par Thomas Cantaloube 23 mars 2020
Loin des annonces de certains gros industriels, l'Atelier Tuffery s'est lancé bénévolement dans la confection de masques pour pallier aux défaillances d'approvisionnement. Une décision conforme aux valeurs défendues par la PME : production éthique et locale, respectueuse de l'environnement.
Tout a commencé par une réunion d'équipe le matin du 16 mars, premier jour de fermeture des écoles, quelques heures avant que le président de la République n'annonce le confinement généralisé. À l'Atelier Tuffery, à Florac en Lozère, une question unique surgit dans la bouche des seize employés : « Comment nous rendre utile ? » Avant que chacun ne regagne son domicile pour farder leurs enfants ou se confiner par précaution, ils prennent une décision, répondant à la question qu'ils se sont eux-mêmes posés : celle de fabriquer des masques qui manquent cruellement dans l'Hexagone en cette période de pandémie.
Cinq jours plus tard, Julien, le patron, croule sous les coups de téléphone et les commandes. Non seulement celles de son activité ordinaire, la fabrication de jeans, mais aussi de cette opération improvisée consistant à fournir les maisons de santé, les centres médico-sociaux, les commerçants, ou les Ehpad de la région en masques de protection : « Nous en avons confectionné entre 1000 et 1500 en quelques jours, mais si on avait pu en produire 10 000, ils seraient tous partis », raconte-t-il.
Si la marque Tuffery ne fait pas partie de ces « brands » à la mode ou reconnues dans toutes les cours de récréation, elle est une petite légende locale. En 1892, Célestin Tuffery ouvre à Florac son premier atelier de confection pour fabriquer des vêtements de travail solides, teints à l'indigo. Son fils poursuit l'activité et l'améliore, développant la plus ancienne fabrique de jeans en France. Dans les années 1960 et 1970, la petite manufacture, devenue Tuff's, se positionne sur le marché du denim, ce tissu qui sert à la confection des jeans (contraction de « de Nîmes »), curieusement revenu des États-Unis. Elle connaît alors son apogée, employant une quarantaine de couturiers.ères et fabriquant 500 jeans par jour.
Dans les années 1980, la désindustrialisation et la délocalisation frappent de plein fouet l'entreprise. Pourtant, trois frères Tuffery, les petits enfants de Célestin, poursuivent l'activité de manière quasi-confidentielle dans le but de préserver le savoir-faire familial. Ils sont les derniers fabricants de jeans français encore en activité. Au début des années 2010, l'âge de la retraite arrivant, ils s'apprêtent à vendre. L'acheteur potentiel ne fait pas mystère : il va tout emmener, la marque, les patrons de confection, les machines, au Maghreb. C'est moins cher, évidemment.
Pas question de faire un quelconque profit sur cette production exceptionnelle
C'est alors que Julien, quatrième génération Tuffery, à qui l'on n'avait cessé de répéter durant sa jeunesse « si tu bosses mal à l'école, tu fabriqueras des jeans », décide de reprendre l'affaire familiale. Il a pourtant bien travaillé, diplôme d'ingénieur en poche, tout comme son épouse Myriam, avec laquelle il décide de relancer les machines. Ils reviennent au nom originel, Atelier Tuffery, basculent sur Internet en vente directe, développent les matières bio, équitables et en circuit court. Et c'est le succès. À leur petite échelle, certes, mais le succès quand même. Seize employés, de 60 à 90 jeans par jour, et un carnet de commande rempli. Même l'épidémie du coronavirus n'a pas ralenti le rythme des achats, puisqu'ils se font en ligne.
Julien Tuffery l'admet sans détour : « Tout ce qui faisait de nous des ploucs, la Lozère, la production locale, les matières nobles, le fait-main, est devenu tendance. Nous avons clairement surfé sur cette vague. » Mais ils l'ont fait à leur manière, en développant une filière avec des partenaires régionaux ou encore en instaurant une formation interne de quatorze mois leur permettant de recruter n'importe quel postulant : « Les mains qui fabriquent sont les mains qui vendent », clame-t-il avec fierté. C'est cette approche de leur métier et de leur rôle social qui a décidé Julien, Myriam et le reste des salariés, dans cette période de crise pandémique, à produire ces fameux masques que les gouvernements français successifs n'ont pas su ou pas voulu stocker (lire notre enquête sur ce sujet).
Ils l'ont fait de leur propre initiative, sans demande ni réquisition gouvernementale, sans communication comme certaines multinationales, juste « pour aider », comme ils disent. Ce 20 mars en fin de journée, c'est Jean-Jacques Tuffery, 72 ans dont 57 consacrés à son métier de tailleur, qui est derrière la machine à coudre pour assembler des masques en utilisant la même toile de coton qui sert aux jeans maison. Il prévient d'emblée : « Ce sont de simples pièces qui ne sont évidemment pas homologuées, mais nous avons pensé que, dans la pénurie actuelle, c'était mieux que rien. »
Pour eux, il n'est évidemment pas question de faire un quelconque profit sur cette production exceptionnelle : tous les masques sont donnés à ceux qui en font la demande et il n'est nulle part fait mention de leur origine. Il n'y a pas de « branding » Tuffery ni de plan de communication, comme ont pu le faire certains gros industriels avec du gel hydroalcoolique ou l'achat de masques en Chine. Julien est d'ailleurs inquiet : il a besoin de se réapprovisionner en toile pour pouvoir continuer à produire ces masques. Comme tous les Français, il ne sait pas combien de temps la crise va durer, mais lui a décidé qu'il continuerait d'être sur le pont, « pour se rendre utile ».
Thomas Cantaloube (texte et photos)
En Une : Myriam et Julien Tuffery, qui ont repris l'entreprise familiale en 2014 afin de perpétuer le savoir-faire séculaire