Le bilan de la crise sociale que vient de traverser l'Equateur, avec de durs affrontements entre manifestants et forces de l'ordre, est de huit morts et plus de mille blessés. En cause -entre autres bien plus anciennes- la hausse des prix des carburants...
Le 16 octobre, l'ONU a célébré la journée mondiale de l'alimentation. Les Nations unies ont joué un rôle de médiateur entre le gouvernement de Lenin Moreno et la Confédération des Nations indigènes de l'Équateur (CONAIE), composée principalement de petits paysans, les premières victimes des ajustements du Fond monétaire international (FMI).
« Nous, les Indiens, nous sommes nés de la terre, nous vivons de la terre. Que se passerait-il si nous, les 'Indiens sales', comme ils nous appellent, nous ne leur envoyions pas nos aliments ? Que mangeraient-ils ? », se demande devant une caméra Ana Maria Guacho, créatrice du Mouvement des indigènes du Chimborazo.
Cette dame de 70 ans me rappelle une paysanne rencontrée lors d'un voyage en Équateur en juin dernier. Je parcours la Sierra centrale pour admirer les merveilles de ce petit pays, situé au centre de la terre. Je découvre le marché aux légumes de Zumbahua et fais le tour du cratère du volcan éteint Quilotoa, avant d'arriver au village indien de Chugchilán. Elle ramasse avec son mari des pommes de terres dans le brouillard. Je m'approche d'eux et leur propose de les aider. Nous passons toute l'après-midi à travailler la terre. Tous ses enfants sont partis vivre en ville, elle leur apportera sa récolte. Ses mains sont usées après tant d'années de travail. Elle vit à Latacunga chez ses enfants, et revient sur son lopin de terre deux fois par mois. A la fin de la journée, nous cuisons quelques pommes de terre et un cochon d'Inde.
Je repars le cœur lourd après avoir partagé le quotidien de cette femme. Je l'imagine battant le pavé avec des milliers d'Indiens agriculteurs de la Sierra et d'Amazonie. Les manifestants ne protestaient pas seulement contre la hausse spectaculaire des prix du carburant due à la suppression des subventions. Ils demandaient aussi la fin des concessions minières et avaient d'autres revendications comme la défense de l'agriculture familiale. Le décret 883 suspendu le 14 octobre, est la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. « Cette explosion sociale est liée à la déflation des produits agricoles ces deux dernières années. La baisse des prix des aliments affecte les conditions de vie des communautés indigènes, surtout dans la Sierra centrale, qui sont des producteurs pour le marché interne », explique Pablo Iturralde, chercheur au Centre des droits économiques et sociaux (CDES).
Le malaise social existe depuis longtemps. L'application des conditions du FMI a commencé avant la signature de l'accord. Dans un des documents de la Banque interaméricaine du développement (BID), on pouvait lire que la réforme fiscale et les licenciements massifs étaient les conditions du FMI pour commencer à mettre en place les déboursements. L'État s'est endetté de plus de 11 milliards de dollars en un an et demi, dépassant la dette contractée par l'ancien Président Rafael Correa en 9 ans. « Tout cela a commencé en 2017, après 16 ans de diminution continue de la pauvreté et des inégalités sociales. Ce n'est pas un hasard, et ce n'est pas dû à un choc externe. Aujourd'hui, les prix du pétrole sont au moins 40 % plus élevés que pendant les derniers mois du gouvernement de Correa, lorsqu'il a dû faire face à un ralentissement économique », souligne l'économiste.
La politique d'ajustement de Lenin Moreno ne concerne pas seulement l'accord avec le FMI, mais aussi une réforme du travail qui précarise la vie des travailleurs, accompagnée de nouveaux cadeaux fiscaux pour les plus riches et les investisseurs étrangers, c'est-à-dire les transnationales qui occuperont à nouveau le territoire, pour une extraction sans limites des ressources naturelles du pays. Le troisième axe de cette réforme est un affaiblissement de l'État dans sa capacité à contrôler les mouvements de capitaux et réguler le commerce extérieur. « Dans un pays dollarisé comme l'Equateur, si on ne réglemente pas les importations, la seule alternative économique qu'il reste, c'est de serrer la ceinture des travailleurs pour rendre plus compétitif les coûts de production. L'argent pour financer le subventionnement de l'essence existe, il vient de l'État. Il suffit de combattre l'évasion fiscale et faire payer leurs dettes aux groupes économiques qui doivent 4 milliard de dollars au pays, soit le montant que Lenin Moreno a demandé au FMI. On pourrait optimiser les dépenses publiques, sans affecter les dépenses en matière de santé et d'éducation, ni les dépenses en investissement du capital d'État. »
« Nous sommes les enfants des grands soulèvements des années 1990 »
Je continue mon voyage dans la Sierra centrale. J'arrive au marché de Guamote, dans la région de Riobamba. Un jeune homme de 20 ans m'offre des fraises à la fin du marché. « Vous voyez cette montagne, eh bien j'habite sur ces terres, je suis fière d'être Indien et parler quechua. Mais aujourd'hui, à l'école on veut privilégier l'apprentissage de l'anglais, au détriment des langues ancestrales ». Ce garçon est né un peu avant la dollarisation de l'économie, il n'a pas vécu les ajustements néolibéraux des années 90. Il a grandi pendant les années de croissance. J'imagine aussi ce jeune, manifestant dans les rues, comme l'avaient fait ses ancêtres en 1803. 10 000 Indiens de Guamote et Columbe s'était révoltés contre le système d'imposition de la royauté, en criant « soulevons-nous, récupérons notre terre et notre dignité ».
L'Histoire lointaine des luttes pour l'Indépendance et l'Histoire immédiate se rejoignent. Eduardo Meneses, politologue et militant de l'organisation « Université populaire », était enfant le 12 octobre 1992, lors de la célébration des 500 ans de l'invasion espagnole. « Depuis plusieurs années, les analystes politiques et les partis de droite avait signé la mort du mouvement indigène. Cette grève a permis de renouveler les structures traditionnelles des mouvements sociaux, qu'il s'agisse des syndicats, des Indiens ou des partis politiques. Dans les assemblées populaires du mouvement indigène, on entendait dire : « nous sommes les enfants des grands soulèvements des années 1990 ». Cette nouvelle génération de dirigeants rompt avec certaines pratiques qui avaient affaibli le mouvement indigène, centré sur des figures individuelles. On observe la naissance d'un leadership collectif bien plus local que national. »
A la différence des révoltes des années 1990, la période actuelle est marquée par la dollarisation de l'économie. Les mesures du FMI sont d'autant plus douloureuses pour l'ensemble de la population qu'elles sont ressenties de manière immédiate. Il existe aussi un élément politique, selon Pablo Iturralde : « A cette époque, il y avait un bloc de pouvoir fractionné, ce qui générait de la déstabilisation politique. Aujourd'hui le facteur « Rafael Correa » fait que la classe politique essaie par tous les moyens de maintenir l'unité. Dans le gouvernement de Lenin Moreno, il existe des fractions avec des intérêts distincts. Au moment où le pouvoir vacille, il reste soudé contre les mouvements sociaux mobilisés et le « correisme » parce que les ministres craignent bien plus Correa et le peuple que de devoir faire des concessions entre eux. »
Lors de la grande mobilisation du 12 octobre, renommée par Hugo Chavez en 2004 « Journée de la Résistance Indigène », les habitants des quartiers populaires de Quito ont à nouveau marché, pour exiger la suspension du décret 883. L'État d'urgence décrété le premier jour avait pour objectif d'effrayer les gens afin qu'ils ne sortent pas de chez eux. Une interdiction bravée pendant 12 jours par les manifestants qui se retrouvaient dans le parc de l'Arbolito, lieu de confrontation avec la police. Le pouvoir a finalement militarisé la capitale le samedi, avant de céder le lendemain. Les casseroles qui retentissaient dans Quito ont laissé la place aux cris de victoire. Le gouvernement a eu recours à plusieurs tactiques vaines pour tenter de dissoudre le mouvement, en réprimant très violemment les protestations dès le début. Il a parallèlement essayé de diviser les gens, en affirmant que le parti de la Révolution citoyenne de Rafael Correa voulait les récupérer, allant jusqu'à affirmer que la guérilla des FARC était infiltrée parmi les manifestants.
Puis, il a assuré que les dirigeants indigènes négociaient dans le dos de la CONAIE. « Cela a été immédiatement démenti par la confédération. Il y a peut-être eu certaines figures indigènes qui ont essayé de le faire. Elles n'ont rien à voir avec la confédération, qui a maintenu un effort d'union avec les bases », rappelle Eduardo Meneses. La ministre de l'Intérieur, qui a reconnu, lors d'une conférence de presse, le chiffre de 8 morts, 1330 détenus et 1507 blessés, a aussi affirmé que la couverture des manifestations les plus massives depuis 15 ans en Équateur, par RT en espagnol, attirait son attention. « Nous allons devoir faire la lumière sur beaucoup de choses », a déclaré Maria Paula Romo. En revanche, la diffusion de dessins animés pendant les manifestations par les chaînes de télévisions nationales, ne l'a semble-t-il pas perturbée.
Des élections anticipées pour une sortie de crise ?
Lenin Moreno prépare la rédaction d'un nouveau décret, évitant ainsi le scénario immédiat de la démission mais tiendra-t-il jusqu'aux élections de 2021, après cette perte de légitimité démocratique ? Son adversaire politique, Rafael Correa, est exilé en Belgique et fait l'objet d'un « lawfare », un processus de judiciarisation de la politique. Il ne peut revenir en Équateur sous peine d'être emprisonné. Il appelle à mettre en place « la muerte cruzada », terme juridico-politique utilisé en Equateur qui consiste en la faculté du pouvoir exécutif de dissoudre le pouvoir législatif, avec l'obligation de l'Assemblée nationale de convoquer des élections pour renouveler les deux pouvoirs. Le président pouvant participer à cette élection, cette loi peut être considérée comme un référendum révocatoire. « Nous avons vécu plusieurs renversements de présidents, et cela n'a pas toujours signifié freiner la politique néolibérale, se souvient Eduardo Meneses. L'Assemblée nationale est composée de députés de la droite traditionnelle et de la droite du gouvernement néolibéral qui n'est malheureusement pas capable de répondre au mécontentement du peuple. Et le mouvement populaire ne parle pas de sortie électorale de la crise car il se méfie des politiques et des partis en ce moment. »
« Les gouvernements néolibéraux incendient à nouveau la région », écrit Aram Arahonian, journaliste uruguayen. Une métaphore qui rappelle les incendies provoqués par les grands propriétaires terriens en Amazonie, soutenus par le président Jair Bolsonaro. « Est-ce l'heure du retour des gouvernements progressistes ? » se demande le journaliste uruguayen, alors que la gauche pourrait bientôt revenir au pouvoir en Argentine. « Il est indéniable qu'il y a eu des politiques de redistribution des richesses envers le peuple ces dernières années, répond Eduardo Meneses. Mais ces gouvernements n'ont pas résolu les contradictions qui ont permis le retour de la droite au pouvoir. Si nous voulons arriver à un nouveau cycle, nous devons questionner la Révolution citoyenne, qui n'a pas réussi à inclure le mouvement indigène, comme un acteur central, en méconnaissant la particularité de l'identité des Indiens. L'ancien gouvernement n'est pas parvenu non plus à remettre en cause la propriété de la terre. Nous avons besoin de nouvelles alliances politiques pour comprendre le processus de transition qui peut nous permettre de sortir de l'extractivisme. Cela signifie des années de planification économique, ce que la Révolution citoyenne n'a pas pu faire, car elle avait en son sein des représentants de l'oligarchie, des exportateurs. La signature des accords de libre-échange avec l'Europe est un exemple de ces contradictions. »
Nous vivons dans une société dépendante du pétrole, à une époque où l'extraction du brut coûte de plus en plus cher. Que l'on porte des gilets jaunes ou des ponchos multicolores, nous sommes tous victimes de la « malédiction du pétrole ». Soutenir ou éliminer la dépendance à l'or noir demandera beaucoup d'efforts. Après la révolution des bourdons, « la revolución de los zánganos », le soleil reviendra-t-il en Équateur ? « Nous allons cesser de bourdonner », avait déclarer Lenin Moreno pour justifier la fin d'une politique de subvention du pétrole et de l'essence qui bénéficiait aux classes populaires depuis quarante ans. Zánganos - qui signifie « bourdon », mais aussi « paresseux » - est un terme utilisé par les franges les plus aisées de la population pour désigner les travailleurs, et suggérer leur manque d'éducation. Le peuple a intelligemment retourné l'insulte contre le président, en désignant leur mouvement comme étant la « révolution des bourdons ». Les Zánganos de la CONAIE ont fait céder la reine, qui écrira un nouveau décret avec les abeilles ouvrières, remplaçant celui imposé par le FMI.
Angèle Savino, 22 oct. 2019
*Angèle Savino, journaliste et réalisatrice française de documentaires, a vécu 13 ans au Venezuela. Elle travaille depuis longtemps avec les paysans et les peuples indigènes d'Amérique Latine.