et l'appareil étatique le plus solide.

Sommes-nous prêts pour un tel challenge ? Regardons le bon côté des choses. Peut-être que cela nous mettra au défi de nous ressaisir. Espérons que oui.

Le président Trump et le président chinois Xi Jinping avec leurs épouses, avril 2017. (Wikimédia)

Peu importe quel parti politique contrôle la Chambre ou le Sénat. Le Congrès ne peut toujours pas adopter un budget ou fixer des priorités nationales. Quand il n'est pas en shutdown, notre gouvernement fonctionne par reconduction de crédit. Notre dette est hors de contrôle. Depuis le début du siècle, nous avons engagé près de 6 trillions de dollars [1 trillion = 1000 milliards dans les pays anglo-saxons (Wikipedia) NdT] dans des guerres que nous ne savons pas comment terminer. Entre-temps, nous avons reporté environ 4 trillions de dollars pour l'entretien de nos infrastructures matérielles qui se détériorent rapidement. Nous désinvestissons dans notre capital humain, en réduisant le financement de nos universités et de la recherche scientifique. Notre gouvernement saigne le talent. Ce n'est pas notre heure de gloire.

Et si les alliés sont des atouts plutôt que des fardeaux, la volonté de nos partenaires en matière de sécurité à l'étranger de nous suivre est plus incertaine qu'à tout autre moment depuis que nous sommes devenus une puissance mondiale active, il y a sept décennies. Nous nous retirons des accords et des institutions internationales, sans chercher à les façonner à notre avantage ou à en élaborer de nouveaux. Au lieu de demander à nos alliés de faire plus pour se défendre, nous leur demandons de nous payer pour les défendre. Notre Sénat ne peut plus se résoudre à examiner, et encore moins à ratifier des traités - même ceux que nous avons nous-mêmes proposés à l'origine. Bref, nous ne dirigeons plus le monde comme nous l'avons fait autrefois. Nous ne faisons pas partie de la solution aux problèmes transnationaux comme le réchauffement climatique ou la maîtrise des armements. Au lieu de cela, nous devenons des obstructionnistes actifs dans la recherche de solutions à des problèmes mondiaux urgents.

L'ascenseur social qui a fait de l'égalité des chances une réalité dans notre pays s'est amenuisée. Nos riches s'enrichissent de plus en plus ; ceux qui ont moins de chance ne s'enrichissent pas. Nous avons le pourcentage le plus élevé de notre population emprisonnée de tous les pays du monde. Cela étant dit, en ce qui concerne de nombreuses autres mesures d'excellence internationale, nous sommes tombés avec complaisance à des niveaux de médiocrité. Nos élèves se classent au 38e rang en mathématiques et au 24e rang en sciences. Nous nous classons au quarante-deuxième rang pour l'espérance de vie, au quarante-cinquième rang pour la liberté de la presse, au dix-neuvième rang pour le respect de l'état de droit et au dix-septième rang pour la qualité de vie. Dois-je continuer ?

Il y a beaucoup de choses à améliorer chez nous avant que nous puissions être sûrs d'avoir ce qu'il faut pour aller à l'étranger à la recherche de dragons à détruire. Il y a un réel danger que nous ayons assumé plus que nous ne pouvons gérer. La Chine se rend coupable de malversations dans plusieurs aspects de ses politiques commerciales. Nous avons raison d'exiger qu'elle les corrige. L'expérience montre clairement que, si nous travaillons avec d'autres organisations comme l'Organisation mondiale du commerce pour persuader la Chine de le faire, nous pouvons faire avancer la Chine dans la bonne direction. Une attaque généralisée contre la Chine du genre de celle que nous venons de lancer risque non seulement d'échouer, mais elle comporte aussi des risques que nous n'avons pas suffisamment pris en considération. Ces risques incluent la lutte armée avec une puissance nucléaire. Et la Chine devient relativement plus forte, et non plus faible, alors même que notre gestion maladroite des affaires étrangères marginalise de plus en plus les États-Unis dans des domaines de l'activité humaine que nous avons traditionnellement dominés.

Nous n'avons pas suffisamment réfléchi à la manière de tirer parti de la montée en puissance de la Chine à notre avantage. Essayer de démolir la Chine ne réussira pas. Elle ne guérira pas non plus la fragilisation que nous nous sommes nous-mêmes infligée en tant que nation.

Nous avons lancé une compétition globale avec la Chine à laquelle nous ne sommes pas prêts. Nous ne pouvons pas nous permettre d'apprendre cela à la dure. Quoi que nous fassions au sujet de la Chine, nous devons nous ressaisir et le faire maintenant.

Allocution prononcée à la Conférence de Saint-Pétersbourg sur les affaires mondiales, Saint-Pétersbourg (Floride), 12 février 2019

L'ambassadeur Chas W. Freeman préside Projects International, Inc. Il a reçu de nombreux prix et distinctions honorifiques, a pris la parole en public et est l'auteur de cinq livres.

Source :  Consortium News, Chas W. Freeman Jr, 18-02-2019

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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