09/02/2020 reseauinternational.net  9 min #168754

La guerre de Staline contre ses propres troupes (1/2)

La guerre de Staline contre ses propres troupes (3/3)

Mais pour l'heure, les prisonniers de guerre eux-mêmes n'en avaient pas conscience. L'avenir était devant eux. La gueule de bois post libération s'installerait un peu plus tard, que ce soit pour ceux qui avaient réussi à s'échapper des camps (500 000 en 1944 selon une estimation du ministre allemand de l'armement, Albert Speer), que pour ceux qui ont été libérés par l'Armée Rouge et qui ont de nouveau combattu dans ses rangs (plus d'un million d'hommes du rang et d'officier).

Pendant longtemps nous avons avalé toute la propagande humanitaire du printemps 1945 qui voyait nos formidables maréchaux ordonner qu'on distribue du lait pour les enfants de Berlin et qu'on donne à manger aux personnes âgées. Pour nous, c'était étrange de lire ces informations tout en mâchant du seigle bouilli à la place du pain et en mangeant de la soupe à base de viande de chien (ce n'est que peu avant sa mort que notre grand-mère confessa qu'elle avait tué des chiens pour nous empêcher de mourir de faim).

À lire ces ordres, j'en avais les larmes aux yeux : comme c'était noble de penser ainsi et de se montrer si inquiet du sort du peuple allemand. Mais qui savait que dans le même temps, nos maréchaux recevaient des ordres tout différents du Kremlin en ce qui concernait leur propre peuple ?

Aux commandants des troupes du premier et second front de Biélorussie et du premier, second, troisième et quatrième front d'Ukraine... [Un Front russe est un groupe d'armées autonome, il dispose de tout, avions, chars, artillerie, en langage courant, c'est un rouleau compresseur russe]

Le conseil militaire des fronts devra établir des camps à l'arrière des zones sous sa responsabilité pour héberger les anciens prisonniers de guerre et les citoyens soviétiques rapatriés, des camps de 10 000 places chaque. Au total, il faudra prévoir 15 camps pour le second front de Biélorussie et 30 pour le premier. Au premier front d'Ukraine, il en faudra 30, 5 au quatrième, 10 au second et 10 au troisième...

Le contrôle des anciens prisonniers de guerre et des rapatriés devra être confié, pour les premiers, au service du contre-espionnage du SMERCH, pour les seconds aux commissions du NKVD, NKGB et du SMERCH.

Staline

J'ai téléphoné au colonel-général Dmitri Volkogonov, chef de l'institut d'histoire militaire du ministère de la défense [et auteur du Staline: Triomphe et Tragédie] :

« Où avez-vous déniché cet ordre ? Le comité de la sécurité d'État et le ministère de l'intérieur m'ont dit qu'ils n'avaient rien qui y ressemble».

« L'ordre lui-même est tiré des archives personnelles de Staline. Les camps ont réellement existé, ce qui signifie qu'il y a aussi des documents desquels on peut tout savoir : qui, où, comment ils étaient nourris, ce qu'ils pensaient. Selon toute vraisemblance ces documents sont archivés au ministère de l'intérieur : les convois de troupes étaient de leur responsabilité, cela incluait l'administration des affaires des anciens prisonniers de guerre. Faites des recherches.

Alors j'ai cherché. Le major-général Pyotr Mishchenkov, le premier chef adjoint de ce qui est de nos jours « l'Administration Principale des Affaires Correctionnelles » (GUID) au ministère des affaires intérieures d'URSS était sincèrement surpris : « C'est bien la première fois que j'en entends parler, j'aimerais pouvoir vous aider mais je ne vois pas comment. Je sais qu'il y avait une colonie dans le district de Chunsky de la région d'Irkoutsk. Les gens y étaient envoyés après avoir subi un contrôle dans les camps de tri dont il est fait état dans l'ordre de Staline. Ils étaient tous condamnés au titre de l'article 58, haute trahison. »

Une colonie... Où sont les autres, qu'est-il arrivé aux internés ? Après tout, il y avait une centaine de camps en service. Tout ce que j'ai pu trouver, c'est qu'au 1er octobre 1945, ils avaient « filtré » 5 200 000 citoyens soviétiques : 2 034 000 avaient été remis par les Alliés, soit 98% de ceux qui se trouvaient dans les zones d'occupation de l'Ouest en Allemagne, principalement des prisonniers de guerre. Combien sont rentrés à la maison ? Et combien se sont retrouvés, en application de l'ordre n°270 dans des camps de concentration soviétiques ? Je n'ai pas de documentation authentique en ma possession. Toujours des estimations occidentales et quelques témoignages oculaires.

J'ai parlé à un de ces témoins qui avait été à Kolyma [La Kolyma est une région de l'Extrême-Orient russe devenue un centre majeur d'extraction minière au cours du XXᵉ siècle grâce au travail forcé]. Un ancien « traître à la Patrie », mais ce Viktor Masol, comptable général des mines d'or du Srednekan, m'a expliqué comme en juin 1942, dans les steppes du Don, après la catastrophe de Kharkov, affamés et sans armes, en loques, les hommes de l'Armée rouge avaient été rassemblés en troupeau comme des moutons par les panzers évoluant dans la multitude. Des véhicules de transport les ont emmenés en Allemagne où il a produit du ciment pour le Reich pour, trois années plus tard, être de nouveau embarqué dans des véhicules de transport qui lui ont fait, cette fois, traverser toute l'Union soviétique vers le Pacifique. Dans le port de Vanino, on les a entassés dans les cales du Félix Dzerjinski [nom de du fondateur de la police secrète soviétique], un vapeur anciennement nommé le Nikolaï Lejov du nom d'un ancien Commissaire du peuple aux affaires intérieures [c'est-à-dire, du NKVD, la police secrète], cap vers Magadan. Durant la semaine de traversée, on leur a donné à manger, une seule fois, de la farine grise mélangée à de l'eau bouillante dans des tonneaux qu'on a descendus dans la cale par la trappe. Et eux, en se brûlant les mains et en se bousculant, se saisissaient de cette mixture et l'avalaient en s'étouffant à moitié : la faim les rendait fous pour la plupart. Ceux qui mouraient lors du trajet étaient jetés par-dessus bord dans la baie de Nagaïev, ceux qui avaient survécu, après une marche dans la taïga, se sont, de nouveau, retrouvés derrière des barbelés, ceux de leur pays natal.

Seuls quelques-uns ont survécu et ont pu rentrer. Mais ils étaient comme des lépreux, des proscrits. Combien de fois ont-ils entendu : « une bonne balle dans la nuque... »

Dans les années 40 et 50, bien des anciens prisonniers de guerre y ont pensé à cette balle. Quand le bureau de la milice leur rappelait « qu'ils avaient deux jours de retard » (tous les prisonniers de guerre apparaissaient sur un registre spécial et ils devaient se présenter à des jours précis), et quand on leur disait : « Fermez-la, vous vous l'êtes coulée douce en captivité chez la vermine fasciste... »

Et ils se la fermaient.

En 1956, après le rapport Khrouchtchev, il est devenu possible de parler de Staline. Les anciens prisonniers de guerre n'étaient plus automatiquement considérés comme des ennemis du peuple, on n'allait toutefois pas jusqu'à les considérer comme des défenseurs de la Patrie. Ils étaient dans un entre-deux. En théorie, ils étaient redevenus des citoyens normaux, dans la vie, ce n'était pas la même chose.

Il y a deux ans, à la veille du jour de la victoire, j'ai interviewé le colonel-général Alexeï Zheltov, président du comité des anciens combattants. Comme il seyait à cette occasion, il me parlait la larme à l'œil du jour sacré, d'un soldat soviétique l'accordéon à la main dans les rues de Vienne au printemps. Et là, je n'ai pas pu m'empêcher, je lui ai demandé : « et les anciens prisonniers de guerre, est-ce que ce sont des anciens combattants ? ».

« Non, ce ne sont pas des anciens combattants. Vous n'avez rien d'autre à écrire ? Voyez tous les vrais soldats qui sont là... »

S'il n'y avait qu'un vieux de la vieille comme Alexeï Zheltov, pour penser comme ça, ça pourrait encore aller. Le problème, c'est que cette philosophie est partagée par une majorité de galonnés, qu'ils soient à la retraite depuis longtemps, ou qu'ils soient encore en service actif. Cela fait 40 ans que nous sommes « orphelins » du « petit père des peuples », mais nous reverrons toujours ses ordres, parfois sans même nous en rendre compte.

Paradoxalement, le sang s'est révélé un parfait agent conservateur de la morale stalinienne, le passage de plusieurs générations n'a pas pu la faire disparaître, elle est tenace et parfois même, elle triomphe. Essayez de soulever la question des anciens prisonniers de guerre (plus d'une fois je l'ai vu faire, je sais de quoi je parle), la réaction est toujours la même, mieux vaut parler d'autre chose. Et si vous ne suivez pas le conseil, ça peut s'envenimer sérieusement : « je ne vous permets pas ! »

À qui s'adresser ? Au gouvernement ou au soviet suprême ? À quelle porte du Kremlin frapper pour exiger que la dignité de soldat soit rendue aux anciens prisonniers de guerre et que leurs noms soient restaurés dans l'honneur ? Supposons qu'on vous ouvre. On vous demandera : de quoi vous plaignez-vous, contre quelle résolution vous insurgez-vous ? Oh, il ne s'agit pas d'une résolution, vous vous inquiétez du passé ? Quelle drôle d'idée....

Mais la drôle d'idée, c'est que nous avons encore de vrais soldats, de vrais héros et de vrais citoyens, ce qui veut dire qu'il y en a qui ne le sont pas. Encore de nos jours, notre vie est comme une ligne de front : par habitude, nous continuons de mettre les gens dans les mêmes cases. On a l'impression qu'il n'y a plus d'ordre n° 270, tout se passe comme s'il n'y avait plus rien à abattre, et pourtant, ce qui était noir ne pas espérer devenir mieux que gris, blanc, jamais.

C'est le 9 mai, tout le pays pleure et se réjouit. Les vétérans plastronnent et le vin coule à flots en souvenir des camarades. Mais même dans ces cercles, un ancien prisonnier de guerre sera toujours le dernier à lever son verre et le dernier à prendre la parole.

Que peut-on y faire ? Comment se débarrasser du carcan stalinien ?

Yuri Teplyakov

---------- À propos de l'auteur : Yuri Teplyakov, né en 1937, a suivi des études de journalisme à l'université d'État de Moscou. Il a travaillé pour des quotidiens moscovites tels que Izvestia et Komsomolskaya Pravda ainsi que pour l'agence de presse APN. De 1980 à 1993, il a travaillé à l'hebdomadaire Moscow News. Pour la rédaction de cet article, il exprime ses remerciements à Mikhail Semiryaga, docteur en histoire, « Qui m'a fourni une documentation considérable qu'il avait tiré des archives allemandes. Quant aux documents sur les camps de tri soviétiques, je vais poursuivre mes recherches ». Cet article est originellement paru en 1990 dans le n° 19 du Moscow News, et a été republié dans The Journal of Historical Review, dans le numéro du juillet-août 1994 (Vol. 14, No. 4), pages 4-10.

Article original en anglais sur le site de l'iHR :  ihr.org

Traduction : Francis Goumain

source: jeune-nation.com

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