24/03/2020 bastamag.net  6min #170902

 78 % des soignants déclarent manquer de masques Ffp2 : la France n'a pas de stocks d'État !

« Masques périmés, blouses dépareillées récupérées, demi-dose de gel, l'ambiance au cabinet est lunaire »

par  Une jeune médecin 24 mars 2020

Voici le témoignage d'une jeune médecin en dernière année d'internat à Abbeville (Somme). Elle relate son quotidien dans un cabinet de médecin généraliste confronté à la pénurie de matériel de protection. Sa colère aussi, face à l'incohérence des mesures prises par le gouvernement et aux comportements égoïstes.

Les grands médias publient tous leurs journaux de confinement. Mon dieu. On lit l'enfer de devoir cacher sa voiture immatriculée 75 dans le petit village où l'on est parti se confiner, et propager ses miasmes, la difficulté à réveiller les ados avant 10h du matin dans leur maison de vacances, tous ces gens avec des résidences secondaires, des jobs tellement indispensables qu'ils peuvent quitter Paris et télétravailler, et se plaindre, c'est à vomir. Je rêverai de n'avoir qu'à rester chez moi, rien d'autre à penser que la prochaine série Netflix, des bouquins, mon chat, mon canap, organiser un seul plein de courses pour la semaine... Vos plaintes de privilégiés confinés au bord de la mer sont honteuses.

Je suis interne de médecine générale et dans 6 mois, j'aurai fini ma neuvième et dernière année d'études. Bébé médecin et déjà confrontée à une crise sans précédant. Nous étions à la montagne avec ma famille. Nous aurions pu rester cachés, dans un chalet, à se balader en montagne, confinés ensembles. Nous sommes remontés dans le nord pour faire notre part, parce que nous sommes avant tout des soignants. Des soignants en première ligne. Sans masque, sans protection, sans directives claires pour protéger la population, avec ce maintien ridicule des élections municipales, avec l'absence de confinement clair, avec les entreprises non indispensables qui continuent d'exploiter leurs salariés pendant que les cadre sup' parisiens ont le temps de s'organiser pour rejoindre leurs résidences secondaires.

« Pas de surblouse disponibles, pas de masques, pas de solution hydroalcoolique, alors qu'ils ont inondé les bureaux de vote »

Mon père est médecin généraliste. Il travaille avec des masques millésimés « Bachelot » périmés depuis 2011 : l'élastique est fragilisé, et les masques initialement chargés négativement pour repousser les virus ne repoussent plus grand chose. Pas de surblouse disponibles, pas de masques, pas de solution hydroalcooliques disponibles, alors qu'ils ont inondé les bureaux de vote, que quotidiennement des gens se baladent avec des FFP (pour filtering facepiece, masque filtrant) mis n'importe comment.

Ayant une licence de remplacement je remplace mon conjoint, confiné en attente du résultat de son test, lui aussi médecin généraliste. Dans notre cabinet, nous bénéficions d'une boite de masque FFP3 fournis par une IDE [pour infirmier.ère diplômé.e d'Etat] libérale du coin, 50 pour 6 médecins. Des surblouses sont en commande. 50 aussi, que l'on devrait changer à chaque patient, ce qu'on ne pourra pas faire. On attend toujours les stocks promis. Les patients attendent sur le parking, à un mètre de distance les uns des autres. On les fait rentrer dans le cabinet, se laver les mains au SHA, mais une demie dose parce qu'après il n'y en aura plus. On a tenu 3 jours, plus de solution hydroalcoolique, on les fait rentrer sans leur laver les mains, sans qu'ils ne touchent à quoi que ce soit. Ils sortent par l'arrière du cabinet.

« La peur de mal suivre les patients chroniques à cause de cette crise »

Masques, lunettes, blouses dépareillées récupérées lors de nos précédents stages à l'hôpital, l'ambiance au cabinet est lunaire. Le téléphone sonne toutes les minutes, des patients qu'ils faut rassurer, des arrêts de travail à faire, des ordonnances à faxer, de la télémédecine si dure à mettre en place quand on a été formée à mettre « les mains sur le patients », la peur de passer à côté d'une autre pathologie, la peur de mal suivre les patients chroniques à cause de cette crise, de la mortalité qui va là aussi en découler : le Covid n'a pas fait disparaître les autres problèmes de santé. Le fax surchauffe, on demande aux gens de patienter pour leurs ordonnances. Et en face du cabinet, la station de lavage de voiture qui ne désemplit pas me donne envie de hurler ou de pleurer.

19h, je rentre chez moi. On a fait un sas de décontamination, on lave toutes les fringues à 60, on fait sécher les masques pour les remettre demain, ces masques à jeter toutes les 3 heures... Le portable ne cesse de vibrer lui aussi. Les groupes whatsapp de médecins s'organisent. On se donne les infos que l'on n'a pas par les canaux officiels. On demande des avis au « spés » [spécialiste d'une pathologie, ndlr]. Tout le monde est sur le pied de guerre, a annulé tout son programme, se rend disponible pour aider. Untel a 15 masques à partager. Un pharmacien annonce qu'il a enfin du gel hydroalcoolique. Le pneumologue annonce les conduites à tenir, les symptômes les plus spécifiques. Les copines soignantes aussi font vibrer le téléphone. On demande à celle enceinte et médecin de télé-consulter.

« J'ai peur pour mon père, mon conjoint, mes proches. Pour moi aussi. »

Dans un hôpital périphérique, une autre nous raconte les décès suspects de Covid, non réanimatoires. Elle a de la fièvre d'ailleurs, comme la moitié de son service mais elle bosse quand même. On s'inquiète. Finalement elle est testée, Covid +. On s'inquiète et on s'envoie des photos de chats. On reçoit des mails de la fac, du CHU, des autres internes débordés : venez aider au CHU, on double les lignes de gardes, venez réguler au Samu, venez aider en service Covid, venez en periph' on se noie.

Nos stages sont prolongés d'un mois pour ne pas changer de service pendant la crise, nos thèses et mémoires reportés. On nous dit de faire attention à nous, le respect du temps de travail, nos supposées 48h hebdomadaires, déjà qu'en temps normal on s'assied dessus, alors là. Je vais réguler au Samu, reprendre des gardes dans mon hôpital de périphérie. On s'organise. On a la boule au ventre, je n'arrive pas à lâcher mon téléphone, ce flux d'informations continues, angoissantes mais addictives : comment faire les arrêts de travail, pour qui, quels signes sont inquiétants, quelles prises en charges, les copains à Mulhouse qui nous décrivent l'enfer qui va arriver ici d'ici 15 jours. J'ai peur pour mon père, mon conjoint, mes proches. Pour moi aussi, alors que, si je n'ai pas forcément toujours eu envie d'aller bosser, je n'ai jamais eu peur.

Vendredi. C'est enfin calme. Je n'ai vu que 5 patients cet après-midi. Ce moment où la mer se retire, où la plage n'a jamais été aussi calme, avant le Tsunami.

Une jeune médecin à Abbeville.

Photo de une : Francisco Àvia_Hospital Clínic / CC  FlickR

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