Il est mort comme un chien. » Le président Trump n'aurait pas pu écrire une phrase plus percutante alors qu'il se préparait pour son gros plan à la Obama ben Laden devant le monde entier.
Abou Bakr al-Baghdadi, faux calife, chef d'ISIS/Daech, l'homme le plus recherché de la planète, a été « livré à la justice » sous le mandat de Trump. Le chien mort calife est maintenant positionné comme trophée gagnant en politique étrangère en vue de la réélection de 2020.
Les scènes-choc de l'inévitable film ou série Netflix à venir - aussi inévitablement que la mort et les impôts - sont déjà écrites. (Trump : « j'ai vu ça comme un film ».) Le couard ultra-terroriste coincé dans un tunnel sans issue, huit hélicoptères de combat planant au-dessus, des chiens aboyant dans l'obscurité, trois enfants terrifiés pris en otage, le couard fait exploser un gilet pare-balles, le tunnel s'effondre sur lui et les enfants.
Une équipe médico-légale de premier plan qui transporte des échantillons de l'ADN du faux calife fait apparemment son travail en un temps record. Les restes de la cible auto-explosée - scellés dans des sacs en plastique - le confirment : c'est Baghdadi. En pleine nuit, il est temps pour le commando de retourner à Irbil, un vol de 70 minutes au-dessus du nord-est de la Syrie et du nord-ouest de l'Irak. Fondu au noir : nous sommes à la conférence de presse de Trump. Mission accomplie. Générique.
Tout cela s'est passé dans une enceinte située à quelques 300 mètres du village de Barisha, à Idlib, dans le nord-ouest rural de la Syrie, à seulement 5 km de la frontière syro-turque. Le complexe n'existe plus : il a été transformé en gravats pour qu'il ne devienne pas le sanctuaire (syrien) d'un Irakien renégat.
Le calife, en fuite, était arrivé dans ce trou perdu rural seulement 48 heures avant le raid, selon les renseignements turcs. Une question sérieuse est de savoir ce qu'il faisait dans le nord-ouest de la Syrie, à Idlib - un chaudron de type Donbass en 2014 - que l'armée syrienne et la puissance aérienne russe attendent le bon moment pour éteindre.
Il n'y a pratiquement pas de jihadistes de ISIS/Daech à Irbil, mais beaucoup de Hayat Tahrir al-Sham, anciennement Jabhat al-Nusra, à savoir Al-Qaïda en Syrie, des noms connus à Washington sous le nom de « rebelles modérés », dont des brigades turkmènes hardcore précédemment armées par des renseignements turcs. La seule explication rationnelle est que le calife aurait pu identifier ce coin perdu d'Idlib près de Barisha, loin de la zone de guerre, comme un passeport secret idéal pour passer en Turquie.
Les Russes savaient ?
L'intrigue s'épaissit lorsque nous examinons la longue liste de « remerciements » de Trump pour le raid réussi. La Russie vient en premier, suivie de la Syrie - probablement des Kurdes syriens, et non de Damas - puis de la Turquie et de l'Irak. En fait, les Kurdes syriens n'ont été crédités que d'un « certain soutien », selon les mots de Trump. Leur commandant Mazloum Abdi, cependant, a préféré vanter le raid comme une « opération historique » grâce à un apport essentiel des renseignements kurdes syriens.
Dans la conférence de presse, Trump, qui s'étendait quelque peu sur ses remerciements, a derechef félicité la Russie (« grande » collaboration), et l'Irak avait été « excellent » : le Service national des renseignements irakiens a ensuite commenté le coup de chance qu'il avait obtenu via un Syrien qui avait fait passer en fraude les femmes de deux des frères de Baghdadi, Ahmad et Jumah, à Idlib via la Turquie.
Les forces spéciales américaines n'auraient jamais pu parvenir à cette réussite sans des renseignements complexes des Kurdes syriens, des Turcs et des Irakiens. De plus, le président Erdogan accomplit un autre chef-d'œuvre tactique, en assumant son rôle de grand allié dévoué de l'OTAN tout en laissant les reliquats d'Al-Qaïda trouver refuge à Idlib, sous l'œil vigilant des militaires turcs.
Significativement, Trump a dit à propos de Moscou : « Nous leur avons dit : « Nous arrivons »... et ils ont dit : « Merci de nous avoir prévenus. » Mais, « ils ne savaient rien sur la mission. »
C'est irréfutable. En fait, le ministère russe de la Défense, par l'intermédiaire de son porte-parole, le général de division Igor Konashenkov, a déclaré qu'il ne disposait « d'aucune information fiable sur des militaires américains menant une quelconque opération visant à « encore une autre » élimination de l'ancien chef de Daech Abou Bakr al-Baghdadi dans la partie de la zone de désescalade d'Idlib contrôlée par la Turquie. »
Et sur le « nous leur avons dit » de Trump, le ministère russe de la Défense a insisté : « Nous ne savons rien sur une quelconque autorisation de vol pour des avions américains dans l'espace aérien de la zone de désescalade d'Idlib au cours de cette opération. »
Selon des sources de terrain en Syrie, une rumeur répandue à Idlib est que le « chien mort » à Barisha pourrait être Abou Mohammad Salama, le chef du Haras al-Din, un sous-groupe mineur d'Al-Qaïda en Syrie. Haras al-Din n'a fait aucune déclaration à ce sujet.
ISIS/Daech a par ailleurs déjà désigné un successeur : Abdullah Qardash, alias Hajji Abdullah al-Afari, également irakien et ancien officier militaire de Saddam Hussein. Il est fort possible qu'ISIS/Daech et une myriade de sous-groupes et de variations d'Al-Qaïda en Syrie fusionnent à nouveau, après leur division de 2014.
Qui prend le pétrole ?
Il n'y a aucune explication plausible à ce qu'Abou Bakr al-Baghdadi, pendant des années, ait joui de la liberté de faire la navette entre la Syrie et l'Irak, en évitant toujours les formidables capacités de surveillance du gouvernement américain.
Mais il n'y a pas non plus d'explication plausible à ce fameux convoi de 53 Toyota Hi-Luxes blanches flambant neuves traversant le désert de la Syrie à l'Irak en 2014, avec à bord des jihadistes d'ISIS/Daech qui brandissaient leurs drapeaux sur le chemin de Mossoul, échappant également aux satellites américains censés couvrir le Moyen-Orient 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7.
Et il n'y a aucun moyen d'enterrer le mémo de la Defense Intelligence Agency (DIA) des États-Unis fuité en 2012, qui nommait explicitement « l'Occident, les monarchies du Golfe et la Turquie » en tant que pays désirant une « principauté salafiste » en Syrie (opposée, de manière significative, à la Russie, à la Chine et à l'Iran - les pôles clés de l'intégration eurasienne).
C'était bien avant l'irrésistible ascension d'ISIS/Daech. Le mémo de la DIA était sans équivoque : « Si la situation se dégrade, il est possible d'établir une principauté salafiste déclarée ou non déclarée dans l'est de la Syrie (Hasaka et Der Zor), et c'est exactement ce que veulent les puissances qui soutiennent l'opposition, afin d'isoler le régime syrien, qui est considéré comme stratégique pour l'expansion chiite (Irak et Iran).
Il est vrai que le faux calife a été proclamé absolument mort au moins cinq fois, à partir de décembre 2016. Pourtant, le moment, aujourd'hui, est on ne peut plus opportun.
Les faits sur le terrain, après le dernier accord majeur négocié par la Russie entre les Turcs et les Kurdes syriens, montrent clairement que le rétablissement de l'intégrité territoriale de la Syrie est en bonne voie, lente mais sûre. Il n'y aura pas de balkanisation de la Syrie. La dernière poche qui reste à délivrer des jihadistes est Irbil.
Et puis, il y a la question du pétrole. Le film « il est mort comme un chien » enterre littéralement - du moins pour l'instant - une histoire extrêmement gênante : le Pentagone déploie des chars pour « protéger » les champs de pétrole syriens. C'est tout aussi illégal, selon toutes les interprétations possibles du droit international, que la présence même en Syrie de troupes américaines, qui n'ont jamais été invitées par le gouvernement de Damas.
Des négociants en pétrole du Golfe Persique m'ont dit qu'avant 2011, la Syrie produisait 387 000 barils de pétrole par jour et en vendait 140 000, soit l'équivalent de 25,1% des revenus de Damas. Aujourd'hui, les champs d'Omar, al-Shadadaddi et Suwayda, dans l'est de la Syrie, ne produiraient pas plus de 60.000 barils par jour. C'est pourtant essentiel pour Damas et pour le « peuple syrien » tant admiré à Washington - ce sont les propriétaires légitimes du pétrole.
Les Unités de protection du peuple (YPG), pour la plupart kurdes, ont en fait pris le contrôle militaire de Deir er-Zor alors qu'elles combattaient ISIS/Daech. Pourtant, la majorité de la population locale est Arabe sunnite. Ils ne toléreront jamais la moindre suggestion d'une domination kurde syrienne de long terme - et encore moins en tandem avec une occupation américaine.
Tôt ou tard, l'armée syrienne arrivera, avec l'appui de la puissance aérienne russe. L'État profond le pourrait, mais Trump, dans une année électorale, ne risquerait jamais une guerre ouverte pour quelques champs de pétrole illégalement occupés.
Au final, le film « Il est mort comme un chien » peut être interprété comme un tour d'honneur, et la fermeture d'un arc narratif qui languissait depuis 2011. Lorsqu'il a « abandonné » les Kurdes des Forces démocratiques syriennes, Trump a effectivement enterré la question du Rojava - à savoir un Kurdistan syrien indépendant.
La Russie est au pouvoir en Syrie - sur tous les fronts. La Turquie s'est débarrassée de sa paranoïa sur le « terrorisme » - toujours à diaboliser le PYD kurde syrien et sa branche armée, l'YPG en tant qu'émanations des séparatistes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Turquie - et cela pourrait aider à résoudre la question des réfugiés syriens. La Syrie est en passe de récupérer tout son territoire.
Le film « Il est mort comme un chien » peut aussi être interprété comme la liquidation d'un atout autrefois utile, parce que c'était un élément précieux de la corne d'abondance des USA, la guerre mondiale perpétuelle contre le terrorisme. D'autres épouvantails, et d'autres films attendent.
Pepe Escobar
Paru sur Asia Times sous le titre Caliph closure: 'He died like a dog'
Traduction par le site Entelekheia
La source originale de cet article est Asia Times
Copyright © Pepe Escobar, Asia Times, 2019