De quoi Greta Thunberg est-elle le nom ? Pourquoi la jeune militante écolo est-elle attaquée avec une violence verbale inédite ? En s'appuyant notamment sur les travaux de Sigmund Freud et Michel Foucault, Guillaume Von der Weid, philosophe et enseignant à Sciences Po, avance quelques pistes de réponses.
Greta Thunberg, une adolescente qui milite courageusement pour la planète, est victime depuis plusieurs semaines d'attaques frénétiques dans les médias. Fin septembre, un responsable culturel en vue a même évoqué son élimination physique. Paradoxe spectaculaire d'une jeunesse alerte et courageuse honnie par une société vieillissante dilapidatrice.
C'est que Greta Thunberg ne fait pas que répéter les évidences écologiques mille fois entendues. Elle accuse avec précision. Elle fait apparaître, dans l'éblouissement de sa jeunesse indignée, l'aberration égoïste de notre inaction. Sans aucun diplôme ni accréditation, elle prend la place du père, du prêtre, du psy qui, chacun à leur façon, ont déserté la scène, et nous met face à nos responsabilités, sans échappatoire.
Coincés entre deux réalités incompatibles
D'ordinaire, les oiseaux de malheur, les moralistes de profession, les Cassandre auto-proclamés sont congédiés sans trop de peine avec quelques formules qui renversent les reproches, décrédibilisent les accusations, floutent les blâmes. Mais comment glisser sous le tapis le taux de réchauffement des océans, équivalent à la chaleur produite par 300 000 Hiroshima par jour engendrée par notre industrie productive, comme le calculait en janvier 2019 The Guardian ? Nous voilà coincés entre deux réalités incompatibles : celle de notre mode de vie, ô combien tangible et désirable, et celle d'un avenir proche qui en exige l'abolition, à moins de devenir invivable à horizon 2050.
« Elle est devenue porteuse d'impératifs moraux inatteignables et donc essentiellement culpabilisants »
Greta Thunberg a donc endossé le rôle du « surmoi » freudien. Elle est devenue porteuse d'impératifs moraux inatteignables et donc essentiellement culpabilisants, en étendant à l'infinité des générations futures le devoir que nous avons face à nos semblables, suivant le « principe responsabilité » qu'Hans Jonas avait énoncé en 1979 dans son livre éponyme : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur Terre ».
Créant ainsi une tension irréductible avec le « Ça » de nos pulsions hédonistes, Greta Thunberg nous donne la position du moi freudien à qui tout bonheur est interdit, tiraillé entre ces deux maîtres antagonistes qu'il ne peut satisfaire simultanément ( Le Moi et le Ça, 1923), ni séparément, à moins de boire la potion du Docteur Jeckyll séparant nos tendances au bien et au mal en deux personnalités distinctes, et partant capables d'en jouir sans mélange ( L'étrange cas du Dr Jeckyll et de M. Hyde, Stevenson, 1886). Mais Greta Thunberg n'est pas un vice intérieur, et plutôt que d'arrêter de boire, certains préfèrent lui régler son compte.
La raison victime de la toute-puissance
Pour sauver la planète, en revanche, la civilisation devra sans doute se poursuivre autrement, non plus sur le modèle d'une rationalité qui change un réel utilisé comme matière première, mais sur un modèle raisonnable qui s'ajuste à une nature apparentée. Nous pensions vaincre le principe de réalité en donnant à nos désirs l'avantage de la techno-science. Mais, tout comme le roi Midas périssant au milieu de son or, notre industrie ne survivra pas à une planète plastifiée. Paradoxe d'une raison qui a magnifié notre existence en dominant la nature, et nous enjoint de la respecter pour simplement survivre. Paradoxe d'une raison devenue folle à force de toute-puissance.
Folie de la raison qui se reflète, pour finir, dans l'autisme de Greta Thunberg, que ses détracteurs ne manquent pas de rappeler, sans réaliser qu'en s'attaquant à la fois à la justesse de ses pensées et au dérèglement de son esprit, ils se contredisent eux-mêmes. Mais le but est peut-être moins de lui donner tort que de conjurer l'image que nous renvoie une folle qui nous accuse d'être fous, superposant deux types de folies que l'hôpital psychiatrique devait séparer, comme le remarquait Michel Foucault dans son Histoire de la folie à l'âge classique : « Les figures de la vision cosmique et les mouvements de la réflexion morale iront désormais en se séparant toujours davantage. D'un côté, il y aura une Nef de fous, chargée de visages forcenés qui peu à peu s'enfonce dans la nuit du monde, parmi des paysages qui parlent des sourdes menaces de la bestialité et de la fin des temps. De l'autre côté, il y aura une Nef des fous qui forme pour les sages l'Odyssée exemplaire des défauts humains. »
La prise de conscience de notre folie sera-t-elle le premier pas du salut ?