Par Richard Labévière
Paru sur Proche et Moyen-Orient
Selon plusieurs sources militaires et diplomatiques, la rédaction de prochetmoyen-orient.ch peut confirmer que ce sont bien les services secrets turcs - à la demande expresse du président Recep Tayyip Erdogan - qui ont informé le Pentagone du lieu exact de la présence d'Abou Bakr al-Baghdadi - le chef de l'organisation « Etat islamique » (Dae'ch) - dans la localité de Baricha (gouvernorat d'Idlib) au nord-ouest de la Syrie. Durant la nuit du 26 au 27 octobre dernier, un commando des forces spéciales américaines a pu, ainsi tué le chef terroriste.
En offrant sur un plateau d'argent la tête de celui que Washington présente comme « l'homme le plus recherché du monde », le président turc s'est ainsi assuré du plein soutien américain à son intervention militaire dans le nord de la Syrie. Vu d'Ankara, ce nouveau gage médiatique - fourni à Donald Trump pour sa campagne électoral -, visait aussi à rééquilibrer l'ensemble d'une opération turque ayant surtout bénéficié d'un feu vert russe ! D'une pierre trois coups : l'intervention turque confirme le retrait militaire américain. Elle met fin à la fantasmagorie du « Rojava ». Et surtout, elle permet aux autorités syriennes de reprendre pied à l'Est de l'Euphrate.
Toujours est-il qu'Ankara a pu ainsi se débarrasser - à bas prix - d'un chef jihadiste devenu très encombrant, tant ce dernier aurait pu révéler comment les services secrets turcs avaient pleinement participé à la création de Dae'ch dès 2013, et comment ces mêmes services - avec l'aide de plusieurs mouvements de l'extrême-droite turque - avaient facilité (à partir de l'été 2011) l'acheminement en Syrie de milliers de jihadistes ouïghours venus du Xinjiang (nord-ouest de la Chine) et d'autres combattants islamistes en provenance de Tchétchénie et d'autres parties du Caucase.
Dans tous les cas de figures, la neutralisation du chef de Dae'ch s'inscrit dans la plus belle tradition hollywoodienne, images et « plan com » à l'appui. Renouant avec la machinerie-western de l'invasion anglo-américaine de l'Irak au printemps 2003, lorsque les chasseurs de prime des forces spéciales traquaient Saddam Hussein et son entourage dont les visages avaient été reproduits dans un jeu de cartes à jouer au poker, l'opération des forces spéciales américaines qui a permis de neutraliser Baghdadi en rappelle une autre...
Retour sur image
Le 2 mai 2011, une vingtaine de soldats des SEAL (commandos de l'US Navy), membre du Naval Special Warfare Development Group (DEVGRU) et du Joint Special Operations Command, placés sous l'autorité de la CIA, interviennent dans une villa de la banlieue d'Abbottabad au nord du Pakistan (la ville abrite plusieurs grandes écoles militaires). Lors d'un raid baptisé « Neptune's Spear » (Trident de Neptune) qui dure une quarantaine de minutes, ils tuent le chef de la Qaïda - Oussama Ben Laden - et plusieurs personnes de son entourage. Le corps est identifié par test ADN et les techniques de « reconnaissance faciale », avant d'être immergé en haute mer. L'équipe du président Barack Obama met soigneusement en scène la séquence, multipliant photographies et déclarations de la « cellule de crise », insistant que sur le fait que la neutralisation de « l'ennemi public numéro 1 » serait bien l'aboutissement d'une enquête de plusieurs années.
A l'époque, nous avions eu la confirmation que les services américains connaissaient le lieu de villégiature de Ben Laden depuis plus de... quatre ans. D'entente avec l'ISI - les services spéciaux de l'armée pakistanaise qui avaient beaucoup à se faire pardonner pour leur soutien aux Talibans et à d'autres factions terroristes pachtounes -, la CIA attendait le feu vert de la Maison Blanche afin de choisir le moment propice et le plus opportun pour supprimer le chef de la Qaïda.
En premier lieu, il s'agissait de redorer le blason sécuritaire d'un président démocrate jugé quelque peu laxiste en matière de riposte anti-terroriste. Mais surtout en pleine séquence des dites « révolutions arabes », alors que la Maison Blanche espérait remplacer les régimes arabes vacillants par différentes formules misant sur la Confrérie des Frères musulmans (vieille amie des services américains depuis le milieu des années 1950), il fallait surtout éviter qu'Oussama Ben Laden ne tente de récupérer la vague de protestation parcourant la Tunisie, l'Egypte, la Libye, la Syrie, Bahreïn, etc.
Ainsi, la Maison Blanche décida de mettre fin à la séquence Ben Laden avec d'autant plus d'empressement et de soulagement que le fils prodige de Bin-Laden-Group, premier groupe de travaux publics aux Proche et Moyen-Orient en connaissait un rayon sur la manière dont les services américains avaient armé, formé et renseigné les factions les plus radicales de la résistance afghane de 1979 jusqu'au retrait soviétique, dix ans plus tard [1]. « L'éventualité qu'un jour, Ben Laden puisse se mettre à table et décrire l'implication américaine dans l'émergence et une dispersion mondiale de l'islamisme radical armé empêchait de dormir nombre de hauts responsables militaires et politique américains », nous expliquait alors un responsable d'un service européen de renseignement.
Dans tous les cas de figures, la disparition d'Oussama Ben Laden ne marqua pas le moindre fléchissement du terrorisme islamique dans le monde. Tout au contraire... Le numéro deux de Ben Laden, le Frère musulman égyptien Ayman al-Zawahiri s'empressa de prendre la succession et de commanditer une série d'attentats et d'opérations au Pakistan, mais aussi dans plusieurs pays du Proche-Orient et du Maghreb.
L'opération « Kayla Muller »
Démocrates ou républicaines, les administrations américaines utilisent les mêmes recettes. Après la neutralisation de Baghdadi à Baricha, l'armée américaine a aussitôt diffusé les vidéos de l'opération. Le président Trump a annoncé lui-même la fin du chef terroriste avant de « tweeter » comme à son habitude...
Aux alentours de minuit, les villageois ont entendu plusieurs hélicoptères survoler les alentours. Puis des coups de feu ont déchiré la nuit pendant près de trois heures avant un bombardement aérien « spectaculaire » selon les témoins. Durant toute la durée de l'opération, Donald Trump et ses proches collaborateurs ont pu suivre en temps réel les commandos grâce à des caméras embarqués. L'opération a été baptisée « Kayal Muller », nom de l'employée d'une organisation humanitaire enlevée (avec James Foley, Steven Sotloff et Peter Kassig) et morte en Syrie entre 2014 et 2015. Selon des officiels américains, cette jeune femme aurait été violée à plusieurs reprises par Abou Bakr al-Baghdadi lui-même...
Durant l'opération, Baghdadi acculé a fait exploser une charge explosive qu'il portait sur lui. La détonation l'a tué sur le coup ainsi que deux enfants. Quatre femmes et un autre homme ont également péri. Les femmes, qui portaient des gilets explosifs, ont réagi « de manière menaçante » a précisé le Pentagone qui a diffusé une autre vidéo montrant des bombardements aériens sur un groupe de combattants non-identifié, tués sur le coup. Selon le service de presse de l'armée américaine, ils auraient ouvert le feu sur les hélicoptères du commando, avant de bombarder le site où vivait le chef de Dae'ch « pour éviter qu'une fois l'opération terminée, la maison ne devienne un lieu de pèlerinage... ». Comme celle d'Oussama Ben Laden, après authentification par analyse ADN, la dépouille de Baghdadi a été immergée en mer.
Après un tel barnum, on peut toujours proclamer - comme n'a pas manqué de le faire, à l'époque, George W. Bush après la disparition de la dépouille d'Oussama Ben Laden -, que « le job a été fait » et que la « Mission est accomplie » -, mais nul besoin d'être diplômé d'Harvard pour savoir que rien n'est réglé, et qu'au contraire les choses ne vont qu'empirer... Ce qui n'a pas manqué d'arriver, puisqu'après la Qaïda, on a eu Dae'ch et qu'après Dae'ch, il faut s'attendre à d'autres mauvaises surprises aux formes rhizomatiques, inédites et récurrentes...
Ce que les spécialistes appellent « la transformation de la menace », fluide, polymorphe et VUCA, acronyme de « Volatility, Uncertainty, Complexity et Ambiguity », concept inventé par l'Army War College américain pour décrire les nouvelles conditions résultant de la fin de la Guerre froide. Mais toutes les mises en scènes hollywoodiennes et les créations conceptuelles les plus pertinentes n'épuisent pas l'aveuglante évidence d'une réalité incompressible réalité : sans renouer avec la fable complotiste d'un grand Mamamouchi organisateur, l'épicentre principal du terrorisme islamiste nous ramène invariablement à Riyad, depuis le début des années 1970, depuis le premier choc pétrolier...
L'épicentre saoudien
Avec Alain Chouet [2] - ancien chef du service de renseignement de sécurité de la DGSE - notamment et quelques autres, l'auteur de ces lignes essaie d'expliquer depuis plusieurs décennies que l'épicentre de la menace du terrorisme islamiste contemporain ramène invariablement en Arabie saoudite2, proto-Etat familial voyou, corrompu et meurtrier. Un grand aîné nous avait précédé : le diplomate Jean Bressot qui avait signé une livre prémonitoire en 1995 sous le pseudonyme de Jean-Marie Foulquier : Arabie séoudite, dictature protégée aux éditions Albin Michel. Bien-sûr, le Quai d'Orsay s'était empressé de mettre ce porteur de vérité au placard...
On ne le répétera jamais assez : 15 des 17 pirates de l'air du 11 septembre 2001 étaient saoudiens ou d'origine saoudienne. On se souvient des images pleines d'explosions de joie dans les salons de Riyad et de Djeddah après la diffusion en directe de la séquence de l'effondrement des deux tours du World Trade Center et de l'une des rares réflexions éclairées de George W. Bush : « pourquoi nous haïssent-ils tant ? ».
Ayant participé à moult réunions, colloques et sommets anti-terroristes depuis les attentats du 11 septembre 2001, l'auteur de ces lignes a toujours répété les conclusions de plusieurs enquêtes menées avant et après l'attaque des Etats-Unis : les filières de financement, la circulation opaque de l'impôt religieux et les connexions internationales des ONGs humanitaro-religieuses de la monarchie wahhabite sont intactes. Elles continuent à fonctionner comme l'épicentre de l'expansion de l'Islam radical et du terrorisme islamiste actuel, aux Proche et Moyen-Orient, en Asie, en Afrique, en Europe et aussi en France.
On ne peut qu'être scandalisé d'entendre, tout récemment, le ministre de l'Education Jean-Michel Blanquer répondre à une journaliste réveillée qui lui demande pourquoi les écoles coraniques clandestines en France (plusieurs dizaines) ne sont pas fermées : « parce que nous ne disposons pas des moyens juridiques pour le faire... ». Vérifications faites : la plupart de ces établissements sont financés par des fondations, sociétés ou ONGs saoudiennes ayant pignon sur rue en France, en Grande Bretagne, en Belgique et en Allemagne !
Qu'ils se revendiquent de la Qaïda, de Dae'ch ou des Frères musulmans, les auteurs des attentats commis dans les pays arabes, en Asie, en Afrique (dans la bande sahélo-saharienne), en Europe et en France, sont - de manières différentes et à différents degrés - les porteurs et activistes d'une idéologie dont les centres de production, de reproduction et de diffusion sont installés en Arabie saoudite, au vu et au su de tout le monde, notamment des services de renseignement des pays européens, dont la France.
Dans la perquisition effectuée chez l'abruti de la Préfecture de police de Paris qui a tué quatre de ses collègues, les enquêteurs ont retrouvé de la littérature imprimée et diffusée par des sociétés saoudiennes, basées en Grande Bretagne. Incompressible conclusion : l'idéologie wahhabite - qui continue à régir toutes espèces d'activité en Arabie saoudite - proclame et commande la haine et la lutte contre les « infidèles ». Garantissant les fondements même de la dictature saoudienne, cette idéologie morbide et mortifère n'est ni amendable, ni réformable puisqu'elle assure - sous protection américaine - la reproduction dynastique des Saoud.
Remonter aux causes
Malgré les westerns qui racontent comment les sheriffs font la chasse aux Ben Laden et autres Baghdadi, malgré la personnalisation hollywoodienne dont certains chefs terroristes sont l'objet, malgré les vidéos d'opérations spéciales toutes plus spectaculaires les unes que les autres, la menace dure, perdure et se transforme. Il s'agirait peut-être, maintenant de remonter aux causes, comme dirait Spinoza, remonter aux causes pour comprendre ce dont on parle et comment y remédier... Répétons : les causes profondes du terrorisme islamiste actuel se situent au cœur même du fonctionnement de la dictature saoudienne envers laquelle il s'agirait - à tout le moins - de prendre quelques sanctions substantielles !
Diabolisé en Occident, le président syrien Bachar al-Assad partage cette analyse depuis longtemps. Le 21 octobre dernier, il répondait aux questions d'une journaliste de la chaîne publique de la télévision syrienne : « Baghdadi représente Dae'ch, et Dae'ch représente un type de doctrine, qui est la doctrine extrémiste wahhabite. Ce type de pensée a plus de deux siècles. Tant que cette pensée sera vivante et n'aura pas reculé, cela signifie que la mort de Baghdadi, voire la disparition de Dae'ch dans sa totalité, n'aura aucun effet sur cette pensée extrémiste. Voilà pour ce qui concerne l'idéologie. En ce qui concerne Baghdadi en tant qu'individu, il est notoire qu'il se trouvait dans les prisons américaines en Irak et qu'ils l'ont laissé sortir pour jouer ce rôle. Il s'agit donc d'un simple instrument qui pourrait être remplacé à tout moment. A-t-il vraiment été tué ? A-t-il été tué, mais par une méthode différente, de manière très ordinaire ? A-t-il été kidnappé ? A-t-il été caché ? Ou a-t-il été enlevé et son visage a-t-il été modifié par chirurgie ? Dieu seul le sait. La politique américaine n'est pas différente d'Hollywood ; elle repose sur l'imagination, la fiction. Pas même la science-fiction, juste la simple imagination (sans le moindre élément scientifique ou rationnel). Vous pouvez transposer la politique américaine dans le cinéma d'Hollywood, et vous pouvez transposer Hollywood dans la politique américaine. Je crois que tout ce qui concerne cette opération est une mystification énorme. Baghdadi sera recréé sous un nom différent, avec un individu différent, ou peut-être même que Dae'ch dans son intégralité sera reproduit si nécessaire sous un nom différent, mais avec la même idéologie et le même but. Le directeur de l'ensemble du scénario restera le même : les Américains... ».
Mais si Bachar al-Assad prétend que le ciel est bleu, nos élites politico-médiatiques auront à cœur de rectifier pour affirmer qu'il est jaune !
Extra-territorialité du « crime » américain
Dans les colonnes de prochetmoyen-orient.ch, nous avons parlé à de nombreuses reprises de l'extra-territorialité du « droit » américain, de ces abus de droit qui permettent à l'hyper-puissance américaine de verbaliser sociétés, grandes banques et particuliers dès lors qu'ils opèrent des transactions en dollars. Washington se permet ainsi d'infliger amendes, sanctions économiques et embargos contre une cinquantaine d'Etats dans le monde, à l'encontre de plusieurs centaines de sociétés et de plusieurs milliers de personnes privées. A sa guise, Washington continue à émettre normes, réglementations et procédures de répression à sa guise et à celle de ses intérêts particuliers, proclamés comme universels. Selon l'idéologie des dissidents religieux anglais du Mayflower [3] - les Pilgrim Fathers -, ce qui est bon pour les Etats-Unis le serait pour l'ensemble des habitants de la planète, parce que Dieu l'aurait voulu ainsi... Quelques siècles plus tard, cela donne les Evangélistes - qui représentent 25% de l'électorat de Donald Trump - fascinés par les fondamentalismes juif et musulmans !
En vertu de cette logique des « ennemis complémentaires », et bien que Donald Trump s'en défende, les Etats-Unis continuent à jouer au gendarme du monde en fonction de leurs intérêts propres. En dernière instance, le plus navrant dans ce dernier « assassinat ciblé » est de voir les Etats-Unis intervenir n'importe où et n'importe comment, en flagrante violation de toutes espèces de législation internationale. Sans être nostalgique des Saddam Hussein, Mouammar Kadhafi, Oussama Ben Laden et Abou Bakr al-Baghdadi, force est de constater que leur disparition n'a pas rendu le monde meilleur.
Toute la question de l'élimination de ces tristes personnages réside dans la manière : des procédures d'exception qui transgressent, violent et foulent aux pieds les principes mêmes des « démocraties occidentales » toujours enclines à donner des leçons de savoir vivre politique au monde entier...
La déglingue du monde actuel est un procès sans sujet. Héros et anti-héros y jouent des rôles de composition, en surface et de manière éphémère, sans véritable peser sur les mécanismes profonds qui déterminent l'évolution des choses. C'est, bien évidemment, sur ces mécanismes de fond qu'il faudrait pouvoir intervenir, afin de transformer, sinon de réguler les délires de la mondialisation contemporaine.
Richard Labévière
Photo tirée du film de Hollywood sur la capture de Ben Laden Zero Dark Thirty
Notes et références :
[1] A ce sujet, il faut se rapporter au petit livre de l'écrivaine indienne Arundhati Roy : Ben Laden, secret de famille de l'Amérique. Editions Gallimard, novembre 2001.
[2] Richard Labévière : Les dollars de la terreur. Editions Grasset, janvier 1998. Oussama Ben Laden ou le meurtre du père - Arabie saoudite, Pakistan, Etats-Unis. Editions Pierre-Marcel Favre, 2002. Les Coulisses de la terreur. Editions Grasset, avril 2003. Vérités et mythologies du 11 septembre. Nouveau-Monde Editions, septembre 2011.
[3] Le Mayflower est un vaisseau marchand de 90 pieds (27,4 mètres) et 180 tonneaux du XVIIème siècle qui partit de Plymouth en 1620. Ses passagers furent à l'origine de la fondation de la colonie de Plymouth, dans le Massachusetts, ouvrant ainsi l'épopée sanglante de la création des Etats-Unis d'Amérique.