22/02/2020 entelekheia.fr  6 min #169358

L'armée syrienne poursuit la reconquête d'Idleb malgré les menaces de la Turquie

Syrie : Poutine tente de mettre une cagoule sur le faucon turc

Par Pepe Escobar
Paru sur  Asia Times sous le titre Putin keen to cool Turkish hawk down

Idlib est le baroud de déshonneur d'Erdogan, mais le combat dépasse de loin la Syrie - il est en train de muter en une nouvelle guerre par procuration entre l'Otan et la Russie.

Ce satané « régime d'Assad » ne veut tout simplement pas disparaître. Selon la dernière trouvaille de la propagande occidentale sur la Syrie, le régime est sur le point de « massacrer » plus de 900.000 personnes fuyant les zones encore en conflit de la campagne des provinces d'Idlib et d'Alep.

Le contexte, comme toujours, est absent. Les foules de fuyards - essentiellement des sunnites conservateurs - vivaient dans ces zones sous le joug de myriades d'avatars d'Al-Qaïda en Syrie. Soit ils les ont soutenus, soit ils ont fait de leur mieux pour survivre, soit ils savent maintenant avec certitude que l'offensive de l'Armée arabe syrienne (AAS) est concrète et que tous les refuges des djihadistes, protégés ou non par des boucliers humains, seront bombardés.

L'histoire la plus pertinente, une fois de plus, tient à ce que le sultan Erdogan veut. Ankara et Moscou - partenaires dans le processus d'Astana qui, théoriquement, doit ouvrir la voie à la paix en Syrie - sont à la croisée des chemins. Il y a eu de longues discussions en début de semaine, et un appel téléphonique important entre Erdogan et Poutine dans la nuit de vendredi. Impasse - ils semblent n'avoir accepté que d' « intensifier leurs contacts ».

Ankara « n'accepte pas officiellement la carte de désescalade » proposée par Moscou. Le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, souligne que c'est la même carte [qui avait précédemment été acceptée par Erdogan, NdT] : il n'y a pas eu de demandes supplémentaires. Mais Erdogan menace, de manière impulsive, d'un remix du « Bouclier de l'Euphrate » et du « Printemps de la paix », c'est-à-dire d'envahir Idlib « à tout moment ».

Moscou, au bord de l'exaspération, est à deux doigts de lui remonter les bretelles pour de bon.

Idlib est la dernière carte d'Ankara, si elle veut avoir quelque chose à négocier dans le cadre du processus de paix en Syrie. Erdogan et ses conseillers devraient savoir, s'ils étaient réalistes, que les parties nord et ouest d'Alep sont de nouveau fermement sous le contrôle de Damas.

L'armée turque se trouve principalement dans la campagne à l'est de la ville d'Idlib, et dans une ville appelée Atarib. Les vrais combats sur le terrain à Idlib ne sont pas menés par des soldats turcs - mais à plus de 80% par les nébuleuses de milices jihadistes et proto-jihadistes que l'Occident aime à qualifier de « rebelles » ; Hayat Tahrir al-Sham (HTS, alias Al-Qaida en Syrie), le Parti islamique du Turkestan et d'autres formations plus réduites.

Ankara voudrait faire croire que ces unités « rebelles » seront dissoutes une fois qu'il y aura un règlement politique. Mais c'est absurde. Le gouvernement turc s'attend à ce que les gens croient qu'un jour, ces dizaines de milliers de « rebelles » sont armés et que le lendemain, ils vont tout laisser tomber, rentrer chez eux et ouvrir un stand de kebabs ?

Un 'aimant à terroristes'

Washington, du moins officiellement, n'enverra pas de troupes américaines pour aider son « allié de l'OTAN ». Pourtant, Ankara compte bien obtenir des renseignements et des armes supplémentaires de sa part. Erdogan veut que des missiles Patriot soient installés à Hatay, près de la frontière. Si cela devait arriver, le Pentagone ne les livrerait pas directement : il passerait par des membres de l'OTAN.

La géopolitique qui sous-tend Idlib est claire comme de l'eau de roche. Cela va bien au-delà d'Ankara contre Damas ; cela se dessine, de façon inquiétante, comme une énième guerre par procuration entre l'OTAN et la Russie, avec Erdogan en figure de proue.

Même le Pentagone a laissé échapper, par inadvertance, qu'Idlib est un  « aimant à terroristes ». Mais du point de vue de Washington, cela reste une aubaine. Tout faux pas sérieux sera le bienvenu s'il fait échouer l'entente turco-russe, qui a été minutieusement reconstruite par les deux parties après qu'un avion russe Sukhoï ait été abattu, fin 2015.

Moscou n'est pas dupe de la folie d'Erdogan. Les Russes ont dit haut et fort qu'aucune aventure militaire turque ne sera tolérée. C'est comme si Erdogan, noyé dans le désespoir, ignorait le fait que cela lancerait tout le monde dans l'imprévisible territoire d'un conflit Russie contre OTAN. Mais Erdogan, au moins, est en train de recevoir des alertes rouges de la part d'experts en relations internationales, qui voient le danger d'une guerre par procuration menée par Ankara en Syrie au nom de Washington.

Les motivations de l'OTAN sont, en fait, encore beaucoup plus confuses. Selon des sources diplomatiques à Bruxelles, la nouvelle offensive de l'OTAN vise à s'ingérer profondément en Irak et en Jordanie afin d'empêcher tout résolution de la situation en Syrie.

Pour compliquer les choses, un nouveau rapport de la RAND Corporation intitulé  Turkey's Nationalist Course a caressé d'innombrables dos à rebrousse-poil à Ankara et à Istanbul, en suggérant la possibilité d'un nouveau coup d'État militaire en Turquie, après l'aventure ratée de 2016.

Il peut s'agir d'un vœu pieux, ou d'une « recommandation » de l'État profond. Les deux scénarios sont plausibles. Il est facile d'imaginer les nuits d'insomnie en série d'Erdogan, alors qu'il essaie de découvrir où sont ses vrais amis.

Comme si tout cela n'était pas assez chaotique, les relations entre l'OTAN et la Russie restent glaciales. Il y a une semaine, le ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov a rencontré à Munich le secrétaire général de l'OTAN, l'insignifiant Jens Stoltenberg. Au sein du Conseil Russie-OTAN, aucune communication au niveau militaire n'est en vue, seulement politique. Moscou ne cesse de souligner le manque presque total de confiance entre les deux parties - ce qui ne peut que conduire à de dangereuses escalades, y compris en Syrie.

Il n'y a pas d'autre solution possible pour Idlib que d'y tailler une sorte de sphère d'influence pour la Turquie qui soit acceptable pour Erdogan, près de la frontière. Mais la perdante serait alors Damas, qui est maintenant partie pour récupérer sa souveraineté territoriale - quoi qu'il en coûte. Mais, encore une fois, la clé est de savoir ce qu'il faudra à la Russie pour enfin mettre une cagoule sur le faucon turc.

Traduction Entelekheia

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